Les Travailleurs de la mer/Partie 3 Livre 1

De Rich Annotator System

Victor Hugo
Les Travailleurs de la mer
Émile Testard, 1892 (Tome II, p. 245-278).
TROISIÈME PARTIE. Livre I

LIVRE PREMIER

NUIT ET LUNE

I

LA CLOCHE DU PORT

Le Saint-Sampson d’aujourd’hui est presque une ville ; le Saint-Sampson d’il y a quarante ans était presque un village.

Le printemps venu et les veillées d’hiver finies, on y faisait les soirées courtes, on se mettait au lit dès la nuit tombée. Saint-Sampson était une ancienne paroisse de couvre-feu ayant conservé l’habitude de souffler de bonne heure sa chandelle. On s’y couchait et on s’y levait avec le jour. Ces vieux villages normands sont volontiers poulaillers.

Disons en outre que Saint-Sampson, à part quelques riches familles bourgeoises, est une population de carriers et de charpentiers. Le port est un port de radoub. Tout le jour on extrait des pierres ou l’on façonne des madriers ; ici le pic, là le marteau. Maniement perpétuel du bois de chêne et du granit. Le soir on tombe de fatigue et l’on dort comme des plombs. Les rudes travaux font les durs sommeils.

Un soir du commencement de mai, après avoir, pendant quelques instants, regardé le croissant de la lune dans les arbres et écouté le pas de Déruchette se promenant seule, au frais de la nuit, dans le jardin des Bravées, mess Lethierry était rentré dans sa chambre située sur le port et s’était couché. Douce et Grâce étaient au lit. Excepté Déruchette, tout dormait dans la maison. Tout dormait aussi dans Saint-Sampson. Portes et volets étaient partout fermés. Aucune allée et venue dans les rues. Quelques rares lumières, pareilles à des clignements d’yeux qui vont s’éteindre, rougissaient çà et là des lucarnes sur les toits, annonce du coucher des domestiques. Il y avait un certain temps déjà que neuf heures avaient sonné au vieux clocher roman couvert de lierre qui partage avec l’église de Saint-Brelade de Jersey la bizarrerie d’avoir pour date quatre uns : 1111 ; ce qui signifie onze cent onze.

La popularité de mess Lethierry à Saint-Sampson tenait à son succès. Le succès ôté, le vide s’était fait. Il faut croire que le guignon se gagne et que les gens point heureux ont la peste, tant est rapide leur mise en quarantaine. Les jolis fils de famille évitaient Déruchette. L’isolement autour des Bravées était maintenant tel qu’on n’y avait pas même su le petit grand évènement local qui avait ce jour-là mis tout Saint-Sampson en rumeur. Le recteur de la paroisse, le révérend Joë Ebenezer Caudray, était riche. Son oncle, le magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à Londres. La nouvelle en avait été apportée par le sloop de poste Cashmere arrivé d’Angleterre le matin même, et dont on apercevait le mât dans la rade de Saint-Pierre-Port. Le Cashmere devait repartir pour Southampton le lendemain à midi, et, disait-on, emmener le révérend recteur, rappelé en Angleterre à bref délai pour l’ouverture officielle du testament, sans compter les autres urgences d’une grande succession à recueillir. Toute la journée, Saint-Sampson avait confusément dialogué. Le Cashmere, le révérend Ebenezer, son oncle mort, sa richesse, son départ, ses promotions possibles dans l’avenir, avaient fait le fond du bourdonnement. Une seule maison, point informée, était restée silencieuse, les Bravées.

Mess Lethierry s’était jeté sur son branle, tout habillé.

Depuis la catastrophe de la Durande, se jeter sur son branle, c’était sa ressource. S’étendre sur son grabat, c’est à quoi tout prisonnier a recours, et mess Lethierry était le prisonnier du chagrin. Il se couchait ; c’était une trêve, une reprise d’haleine, une suspension d’idées. Dormait-il ? Non. Veillait-il ? Non. À proprement parler, depuis deux mois et demi, — il y avait deux mois et demi de cela, — mess Lethierry était comme en somnambulisme. Il ne s’était pas encore ressaisi lui-même. Il était dans cet état mixte et diffus que connaissent ceux qui ont subi les grands accablements. Ses réflexions n’étaient pas de la pensée, son sommeil n’était pas du repos. Le jour il n’était pas un homme éveillé, la nuit il n’était pas un homme endormi. Il était debout, puis il était couché, voilà tout. Quand il était dans son branle, l’oubli lui venait un peu, il appelait cela dormir, les chimères flottaient sur lui et en lui, le nuage nocturne, plein de faces confuses, traversait son cerveau ; l’empereur Napoléon lui dictait ses mémoires, il y avait plusieurs Déruchettes, des oiseaux bizarres étaient dans des arbres, les rues de Lons-le-Saulnier devenaient des serpents. Le cauchemar était le répit du désespoir. Il passait ses nuits à rêver, et ses jours à songer.

Il restait quelquefois toute une après-midi, immobile à la fenêtre de sa chambre qui donnait, on s’en souvient, sur le port, la tête basse, les coudes sur la pierre, les oreilles dans ses poings, le dos tourné au monde entier, l’œil fixé sur le vieil anneau de fer scellé dans le mur de sa maison à quelques pieds de sa fenêtre, où jadis on amarrait la Durande. Il regardait la rouille qui venait à cet anneau.

Mess Lethierry était réduit à la fonction machinale de vivre.

Les plus vaillants hommes, privés de leur idée réalisable, en arrivent là. C’est l’effet des existences vidées. La vie est le voyage, l’idée est l’itinéraire. Plus d’itinéraire, on s’arrête. Le but est perdu, la force est morte. Le sort a un obscur pouvoir discrétionnaire. Il peut toucher de sa verge même notre être moral. Le désespoir, c’est presque la destitution de l’âme. Les très grands esprits seuls résistent. Et encore.

