La lecture romanesque comme résonance (Vincent Jouve)

De Rich Annotator System

Le terme « résonance » a aujourd’hui plusieurs acceptions, mais il désigne à l’origine un phénomène physique : le transfert d’énergie, par le biais d’ondes de pression, entre deux objets. Ainsi, si l’on place à une certaine distance deux cordes de violon et qu’on fait vibrer l’une d’elles, la propagation des ondes de pression fera osciller la seconde. Dans la résonance, il y a donc les idées de transfert, de modulation et d’interaction ; mais une interaction qui n’est possible que parce qu’il y a une certaine similitude entre l’« excitateur » et le « résonateur » (ou, si l’on préfère, entre la source et la cible). Pour reprendre notre exemple, si une résonance se produit entre deux cordes de violon, c’est parce qu’il s’agit de deux objets ayant en commun de nombreuses caractéristiques.

Dans le langage courant, on peut donc définir la résonance comme ce qui provoque une réponse personnelle chez un destinataire qui se reconnaît en partie dans le destinateur. Dès lors, il semble naturel de penser que la résonance est au cœur de l’expérience de lecture (et, plus généralement, de la relation artistique). Qu’est-ce, en effet, que la lecture sinon une réaction personnelle à un texte dans lequel on se reconnaît en partie ? Si l’on file l’analogie, le texte fait fonction d’« excitateur » et l’individu-lecteur de « résonateur » : stimulé par l’œuvre, le sujet devient le siège de multiples oscillations qui l’invitent à réévaluer l’équilibre qui était le sien jusque-là. Bien entendu, tous les lecteurs ne sont pas sensibles aux mêmes fréquences : tel texte (ou tel passage) qui pourra toucher l’un ne touchera pas forcément l’autre.

L’enjeu de cet exposé est d’examiner ce qui se joue exactement dans le phénomène de résonance : qu’est-ce qui fait qu’un texte résonne en nous ? qu’en déduire sur ce qu’un texte nous apporte et sur la façon dont nous interagissons avec lui ? en un mot, dans quelle mesure le phénomène de résonance éclaire-t-il « la vérité de la lecture » (formule qui, on le verra, n’est pas dénuée d’ironie) ?

Pour répondre à ces questions, j’examinerai les aspects réputés positifs de la résonance avant de me pencher sur ce qu’une telle expérience peut contenir de chausse-trapes et d’illusions. Pour finir, je tenterai d’appréhender le phénomène dans son ensemble.

Mais, avant d’aborder ces différents points, il convient de s’assurer que le phénomène de résonance est bel et bien au cœur de l’expérience de lecture.

La résonance comme constituant de la lecture

De même que la résonance « physique » concerne différents systèmes (électriques, mécaniques), la réponse que le texte provoque chez un lecteur peut toucher elle aussi différents domaines : cognitif, émotif, esthétique. Mais le plus simple est de partir des émotions ressenties par le lecteur. Comment expliquer que nous puissions être émus à la lecture d’une fiction, c’est-à-dire par l’évocation d’événements dont on sait qu’ils sont inventés, qu’ils n’existent pas réellement ?

Si tel lecteur peut émotionnellement entrer en résonance avec tel texte, c’est parce qu’il existe des points communs entre l’univers du lecteur et l’univers du texte. La question est donc de savoir quelles sont les relations exactes entre ces deux mondes.

Comme le souligne J.-M. Schaeffer, la relation entre les univers fictionnels et l’univers réel ne relève pas de l’homologie (les univers merveilleux ou fantastiques ne sont pas identiques au nôtre, et les mondes réalistes ou vraisemblables sont largement réinventés), mais de l’analogie[1]. Autrement dit, à la différence des maquettes ou des modèles réduits, qui tentent de reproduire fidèlement un objet tant au niveau global (la structure d’ensemble) qu’au niveau local (les éléments constitutifs), les univers fictionnels se contentent d’une ressemblance assez vague avec ce qu’ils imitent. C’est pourquoi il est rare qu’en tant que lecteur on se reconnaisse complètement dans un personnage ou une situation ; en revanche, il est fréquent, en vertu précisément de cette relation de vague analogie, que telle composante d’un texte entre en résonance avec telle de nos préoccupations.