Mess Lethierry méditait continuellement, si l’absorption peut s’appeler méditation, au fond d’une sorte de précipice trouble. Il lui échappait des paroles navrées comme celle-ci : — Il ne me reste plus qu’à demander là-haut mon billet de sortie.

Notons une contradiction dans cette nature, complexe comme la mer dont Lethierry était, pour ainsi dire, le produit ; mess Lethierry ne priait point.

Être impuissant, c’est une force. En présence de nos deux grandes cécités, la destinée et la nature, c’est dans son impuissance que l’homme a trouvé le point d’appui, la prière.

L’homme se fait secourir par l’effroi ; il demande aide à sa crainte ; l’anxiété, c’est un conseil d’agenouillement.

La prière, énorme force propre à l’âme et de même espèce que le mystère. La prière s’adresse à la magnanimité des ténèbres ; la prière regarde le mystère avec les yeux mêmes de l’ombre, et, devant la fixité puissante de ce regard suppliant, on sent un désarmement possible de l’inconnu.

Cette possibilité entrevue est déjà une consolation.

Mais Lethierry ne priait pas.

Du temps qu’il était heureux, Dieu existait pour lui, on pourrait dire en chair et en os ; Lethierry lui parlait, lui engageait sa parole, lui donnait presque de temps en temps une poignée de main. Mais dans le malheur de Lethierry, phénomène du reste assez fréquent, Dieu s’était éclipsé. Cela arrive quand on s’est fait un bon Dieu qui est un bonhomme.

Il n’y avait pour Lethierry, dans l’état d’âme où il était, qu’une vision nette, le sourire de Déruchette. Hors de ce sourire, tout était noir.

Depuis quelque temps, sans doute à cause de la perte de la Durande, dont elle ressentait le contre-coup, ce charmant sourire de Déruchette était plus rare. Elle paraissait préoccupée. Ses gentillesses d’oiseau et d’enfant s’étaient éteintes. On ne la voyait plus, le matin, au coup de canon du point du jour, faire une révérence et dire au soleil levant : « bum !… jour. donnez-vous la peine d’entrer. » Elle avait par moments l’air très sérieux, chose triste dans ce doux être. Elle faisait effort cependant pour rire à mess Lethierry, et pour le distraire, mais sa gaîté se ternissait de jour en jour et se couvrait de poussière, comme l’aile d’un papillon qui a une épingle à travers le corps. Ajoutons que, soit par chagrin du chagrin de son oncle, car il y a des douleurs de reflet, soit pour d’autres raisons, elle semblait maintenant incliner beaucoup vers la religion. Du temps de l’ancien recteur M. Jaquemin Hérode, elle n’allait guère, on le sait, que quatre fois l’an à l’église. Elle y était à présent fort assidue. Elle ne manquait aucun office, ni du dimanche, ni du jeudi. Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec satisfaction cet amendement. Car c’est un grand bonheur qu’une jeune fille, qui court tant de dangers du côté des hommes, se tourne vers Dieu.

Cela fait du moins que les pauvres parents ont l’esprit en repos du côté des amourettes. Le soir, toutes les fois que le temps le permettait, elle se promenait une heure ou deux dans le jardin des Bravées. Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et toujours seule. Déruchette se couchait la dernière. Ce qui n’empêchait point Douce et Grâce d’avoir toujours un peu l’œil sur elle, par cet instinct de guet qui se mêle à la domesticité ; espionner désennuie de servir.

Quant à mess Lethierry, dans l’état voilé où était son esprit, ces petites altérations dans les habitudes de Déruchette lui échappaient. D’ailleurs, il n’était pas né duègne. Il ne remarquait même pas l’exactitude de Déruchette aux offices de la paroisse. Tenace dans son préjugé contre les choses et les gens du clergé, il eût vu sans plaisir ces fréquentations d’église.

Ce n’est pas que sa situation morale à lui-même ne fût en train de se modifier. Le chagrin est nuage et change de forme.

Les âmes robustes, nous venons de le dire, sont parfois, par de certains coups de malheur, destituées presque, non tout à fait. Les caractères virils, tels que Lethierry, réagissent dans un temps donné. Le désespoir a des degrés remontants. De l’accablement on monte à l’abattement, de l’abattement à l’affliction, de l’affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie.

La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste.

Ces atténuations élégiaques n’étaient point faites pour Lethierry ; ni la nature de son tempérament, ni le genre de son malheur, ne comportaient ces nuances. Seulement, au moment où nous venons de le retrouver, la rêverie de son premier désespoir tendait, depuis une semaine environ, à se dissiper ; sans être moins triste, Lethierry était moins inerte ; il était toujours sombre, mais il n’était plus morne ; il lui revenait une certaine perception des faits et des évènements ; et il commençait à éprouver quelque chose de ce phénomène qu’on pourrait appeler la rentrée dans la réalité.

Ainsi, le jour, dans sa salle basse, il n’écoutait pas les paroles des gens, mais il les entendait. Grâce vint un matin toute triomphante dire à Déruchette que mess Lethierry avait défait la bande d’un journal.

Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon symptôme. C’est la convalescence. Les grands malheurs sont un étourdissement. On en sort par là. Mais cette amélioration fait d’abord l’effet d’une aggravation. L’état de rêve antérieur émoussait la douleur ; on voyait trouble, on sentait peu ; à présent la vue est nette, on n’échappe à rien, on saigne de tout. La plaie s’avive. La douleur s’accentue de tous les détails qu’on aperçoit. On revoit tout dans le souvenir. Tout retrouver, c’est tout regretter. Il y a dans ce retour au réel toutes sortes d’arrière-goûts amers. On est mieux, et pire. C’est ce qu’éprouvait Lethierry. Il souffrait plus distinctement.

Ce qui avait ramené mess Lethierry au sentiment de la réalité, c’était une secousse.

Disons cette secousse.

Une après-midi, vers le 15 ou le 20 avril, on avait entendu à la porte de la salle basse des Bravées les deux coups qui annoncent le facteur. Douce avait ouvert. C’était une lettre en effet.