A titre d’exemple, examinons ce passage de La Recherche où Marcel, lors de son second séjour à Balbec, se remémore sa grand-mère disparue. Il se sent coupable de l’avoir, à la fin de sa vie, blessée par sa désinvolture :

[…] Saint-Loup avait fait la photographie de grand’mère et […], ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à une contraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte ; c’était moi qu’ils déchiraient, maintenant qu’était impossible à jamais la consolation de mille baisers.[2]

La douleur morale évoquée par le narrateur (pourquoi ai-je été odieux avec ma grand-mère quand elle était vivante ?) peut parfaitement réveiller en moi une souffrance du même type.  Bien que j’aie affaire à des événements qui n’existent pas (je n’ai sous les yeux ni grand-mère ni photographe, il n’y a pas de « demi-jour », et je ne suis pas Marcel), je suis ému comme je le serais si j’étais confronté à une situation comparable dans la vraie vie. En d’autres termes, ce n’est pas le texte qui produit l’émotion, mais notre mémoire. En témoigne cette confidence d’un éminent lecteur, Antoine Compagnon, à propos de ce même passage :

cette « intermittence du cœur » [est] le moment le plus intense peut-être, le plus émouvant de la Recherche – en tout cas celui sur lequel, transcrivant les brouillons, collationnant les variantes, établissant le texte, rédigeant les notes pour l’édition de la Pléiade, je n’ai jamais pu travailler convenablement parce que l’émotion qui me serrait à chaque fois la gorge était trop forte, me rappelant sans doute la mort de ma propre mère.[3]

De la même façon, si, lisant Les Misérables, le sacrifice de Fantine m’émeut (elle se fait arracher des dents saines pour envoyer de l’argent à sa fille[4]), c’est qu’il me rappelle d’autres exemples d’abnégation maternelle (que je trouvais émouvants avant de lire Les Misérables).

Tout se passe donc comme si le texte remplissait la fonction d’excitateur et que la mémoire du lecteur faisait office de résonateur. Ajoutons que, dans le cas d’un texte littéraire, la capacité à générer des ondes de résonance émotionnelles est non seulement liée à l'affectivité qui imprègne la situation représentée mais aussi à la combinaison des mots, qui en quelque sorte la renforce et la prolonge. Le travail sur le signifiant a en effet un impact similaire à celui de la musique : plonger le destinataire dans un état émotionnel qui vient colorer le sens ou les paroles auxquels il est associé. L’émotion esthétique est ainsi au service de la résonance affective : le lecteur est ému à la fois par ce qui se passe dans la diégèse et par les procédures formelles qui ont un effet spécifique sur ce qu’il ressent ; mais, en raison du rythme de la lecture, il n’est pas en mesure de faire la différence entre les deux. Pour en revenir à l’exemple précédent, si je suis remué par les confidences de Marcel, ce n’est pas uniquement en raison de la scène évoquée, mais aussi grâce à la cadence de l’écriture, au rythme des phrases, au choix des images et au jeu des sonorités. Pour le dire plus simplement, les frissons esthétiques redoublent les frissons affectifs. On peut penser que, si le même contenu était communiqué sans le travail sur le style, l’impact émotionnel serait beaucoup moins fort. Pour nous en convaincre, réécrivons l’extrait de Proust en langage plat :

* Un jour où la grand-mère de Marcel se faisait photographier, elle avait fait preuve d’une coquetterie un peu ridicule, et Marcel avait manifesté son agacement. Il le regrette maintenant qu’elle est décédée et qu’il ne peut plus l’embrasser.

Bien que le référent soit rigoureusement le même, l’énoncé est beaucoup moins émouvant dans la mesure où il est dépourvu des effets d’écriture qui ajoutaient à la force émotionnelle du texte de Proust. L’intérêt du style, c’est qu’en teintant émotionnellement les idées, il a une incidence sur leur intensité.

Qu’il y ait un phénomène de résonance au fondement de l’expérience de lecture semble donc un fait peu contestable. Reste à savoir ce que cela nous dit sur la façon dont nous interagissons avec les textes. A priori, la résonance fait de la lecture une expérience stimulante et donc, à bien des égards, enrichissante.  

La résonance comme stimulation

La résonance se définit, nous l’avons vu, comme une réaction individuelle à un texte faisant office de stimulateur. Le processus peut se produire avec tous les types de récits, y compris ceux qui semblent très éloignés de notre univers de référence. Ainsi, lorsque, dans Les Cavaliers de Kessel, le héros entreprend une longue chevauchée dans les montagnes afghanes avec une jambe malade, la situation m’est a priori radicalement étrangère. Je n’ai jamais pratiqué l’équitation et je n’ai jamais eu de jambe gangrénée, mais le texte réveille en moi le souvenir d’autres douleurs physiques (certes beaucoup plus faibles) qui peut me servir à imaginer la souffrance du personnage. Ma représentation prend donc appui sur une série d’expériences vécues, que je remobilise à l’occasion de la lecture.

Par le biais de la résonance, le texte lu joue donc un rôle de révélateur : non seulement, il souligne ce qui est important pour moi (les événements susceptibles d’une remémoration ne sont jamais anodins), mais il me permet de réévaluer mon vécu personnel. Mes expériences passées sont en effet envisagées à partir du présent de la lecture, ce qui en change la portée : « La signification, comme l’écrit Schütz, n’est pas une qualité inhérente à certaines expériences qui émergent dans notre courant de conscience, mais le résultat d’une interprétation d’une expérience passée que l’on envisage réflexivement à partir d’un Maintenant. »[5] Ajoutons que ces expériences revécues le sont dans le cadre ludique de la fiction, ce qui permet de les considérer avec recul. Pour reprendre une distinction psychanalytique, les souvenirs réveillés relèvent d’une répétition selon le même et non d’une répétition selon l’identique : l’émotion qu’ils raniment accepte des variations, même légères, qui entraînent une réélaboration du passé[6]. L’apprentissage permis par la fiction n’est donc pas uniquement de l’ordre du transfert d’expérience ; il réside aussi, pour chaque lecteur, dans la prise de conscience et l’examen critique de son propre vécu.

Précisons que, pour déboucher sur cette double expérience de révélation/ réévaluation, le phénomène de résonance n’a pas besoin de passer par le texte dans son ensemble. Une simple phrase peut provoquer un déclic. Ainsi, lisant Les Travailleurs de la mer, je tombe sur cette formule qui fait écho en moi : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste »[7]. La résonance peut aussi passer par une scène ou une description qui nous parle (comme le passage de La Recherche précédemment cité). On peut aussi se sentir interpellé par un personnage. C’est, par exemple, le cas d’Orson Welles, qui, lisant Shakespeare, s’est à tel point senti en résonance avec le personnage de Falstaff[8] qu’il en a fait le protagoniste d’un film éponyme où cette figure de bouffon pathétique devient un autoportrait dérisoire de l’artiste[9].

Le caractère individuel et subjectif de la résonance conduit ainsi chaque lecteur à recomposer le texte à sa façon. Cette réappropriation personnelle, si elle fait souvent la richesse d’une lecture, n’est cependant pas sans dangers.  

La résonance comme enfermement

Pourquoi le sujet de ce volume a-t-il résonné en moi ? Parce que la résonance fait partie des questions qui m’intéressent et auxquelles je réfléchissais déjà avant d’avoir l’opportunité de participer à ces échanges. Ce qui résonne en moi, c’est donc ce qui confirme des centres d’intérêt déjà là.

Ce constat général vaut aussi bien sûr pour la lecture. Si les romans à l’eau de rose suscitent l’intérêt d’Emma et les romans de chevalerie celui de don Quichotte, n’est-ce pas parce qu’Emma et don Quichotte y trouvent confirmation de ce à quoi ils aspirent ? Sans doute pourrait-on objecter que, dans le texte de Flaubert, c’est la lecture qui crée le désir et non l’inverse. Mais n’est-ce pas l’état de carence affective d’Emma (dû, notamment, à l’absence à ses côtés d’une figure maternelle) qui explique sa passion pour la littérature sentimentale et la fait se précipiter sur les livres introduits en cachette au couvent ?

Il semble qu’on soit en droit de se poser cette question dérangeante : si nous nous intéressons à un texte, n’est-ce pas d’abord parce qu’il entérine nos goûts et nos valeurs ? En d’autres termes, la résonance ne serait pas seulement stimulation, mais aussi confirmation, voire répétition ou enfermement. Elle ne ferait qu’exprimer la vérité narcissique de la lecture. C’est ce qui semble ressortir de ce fragment du Barthes par lui-même intitulé « Bataille, la peur » :

Bataille, en somme, me touche peu : qu’ai-je à faire avec le rire, la dévotion, la poésie, la violence ? Qu’ai-je à dire du « sacré », de l’ « impossible » ? Cependant, il suffit que je fasse coïncider tout ce langage (étranger) avec un trouble qui a nom chez moi la peur, pour que Bataille me reconquière : tout ce qu’il écrit, alors, me décrit : ça colle.[10]

Un texte n’intéresserait donc que si on le ramène à ce qu’on est déjà[11], la lecture n’étant rien d’autre qu’une réappropriation.

On pourrait trouver dans les théories de M. Charles et de P. Bayard des éléments confirmant cette idée.