Cette lettre venait de la mer. Elle était adressée à mess Lethierry. Elle était timbrée Lisboa.

Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était enfermé dans sa chambre. Il avait pris cette lettre, l’avait machinalement posée sur sa table, et ne l’avait pas regardée.

Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans être décachetée.

Il arriva pourtant qu’un matin Douce dit à mess Lethierry :

— Monsieur, faut-il ôter la poussière qu’il y a sur votre lettre ?

Lethierry parut se réveiller.

— C’est juste, dit-il.

Et il ouvrit la lettre.

Il lut ceci :


« En mer, ce 10 mars.

« Mess Lethierry, de Saint-Sampson,

« Vous recevrez de mes nouvelles avec plaisir.

« Je suis sur le Tamaulipas, en route pour Pasrevenir. Il y a dans l’équipage un matelot Ahier-Tostevin, de Guernesey, qui reviendra, lui, et qui aura des choses à raconter. Je profite de la rencontre du navire Hernan Cortez allant à Lisbonne pour vous faire passer cette lettre.

« Soyez étonné. Je suis honnête homme.

« Aussi honnête homme que sieur Clubin.

« Je dois croire que vous savez la chose qui est arrivée ; pourtant il n’est peut-être pas de trop que je vous l’apprenne.

« La voici :

« Je vous ai rendu vos capitaux.

« Je vous avais emprunté, un peu incorrectement, cinquante mille francs. Avant de quitter Saint-Malo, j’ai remis pour vous à votre homme de confiance, sieur Clubin, trois bank-notes de mille livres chaque, ce qui fait soixante-quinze mille francs. Vous trouverez sans doute ce remboursement suffisant.

« Sieur Clubin a pris vos intérêts et reçu votre argent avec énergie. Il m’a paru très zélé ; c’est pourquoi je vous avertis.

« Votre autre homme de confiance,

Rantaine.


« Post-scriptum. — Sieur Clubin avait un revolver, ce qui fait que je n’ai pas de reçu. »


Touchez une torpille, touchez une bouteille de Leyde chargée, vous ressentirez ce qu’éprouva mess Lethierry en lisant cette lettre.

Sous cette enveloppe, dans cette feuille de papier pliée en quatre à laquelle il avait au premier moment fait si peu attention, il y avait une commotion.

Il reconnut cette écriture, il reconnut cette signature. Quant au fait, tout d’abord il n’y comprit rien.

Commotion telle qu’elle lui remit, pour ainsi dire, l’esprit sur pied.

Le phénomène des soixante-quinze mille francs confiés par Rantaine à Clubin, étant une énigme, était le côté utile de la secousse, en ce qu’il forçait le cerveau de Lethierry à travailler. Faire une conjecture, c’est pour la pensée une occupation saine. Le raisonnement est éveillé, la logique est appelée.

Depuis quelque temps l’opinion publique de Guernesey était occupée à rejuger Clubin, cet honnête homme pendant tant d’années si unanimement admis dans la circulation de l’estime. On s’interrogeait, on se prenait à douter, il y avait des paris pour et contre. Des lumières singulières s’étaient produites. Clubin commençait à s’éclairer, c’est-à-dire qu’il devenait noir.

Une information judiciaire avait eu lieu à Saint-Malo pour savoir ce qu’était devenu le garde-côte 619. La perspicacité légale avait fait fausse route, ce qui lui arrive souvent. Elle était partie de cette supposition que le garde-côte avait dû être embauché par Zuela et embarqué sur le Tamaulipas pour le Chili. Cette hypothèse ingénieuse avait entraîné force aberrations. La myopie de la justice n’avait pas même aperçu Rantaine. Mais, chemin faisant, les magistrats instructeurs avaient levé d’autres pistes. L’obscure affaire s’était compliquée. Clubin avait fait son entrée dans l’énigme. Il s’était établi une coïncidence, un rapport peut-être, entre le départ du Tamaulipas et la perte de la Durande. Au cabaret de la porte Dinan où Clubin croyait n’être pas connu, on l’avait reconnu ; le cabaretier avait parlé ; Clubin avait acheté une bouteille d’eau-de-vie. Pour qui ? L’armurier de la rue saint-Vincent avait parlé ; Clubin avait acheté un revolver. Contre qui ? L’aubergiste de l’auberge Jean avait parlé ; Clubin avait eu des absences inexplicables. Le capitaine Gertrais-Gaboureau avait parlé ; Clubin avait voulu partir, quoique averti, et sachant qu’il allait chercher le brouillard. L’équipage de la Durande avait parlé. Au fait, le chargement était manqué et l’arrimage était mal fait, négligence aisée à comprendre, si le capitaine veut perdre le navire. Le passager guernesiais avait parlé ; Clubin avait cru naufrager sur les Hanois. Les gens de Torteval avaient parlé ; Clubin y était venu quelques jours avant la perte de la Durande, et avait dirigé sa promenade vers Plainmont voisin des Hanois. Il portait un sac-valise. « Il était parti avec, et revenu sans. » Les déniquoiseaux avaient parlé ; leur histoire avait paru pouvoir se rattacher à la disparition de Clubin, à la seule condition d’y remplacer les revenants par des contrebandiers. Enfin la maison visionnée de Plainmont elle-même avait parlé ; des gens décidés à se renseigner l’avaient escaladée, et avaient trouvé dedans, quoi ? Précisément le sac-valise de Clubin. La Douzaine de Torteval avait saisi le sac, et l’avait fait ouvrir. Il contenait des provisions de bouche, une longue-vue, un chronomètre, des vêtements d’homme et du linge marqué aux initiales de Clubin. Tout cela, dans les propos de Saint-Malo et de Guernesey, se construisait, et finissait par faire un à peu près de baraterie. On rapprochait des linéaments confus ; on constatait un dédain singulier des avis, une acceptation des chances de brouillard, une négligence suspecte dans l’arrimage, une bouteille d’eau-de-vie, un timonier ivre, une substitution du capitaine au timonier, un coup de barre au moins bien maladroit. L’héroïsme de demeurer sur l’épave devenait coquinerie. Clubin du reste s’était trompé d’écueil. L’intention de baraterie admise, on comprenait le choix des Hanois, la côte aisément gagnée à la nage, un séjour dans la maison visionnée en attendant l’occasion de fuir. Le sac-valise, cet en-cas, achevait la démonstration. Par quel lien cette aventure se rattachait-elle à l’autre aventure, celle du garde-côte, on ne le saisissait point. On devinait une corrélation ; rien de plus. On entrevoyait, du côté de cet homme, le garde-marine numéro 619, tout un drame tragique. Clubin peut-être n’y jouait pas, mais on l’apercevait dans la coulisse.

Tout ne s’expliquait point par la baraterie. Il y avait un revolver sans emploi. Ce revolver était probablement de l’autre affaire.

Le flair du peuple est fin et juste. L’instinct public excelle dans ces restaurations de la vérité faites de pièces et de morceaux. Seulement, dans ces faits d’où se dégageait une baraterie vraisemblable, il y avait de sérieuses incertitudes.

Tout se tenait, tout concordait ; mais la base manquait.

On ne perd pas un navire pour le plaisir de le perdre. On ne court point tous ces risques de brouillard, d’écueil, de nage, de refuge et de fuite, sans un intérêt. Quel avait pu être l’intérêt de Clubin ?

On voyait son acte, on ne voyait pas son motif.

De là un doute dans beaucoup d’esprits. Où il n’y a point de motif, il semble qu’il n’y ait plus d’acte.

La lacune était grave.

Cette lacune, la lettre de Rantaine venait la combler.

Cette lettre donnait le motif de Clubin. Soixante-quinze mille francs à voler.

Rantaine était le dieu dans la machine. Il descendait du nuage une chandelle à la main.

Sa lettre était le coup de clarté final.

Elle expliquait tout, et surabondamment elle annonçait un témoignage, Ahier-Tostevin.

Chose décisive, elle donnait l’emploi du revolver. Rantaine était incontestablement tout à fait informé. Sa lettre faisait toucher tout du doigt.

Aucune atténuation possible à la scélératesse de Clubin. Il avait prémédité le naufrage ; et la preuve, c’était l’en-cas apporté dans la maison visionnée. Et, en le supposant innocent, en admettant le naufrage fortuit, n’eût-il pas dû, au dernier moment, décidé à son sacrifice sur l’épave, remettre les soixante-quinze mille francs pour mess Lethierry aux hommes qui se sauvaient dans la chaloupe ? L’évidence éclatait. Maintenant qu’était devenu Clubin ? Il avait probablement été victime de sa méprise. Il avait sans doute péri dans l’écueil Douvres. Cet échafaudage de conjectures, très conformes, on le voit, à la réalité, occupa pendant plusieurs jours l’esprit de mess Lethierry. La lettre de Rantaine lui rendit ce service de le forcer à penser. Il eut un premier ébranlement de surprise, puis il fit cet effort de se mettre à réfléchir. Il fit l’autre effort plus difficile encore de s’informer. Il dut accepter et même chercher des conversations. Au bout de huit jours, il était redevenu, jusqu’à un certain point, pratique ; son esprit avait repris de l’adhérence, et était presque guéri. Il était sorti de l’état trouble.

La lettre de Rantaine, en admettant que mess Lethierry eût pu jamais entretenir quelque espoir de remboursement de ce côté-là, fit évanouir sa dernière chance.

Elle ajouta à la catastrophe de la Durande ce nouveau naufrage de soixante-quinze mille francs. Elle le remit en possession de cet argent juste assez pour lui en faire sentir la perte. Cette lettre lui montra le fond de sa ruine.

De là une souffrance nouvelle, et très aiguë, que nous avons indiquée tout à l’heure. Il commença, chose qu’il n’avait point faite depuis deux mois, à se préoccuper de sa maison, de ce qu’elle allait devenir, de ce qu’il faudrait réformer. Petit ennui à mille pointes, presque pire que le désespoir. Subir son malheur par le menu, disputer pied à pied au fait accompli le terrain qu’il vient vous prendre, c’est odieux. Le bloc du malheur s’accepte, non sa poussière. L’ensemble accablait, le détail torture. Tout à l’heure la catastrophe vous foudroyait, maintenant elle vous chicane.

C’est l’humiliation aggravant l’écrasement. C’est une deuxième annulation s’ajoutant à la première, et laide. On descend d’un degré dans le néant. Après le linceul, c’est le haillon.

Songer à décroître. Il n’est pas de pensée plus triste.

Être ruiné, cela semble simple. Coup violent ; brutalité du sort ; c’est la catastrophe une fois pour toutes. Soit. On l’accepte. Tout est fini. On est ruiné. C’est bon, on est mort. Point. On est vivant. Dès le lendemain, on s’en aperçoit. À quoi ? À des piqûres d’épingle. Tel passant ne vous salue plus, les factures des marchands pleuvent, voilà un de vos ennemis qui rit. Peut-être rit-il du dernier calembour d’Arnal, mais c’est égal, ce calembour ne lui semble si charmant que parce que vous êtes ruiné. Vous lisez votre amoindrissement même dans les regards indifférents ; les gens qui dînaient chez vous trouvent que c’était trop de trois plats à votre table ; vos défauts sautent aux yeux de tout le monde ; les ingratitudes, n’attendant plus rien, s’affichent ; tous les imbéciles ont prévu ce qui vous arrive ; les méchants vous déchirent, les pires vous plaignent. Et puis cent détails mesquins. La nausée succède aux larmes. Vous buviez du vin, vous boirez du cidre. Deux servantes ! C’est déjà trop d’une. Il faudra congédier celle-ci et surcharger celle-là. Il y a trop de fleurs dans le jardin ; on plantera des pommes de terre. On donnait ses fruits à ses amis, on les fera vendre au marché. Quant aux pauvres, il n’y faut plus songer ; n’est-on pas un pauvre soi-même ? Les toilettes, question poignante. Retrancher un ruban à une femme, quel supplice ! À qui vous donne la beauté, refuser la parure ! Avoir l’air d’un avare ! Elle va peut-être vous dire : — Quoi, vous avez ôté les fleurs de mon jardin, et voilà que vous les ôtez de mon chapeau ! — Hélas ! La condamner aux robes fanées ! La table de famille est silencieuse. Vous vous figurez qu’autour de vous on vous en veut. Les visages aimés sont soucieux. Voilà ce que c’est que décroître. Il faut remourir tous les jours. Tomber, ce n’est rien, c’est la fournaise. Décroître, c’est le petit feu.