Pour M. Charles en effet chaque lecteur construit son propre texte à partir du texte réel, en minorant ou en mettant au premier plan certains éléments et connexions :

Le texte est un agencement de textes virtuels ; des filtres jouent le rôle d’opérateurs, permettant d’actualiser tel ou tel de ces textes virtuels en fonction d’un programme littéraire […] ou, plus simplement, d’une préoccupation personnelle […]. Dans cette opération, des énoncés que l’on pouvait considérer comme marginaux ou secondaires peuvent être mis en lumière en fonction de tel ou tel programme, si bien que les notions de principal et d’accessoire,  de fonction et de détail, de signifiant et d’insignifiant se relativisent fortement […].[12]

Je peux, par exemple, lire Le Père Goriot comme l’histoire de Goriot ou comme l’histoire de Rastignac. Lisant un poème, je vais retenir spontanément certains vers alors que d’autres disparaîtront dans l’oubli. On peut raisonnablement penser que les passages surévalués par un individu sont précisément ceux qui font écho en lui. La résonance contribue donc à me faire rater le texte réel au profit d’une construction subjective qui n’existe que pour moi.

De même, pour Pierre Bayard, il existe une différence entre le « texte général », publié par l’éditeur, et le « texte singulier » produit par chaque lecture personnelle. Là encore, ce qui différencie ces deux textes, c’est le « travail de sélection » : « la sélection est l’opération majeure par laquelle s’effectue la séparation entre le texte général et le texte singulier »[13]. Ce travail de sélection se fait selon l’imaginaire individuel lorsque le lecteur lit pour son plaisir et en fonction du langage critique utilisé (marxisme, psychanalyse, histoire des mentalités, etc.) lorsque le lecteur est un lecteur professionnel. Mais, qu’il s’agisse d’une lecture ordinaire ou d’une lecture critique, le processus demeure le même : toute lecture est filtrée par un « paradigme intérieur » qui fait que, lorsque plusieurs personnes débattent d’un texte, elles parlent rarement de la même chose.

Mais selon quels principes surévaluons-nous certains éléments au détriment des autres ? Selon  Andrei Minzetanu[14], le travail de sélection opéré par tout lecteur se fait en fonction du « biais de confirmation ». Le « biais de confirmation », concept emprunté au domaine de la psychologie sociale, désigne la tendance de tout individu à privilégier les informations qui confirment ses opinions au détriment des éléments qui le forceraient à les réviser[15]. Le but ultime du biais de confirmation est de réduire la « dissonance cognitive »[16], autrement dit l’inconfort mental suscité par le caractère inconciliable de deux croyances. C’est, par exemple, pour échapper à une éventuelle dissonance cognitive que différents lecteurs liront dans Anna Karénine, qui une célébration de la famille et du mariage (voyez où mène l’adultère), qui un pamphlet féministe (regardez comme Anna se dresse avec courage contre tous les obstacles de la société et de la morale), qui un hymne à la passion (malgré les souffrances endurées et la fin tragique, Anna aura mené une vie riche et intense). Chacune de ces lectures est légitime et peut s’appuyer sur des éléments objectifs du texte de Tolstoï. Mais l’une ou l’autre sera privilégiée selon le paradigme intérieur de chaque lecteur.

Il semble donc difficile de comprendre exactement ce qu’est la résonance sans avoir à l’esprit l’existence du biais de confirmation. Si un énoncé (ou un passage, ou un personnage) résonne en moi, c’est parce que je l’ai sélectionné d’une façon plus ou moins consciente afin de rester fidèle à mes propres croyances ou opinions.

Il existe donc deux grandes façons d’envisager le phénomène de résonance : soit on est sensible à la part de créativité qu’il contient en tant que réponse personnelle à un stimulus extérieur ; soit on considère qu’il enferme chaque lecteur dans la certitude de ses représentations. Est-il possible de trancher entre ces deux approches ?

La résonance ou la lecture comme dialectique

Ce que je vais tenter de montrer, dans ce dernier temps de mon exposé, c’est que la force de la résonance est d’être à la fois enfermement et stimulation, répétition et découverte, cette double dimension étant toujours le signe d’une relation profonde avec le texte.

Pour qu’un texte puisse m’apporter quelque chose, il faut en effet qu’il contienne une part de différence ; mais, pour que cette différence soit perçue, le préalable est que le texte soit lisible. Or, la lisibilité suppose un minimum de reconnaissance : un texte n’est accessible que s’il s’inscrit dans un arrière-plan familier au lecteur. Jean-Louis Dufays a jadis parfaitement décrit cette dynamique de la lecture : « celle-ci n’est jamais pure réitération de stéréotypes ni pure création de sens nouveaux, mais toujours à la fois reconnaissance et connaissance, expérience du même et découverte du neuf, projection de paradigmes préexistants et production de syntagmes inédits »[17].