L’écroulement, c’est Waterloo ; la diminution, c’est Sainte-Hélène. Le sort, incarné en Wellington, a encore quelque dignité ; mais quand il se fait Hudson Lowe, quelle vilenie ! Le destin devient un pleutre. On voit l’homme de Campo-Formio querellant pour une paire de bas de soie. Rapetissement de Napoléon qui rapetisse l’Angleterre.

Ces deux phases, Waterloo et Sainte-Hélène, réduites aux proportions bourgeoises, tout homme ruiné les traverse.

Le soir que nous avons dit, et qui était un des premiers soirs de mai, Lethierry, laissant Déruchette errer au clair de lune dans le jardin, s’était couché plus triste que jamais. Tous ces détails chétifs et déplaisants, complications des fortunes perdues, toutes ces préoccupations du troisième ordre, qui commencent par être insipides et qui finissent par être lugubres, roulaient dans son esprit. Maussade encombrement de misères. Mess Lethierry sentait sa chute irrémédiable. Qu’allait-on faire ? Qu’allait-on devenir ? Quels sacrifices faudrait-il imposer à Déruchette ? Qui renvoyer, de Douce ou de Grâce ? Vendrait-on les Bravées ? N’en serait-on pas réduit à quitter l’île ? N’être rien là où l’on a été tout, déchéance insupportable en effet.

Et dire que c’était fini ! Se rappeler ces traversées liant la France à l’Archipel, ces mardis du départ, ces vendredis du retour, la foule sur le quai, ces grands chargements, cette industrie, cette prospérité, cette navigation directe et fière, cette machine où l’homme met sa volonté, cette chaudière toute-puissante, cette fumée, cette réalité ! Le navire à vapeur, c’est la boussole complétée ; la boussole indique le droit chemin, la vapeur le suit. L’une propose, l’autre exécute. Où était-elle, sa Durande, cette magnifique et souveraine Durande, cette maîtresse de la mer, cette reine qui le faisait roi ! Avoir été dans son pays l’homme idée, l’homme succès, l’homme révolution ! Y renoncer ! Abdiquer ! N’être plus ! Faire rire ! être un sac où il y a eu quelque chose ! être le passé quand on a été l’avenir ! Aboutir à la pitié hautaine des idiots ! Voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! Voir recommencer bêtement les va-et-vient des coutres gothiques cahotés sur le flot ! Voir la vieillerie rajeunir ! Avoir perdu toute sa vie ! Avoir été lumière et subir l’éclipse ! Ah ! Comme c’était beau sur les vagues cette cheminée altière, ce prodigieux cylindre, ce pilier au chapiteau de fumée, cette colonne plus grande que la colonne Vendôme, car sur l’une il n’y a qu’un homme et sur l’autre il y a le progrès ! L’océan était dessous. C’était la certitude en pleine mer. On avait vu cela dans cette petite île, dans ce petit port, dans ce petit Saint-Sampson ! Oui, on l’avait vu ! Quoi ! On l’a vu, et on ne le reverra plus !

Toute cette obsession du regret torturait Lethierry. Il y a des sanglots de la pensée. Jamais peut-être il n’avait plus amèrement senti sa perte. Un certain engourdissement suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse, il s’assoupit.

Il resta environ deux heures les paupières fermées, dormant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. Ces torpeurs-là couvrent un obscur travail du cerveau, très fatigant. Vers le milieu de la nuit, vers minuit, un peu avant, ou un peu après, il secoua cet assoupissement. Il se réveilla, il ouvrit les yeux, sa fenêtre faisait face à son hamac, il vit une chose extraordinaire.

Une forme était devant sa fenêtre. Une forme inouïe. La cheminée d’un bateau à vapeur.

Mess Lethierry se dressa tout d’une pièce sur son séant. Le hamac oscilla comme au branle d’une tempête. Lethierry regarda. Il y avait dans la fenêtre une vision. Le port plein de clair de lune s’encadrait dans les vitres, et sur cette clarté, tout près de la maison, se découpait, droite, ronde et noire, une silhouette superbe.

Un tuyau de machine était là.

Lethierry se précipita à bas du hamac, courut à la fenêtre, leva le châssis, se pencha dehors, et la reconnut.

La cheminée de la Durande était devant lui.

Elle était à l’ancienne place.

Ses quatre chaînes la maintenaient amarrée au bordage d’un bateau dans lequel, au-dessous d’elle, on distinguait une masse qui avait un contour compliqué.

Lethierry recula, tourna le dos à la fenêtre, et retomba assis sur le hamac.

Il se retourna, et revit la vision.

Un moment après, le temps d’un éclair, il était sur le quai, une lanterne à la main.

Au vieil anneau d’amarrage de la Durande était attachée une barque portant un peu à l’arrière un bloc massif d’où sortait la cheminée droite devant la fenêtre des Bravées. L’avant de la barque se prolongeait, en dehors du coin du mur de la maison, à fleur de quai.

Il n’y avait personne dans la barque.

Cette barque avait une forme à elle et dont tout Guernesey eût donné le signalement. C’était la panse.

Lethierry sauta dedans. Il courut à la masse qu’il voyait au delà du mât. C’était la machine. Elle était là, entière, complète, intacte, carrément assise sur son plancher de fonte ; la chaudière avait toutes ses cloisons ; l’arbre des roues était dressé et amarré près de la chaudière ; la pompe de saumure était à sa place. Rien ne manquait.

Lethierry examina la machine.

La lanterne et la lune s’entr’aidaient pour l’éclairer.

Il passa tout le mécanisme en revue.

Il vit les deux caisses qui étaient à côté. Il regarda l’arbre des roues.

Il alla à la cabine. Elle était vide.

Il revint à la machine et la toucha. Il avança sa tête dans la chaudière. Il se mit à genoux pour voir dedans.

Il posa dans le fourneau sa lanterne dont la lueur illumina toute la mécanique et produisit presque le trompe-l’œil d’une machine allumée.

Puis il éclata de rire, et, se redressant, l’œil fixé sur la machine, les bras tendus vers la cheminée, il cria : Au secours !

La cloche du port était sur le quai à quelques pas,

il y courut, empoigna la chaîne et se mit à secouer la cloche impétueusement.


II

ENCORE LA CLOCHE DU PORT

Gilliatt en effet, après une traversée sans incident, mais un peu lente à cause de la pesanteur du chargement de la panse, était arrivé à Saint-Sampson à la nuit close, plus près de dix heures que de neuf.

Gilliatt avait calculé l’heure. La demi-remontée s’était faite. Il y avait de la lune et de l’eau ; on pouvait entrer dans le port.

Le petit havre était endormi. Quelques navires y étaient mouillés, cargues sur vergues, hunes capelées, et sans fanaux. On apercevait au fond quelques barques au radoub, à sec dans le carénage. Grosses coques démâtées et sabordées, dressant au-dessus de leur bordage troué de claires-voies les pointes courbes de leur membrure dénudée, assez semblables à des scarabées morts couchés sur le dos, pattes en l’air.

Gilliatt, sitôt le goulet franchi, avait examiné le port et le quai. Il n’y avait de lumière nulle part, pas plus aux Bravées qu’ailleurs. Il n’y avait point de passants, excepté peut-être quelqu’un, un homme, qui venait d’entrer au presbytère ou d’en sortir. Et encore n’était-on pas sûr que ce fût une personne, la nuit estompant tout ce qu’elle dessine et le clair de lune ne faisant jamais rien que d’indécis. La distance s’ajoutait à l’obscurité. Le presbytère d’alors était situé de l’autre côté du port, sur un emplacement où est construite aujourd’hui une cale ouverte.

Gilliatt avait silencieusement accosté les Bravées, et avait amarré la panse à l’anneau de la Durande sous la fenêtre de mess Lethierry.

Puis il avait sauté par-dessus le bordage et pris terre.

Gilliatt, laissant derrière lui la panse à quai, tourna la maison, longea une ruette, puis une autre, ne regarda même pas l’embranchement de sentier qui menait au Bû de la Rue, et au bout de quelques minutes, s’arrêta dans ce recoin de muraille où il y avait une mauve sauvage à fleurs roses en juin, du houx, du lierre et des orties. C’est de là que, caché sous les ronces, assis sur une pierre, bien des fois, dans les jours d’été, et pendant de longues heures et pendant des mois entiers, il avait contemplé, par-dessus le mur bas au point de tenter l’enjambée, le jardin des Bravées, et, à travers les branches d’arbres, deux fenêtres d’une chambre de la maison. Il retrouva sa pierre, sa ronce, toujours le mur aussi bas, toujours l’angle aussi obscur, et, comme une bête rentrée au trou, glissant plutôt que marchant, il se blottit. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. Il regarda. Il revoyait le jardin, les allées, les massifs, les carrés de fleurs, la maison, les deux fenêtres de la chambre. La lune lui montrait ce rêve. Il est affreux qu’on soit forcé de respirer. Il faisait ce qu’il pouvait pour s’en empêcher.

Il lui semblait voir un paradis fantôme. Il avait peur que tout cela ne s’envolât. Il était presque impossible que ces choses fussent réellement sous ses yeux ; et si elles y étaient, ce ne pouvait être qu’avec l’imminence d’évanouissement qu’ont toujours les choses divines. Un souffle, et tout se dissiperait. Gilliatt avait ce tremblement.

Tout près, en face de lui, dans le jardin, au bord d’une allée, il y avait un banc de bois peint en vert. On se souvient de ce banc.

Gilliatt regardait les deux fenêtres. Il pensait à un sommeil possible de quelqu’un dans cette chambre. Derrière ce mur, on dormait. Il eût voulu ne pas être où il était. Il eût mieux aimé mourir que de s’en aller. Il pensait à une haleine soulevant une poitrine. Elle, ce mirage, cette blancheur dans une nuée, cette obsession flottante de son esprit, elle était là ! Il pensait à l’inaccessible qui était endormi, et si près, et comme à la portée de son extase ; il pensait à la femme impossible assoupie, et visitée, elle aussi, par les chimères ; à la créature souhaitée, lointaine, insaisissable, fermant les yeux, le front dans la main ; au

mystère du sommeil de l’être idéal, aux songes que peut faire un songe. Il n’osait penser au delà et il pensait pourtant ; il se risquait dans les manques de respect de la rêverie, la quantité de forme féminine que peut avoir un ange le troublait, l’heure nocturne enhardit aux regards furtifs les yeux timides, il s’en voulait d’aller si avant, il craignait de profaner en réfléchissant ; malgré lui, forcé, contraint, frémissant, il regardait dans l’invisible. Il subissait le frisson, et presque la souffrance, de se figurer un jupon sur une chaise, une mante jetée sur le tapis, une ceinture débouclée, un fichu. Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des bas, des jarretières. Il avait l’âme dans les étoiles.

Les étoiles sont faites aussi bien pour le cœur humain d’un pauvre comme Gilliatt que pour le cœur humain d’un millionnaire. À un certain degré de passion, tout homme est sujet aux profonds éblouissements. Si c’est une nature âpre et primitive, raison de plus. Être sauvage, cela s’ajoute au rêve.