C’est sans doute Deleuze qui a formulé le plus clairement ce statut particulier de l’œuvre d’art, qui doit échapper d’un côté au chaos et de l’autre à l’opinion[18]. Le chaos, c’est la différence absolue, entièrement étrangère, donc incompréhensible. L’opinion, c’est l’ensemble des propositions et des croyances qui organisent et découpent notre réalité. L’art est donc confronté à un double danger : ou bien il tombe dans le chaos, c’est-à-dire dans l’illisible ; ou bien il se rabat sur des opinions toutes faites, qui montrent qu’un artiste n’a plus rien à dire.

Pour nous en convaincre, penchons-nous sur un cas concret de réception. Il s’agit d’une lecture de Madame Bovary, extraite de la série d’émissions Lire, c’est vivre, qui a fait les beaux jours d’Antenne 2 dans les années 1970[19]. Le principe était de faire lire un classique de la littérature par un public directement concerné par le contenu. Le texte de Flaubert fut ainsi proposé à divers habitants d’un petit village normand. Dans un passage demeuré fameux, Mme Aymorine, épouse d’un cultivateur du hameau, est interrogée par le réalisateur, Pierre Dumayet, sur le personnage de Rodolphe. Après avoir vainement tenté de minorer l’importance de l’amant d’Emma (qui n’aurait apporté à l’héroïne que « quelques instants de bonheur, de félicité »), Mme Aymorine finit par faire part de sa gêne – « je crois qu’il faudrait avoir ressenti tout ça pour en parler » – avant de mettre brutalement fin à la conversation : « je trouve que c’est à travers le silence qu’on comprend peut-être mieux les gens ». On devine, par ce demi-aveu, que Mme Aymorine a retrouvé dans le roman quelque chose qui lui parle (qu’elle ait effectivement eu un amant ou qu’elle en ait seulement caressé le désir). Dès lors, la communication est établie et le texte peut l’amener à un retour sur elle-même (ce que montre très bien le plan final de la caméra). Comme le confirme ce témoignage, il n’est pas de réponse personnelle sans reconnaissance préalable.

En guise de conclusion, on rappellera qu’un texte n’est qu’une virtualité tant qu’il n’est pas concrétisé par un individu particulier qui le nourrira de sa sensibilité, de sa culture et de son imaginaire. Mais le lecteur ne peut réaliser un tel programme que si le livre résonne en lui, autrement dit lui parle une langue suffisamment familière pour qu’il soit en mesure d’y réagir. La résonance, c’est le processus par lequel le texte devient réalité.

Vincent Jouve
Université de Reims

Notes
  1. J–M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 215.
  2. M. Proust, Sodome et Gomorrhe (1922), Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1989, p. 155-156.
  3. « Proust et moi », Autobiography, Historiography, Rhetoric. A Festschrift in Honor of F. P. Bowman, Amsterdam, Rodopi, 1994.
  4. Cf. V. Hugo, Les Misérables (1862), Première Partie « Fantine », Livre cinquième « La descente », X « Suite du succès ».
  5. A. Schütz, « Sur les réalités multiples » (1945), trad. franç., Le Chercheur et le quotidien, Paris, Klincksieck, 1987, p. 107.
  6. Cf. M. de M'Uzan, « Le même et l’identique », De l'art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.
  7. V. Hugo, Les Travailleurs de la mer (1866), Paris, Garnier-Flammarion, 2012, p. 154.
  8. On le trouve dans les pièces Henri IV et Les Joyeuses Commères de Windsor.
  9. Cf. O. Welles, Falstaff, Espagne, Internacional Films, 1965.
  10. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 147.
  11. Barthes, rappelons-le, a placé cette phrase de Hobbes en épigraphe du Plaisir du texte : « La seule passion de ma vie a été la peur » (Paris, Seuil, Coll. « Points », 1973, p. 7).
  12. M. Charles, Composition, Paris, Seuil, 2018, p. 71.
  13. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le Dialogue de sourds, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », (2002), 2014, p. 40.
  14. Cf. « La Lecture d’adhésion », Les Temps Modernes, n°698, Paris, Gallimard, février 2018.
  15. Cf. G. Bronner, L’Empire des croyances, Paris, PUF, 2003.
  16. Cf. J.-P. Poitou, La Dissonance cognitive, Paris, Armand Colin, 1974.
  17. J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p. 155.
  18. Cf. Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 191 sq.
  19. « Madame Bovary de Gustave Flaubert », Lire, c’est vivre, Antenne 2, 1976.