Le ravissement est une plénitude qui déborde comme une autre. Voir ces fenêtres, c’était presque trop pour Gilliatt.

Tout à coup, il la vit elle-même.

Des branchages d’un fourré déjà épaissi par le printemps, sortit, avec une ineffable lenteur spectrale et céleste, une figure, une robe, un visage divin, presque une clarté sous la lune.

Gilliatt se sentit défaillir, c’était Déruchette.

Déruchette approcha. Elle s’arrêta. Elle fit quelques pas pour s’éloigner, s’arrêta encore, puis revint s’asseoir sur le banc de bois. La lune était dans les arbres, quelques nuées erraient parmi les étoiles pâles, la mer parlait aux choses de l’ombre à demi-voix, la ville dormait, une brume montait de l’horizon, cette mélancolie était profonde. Déruchette inclinait le front, avec cet œil pensif qui regarde attentivement rien ; elle était assise de profil, elle était presque nu-tête, ayant un bonnet dénoué qui laissait voir sur sa nuque délicate la naissance des cheveux, elle roulait machinalement un ruban de ce bonnet autour d’un de ses doigts, la pénombre modelait ses mains de statue, sa robe était d’une de ces nuances que la nuit fait blanches, les arbres remuaient comme s’ils étaient pénétrables à l’enchantement qui se dégageait d’elle, on voyait le bout d’un de ses pieds ; il y avait dans ses cils baissés cette vague contraction qui annonce une larme rentrée ou une pensée refoulée, ses bras avaient l’indécision ravissante de ne point trouver où s’accouder, quelque chose qui flotte un peu se mêlait à toute sa posture, c’était plutôt une lueur qu’une lumière et une grâce qu’une déesse, les plis du bas de sa jupe étaient exquis, son adorable visage méditait virginalement. Elle était si près que c’était terrible. Gilliatt l’entendait respirer.

Il y avait dans des profondeurs un rossignol qui chantait. Les passages du vent dans les branches mettaient en mouvement l’ineffable silence nocturne. Déruchette, jolie et sacrée, apparaissait dans ce crépuscule comme la résultante de ces rayons et de ces parfums ; ce charme immense et épars aboutissait mystérieusement à elle, et s’y condensait, et elle en était l’épanouissement. Elle semblait l’âme fleur de toute cette ombre.

Toute cette ombre, flottante en Déruchette, pesait sur Gilliatt. Il était éperdu. Ce qu’il éprouvait échappe aux paroles ; l’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi ; de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion. L’accablement du ravissement existe. Voir Déruchette, la voir elle-même, voir sa robe, voir son bonnet, voir son ruban qu’elle tourne autour de son doigt, est-ce qu’on peut se figurer une telle chose ? Être près d’elle, est-ce que c’est possible ? L’entendre respirer, elle respire donc ! Alors les astres respirent. Gilliatt frissonnait. Il était le plus misérable et le plus enivré des hommes. Il ne savait que faire. Ce délire de la voir l’anéantissait. Quoi ! C’était elle qui était là, et c’était lui qui était ici ! Ses idées, éblouies et fixes, s’arrêtaient sur cette créature comme sur une escarboucle. Il regardait cette nuque et ces cheveux. Il ne se disait même pas que tout cela maintenant était à lui, qu’avant peu, demain peut-être, ce bonnet il aurait le droit de le défaire, ce ruban il aurait le droit de le dénouer. Songer jusque-là, il n’eût pas même conçu un moment cet excès d’audace. Toucher avec la pensée, c’est presque toucher avec la main. L’amour était pour Gilliatt comme le miel pour l’ours, le rêve exquis et délicat. Il pensait confusément. Il ne savait ce qu’il avait. Le rossignol chantait. Il se sentait expirer.

Se lever, franchir le mur, s’approcher, dire c’est moi, parler à Déruchette, cette idée ne lui venait pas. Si elle lui fût venue, il se fût enfui. Si quelque chose de semblable à une pensée parvenait à poindre dans son esprit, c’était ceci, que Déruchette était là, qu’il n’y avait besoin de rien de plus, et que l’éternité commençait.

Un bruit les tira tous les deux, elle de sa rêverie, lui de son extase.

Quelqu’un marchait dans le jardin. On ne voyait pas qui, à cause des arbres. C’était un pas d’homme.

Déruchette leva les yeux.

Les pas s’approchèrent, puis cessèrent. La personne qui marchait venait de s’arrêter. Elle devait être tout près. Le sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. C’est là qu’était cette personne, dans cet entre-deux, à quelques pas du banc.

Le hasard avait disposé les épaisseurs des branches de telle sorte que Déruchette la voyait, mais que Gilliatt ne la voyait pas.

La lune projetait sur la terre, hors du massif jusqu’au banc, une ombre.

Gilliatt voyait cette ombre.

Il regarda Déruchette.

Elle était toute pâle. Sa bouche entr’ouverte ébauchait un cri de surprise. Elle s’était soulevée à demi sur le banc et elle y était retombée ; il y avait dans son attitude un mélange de fuite et de fascination. Son étonnement était un enchantement plein de crainte. Elle avait sur les lèvres presque le rayonnement du sourire et une lueur de larmes dans les yeux. Elle était comme transfigurée par une présence. Il ne semblait pas que l’être qu’elle voyait fût de la terre. La réverbération d’un ange était dans son regard.

L’être qui n’était pour Gilliatt qu’une ombre parla. Une voix sortit du massif, plus douce qu’une voix de femme, une voix d’homme pourtant. Gilliatt entendit ces paroles :

— Mademoiselle, je vous vois tous les dimanches et tous les jeudis ; on m’a dit qu’autrefois vous ne veniez pas si souvent. C’est une remarque qu’on a faite, je vous demande pardon. Je ne vous ai jamais parlé, c’était mon devoir ; aujourd’hui je vous parle, c’est mon devoir. Je dois d’abord m’adresser à vous. Le Cashmere part demain, c’est ce qui fait que je suis venu. Vous vous promenez tous les soirs dans votre jardin. Ce serait mal à moi de connaître vos habitudes si je n’avais pas la pensée que j’ai. Mademoiselle, vous êtes pauvre ; depuis ce matin je suis riche. Voulez-vous de moi pour votre mari ?

Déruchette joignit ses deux mains comme une suppliante, et regarda celui qui lui parlait, muette, l’œil fixe, tremblante de la tête aux pieds.

La voix reprit :

— Je vous aime. Dieu n’a pas fait le cœur de l’homme pour qu’il se taise. Puisque Dieu promet l’éternité, c’est qu’il veut qu’on soit deux. Il y a pour moi sur la terre une femme, c’est vous. Je pense à vous comme à une prière. Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. Les ailes que j’ai, c’est vous qui les portez. Vous êtes ma vie, et déjà mon ciel.

— Monsieur, dit Déruchette, il n’y a personne pour répondre dans la maison.

La voix s’éleva de nouveau :

— J’ai fait ce doux songe. Dieu ne défend pas les songes. Vous me faites l’effet d’une gloire. Je vous aime passionnément, mademoiselle. La sainte innocence, c’est vous. Je sais que c’est l’heure où l’on est couché, mais je n’avais pas le choix d’un autre moment. Vous rappelez-vous ce passage de la bible qu’on nous a lu ? Genèse, chapitre vingt-cinq. J’y ai toujours songé depuis. Je l’ai relu souvent. Le révérend Hérode me disait : Il vous faut une femme riche. Je lui ai répondu : Non, il me faut une femme pauvre. Mademoiselle, je vous parle sans approcher, je me reculerai même si vous ne voulez pas que mon ombre touche vos pieds. C’est vous qui êtes la souveraine ; vous viendrez à moi si vous voulez. J’aime et j’attends. Vous êtes la forme vivante de la bénédiction.

— Monsieur, balbutia Déruchette, je ne savais pas qu’on me remarquait le dimanche et le jeudi.

La voix continua :

— On ne peut rien contre les choses angéliques. Toute la loi est amour. Le mariage, c’est Chanaan. Vous êtes la beauté promise. Ô pleine de grâce, je vous salue.

Déruchette répondit :

— Je ne croyais pas faire plus de mal que les autres personnes qui étaient exactes.

La voix poursuivit :

— Dieu a mis ses intentions dans les fleurs, dans l’aurore, dans le printemps, et il veut qu’on aime. Vous êtes belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. Ce jardin a été cultivé par vous et dans ses parfums il y a quelque chose de votre haleine. Mademoiselle, les rencontres des âmes ne dépendent pas d’elles. Ce n’est pas de notre faute. Vous assistiez, rien de plus ; j’étais là, rien de plus. Je n’ai rien fait que de sentir que je vous aimais. Quelquefois mes yeux se sont levés sur vous. J’ai eu tort, mais comment faire ? C’est en vous regardant que tout est venu. On ne peut s’empêcher. Il y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus de nous. Le premier des temples, c’est le cœur. Avoir votre âme dans ma maison, c’est à ce paradis terrestre que j’aspire, y consentez-vous ? Tant que j’ai été pauvre, je n’ai rien dit. Je sais votre âge. Vous avez vingt et un ans, j’en ai vingt-six. Je pars demain ; si vous me refusez, je ne reviendrai pas. Soyez mon engagée, voulez-vous ? Mes yeux ont déjà, plus d’une fois, malgré moi, fait aux vôtres cette question. Je vous aime, répondez-moi. Je parlerai à votre oncle dès qu’il pourra me recevoir, mais je me tourne d’abord vers vous. C’est à Rebecca qu’on demande Rebecca. À moins que vous ne m’aimiez pas.

Déruchette pencha le front, et murmura :

— Oh ! Je l’adore

Cela fut dit si bas que Gilliatt seul entendit.

Elle resta le front baissé comme si le visage dans l’ombre mettait dans l’ombre la pensée.

Il y eut une pause. Les feuilles d’arbres ne remuaient pas. C’était ce moment sévère et paisible où le sommeil des choses s’ajoute au sommeil des êtres, et où la nuit semble écouter le battement de cœur de la nature. Dans ce recueillement s’élevait, comme une harmonie qui complète un silence, le bruit immense de la mer.

La voix reprit :

— Mademoiselle.

Déruchette tressaillit.

La voix continua :

— Hélas ! J’attends.

— Qu’attendez-vous ?

— Votre réponse.

— Dieu l’a entendue, dit Déruchette.

Alors la voix devint presque sonore, et en même temps plus douce que jamais. Ces paroles sortirent du massif, comme d’un buisson ardent :

— Tu es ma fiancée. Lève-toi, et viens. Que le bleu profond où sont les astres assiste à cette acceptation de mon âme par ton âme, et que notre premier baiser se mêle au firmament !

Déruchette se leva, et demeura un instant immobile, le regard fixé devant elle, sans doute sur un autre regard. Puis, à pas lents, la tête droite, les bras pendants et les doigts des mains écartés comme lorsqu’on marche sur un support inconnu, elle se dirigea vers le massif et y disparut.

Un moment après, au lieu d’une ombre sur le sable il y en avait deux, elles se confondaient, et Gilliatt voyait à ses pieds l’embrassement de ces deux ombres.

Le temps coule de nous comme d’un sablier, et nous n’avons pas le sentiment de cette fuite, surtout dans de certains instants suprêmes. Ce couple d’un côté, qui ignorait ce témoin et ne le voyait pas, de l’autre ce témoin qui ne voyait pas ce couple, mais qui le savait là, combien de minutes demeurèrent-ils ainsi, dans cette suspension mystérieuse ? Il serait impossible de le dire. Tout à coup, un bruit lointain éclata, une voix cria : Au secours ! et la cloche du port sonna. Ce tumulte, il est probable que le bonheur, ivre et céleste, ne l’entendit pas.

La cloche continua de sonner. Quelqu’un qui eût cherché Gilliatt dans l’angle du mur ne l’y eût plus trouvé.