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François-René de Chateaubriand
Génie du christianisme
Garnier Frères, 1828 (p. 398-409).
LIVRE II. TOMBEAUX
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Chapitre I - Tombeaux antiques. — L’Égypte

Les derniers devoirs qu’on rend aux hommes seraient bien tristes s’ils étaient dépouillés des signes de la religion. La religion a pris naissance aux tombeaux, et les tombeaux ne peuvent se passer d’elle : il est beau que le cri de l’espérance s’élève du fond du cercueil, et que le prêtre du Dieu vivant escorte au monument la cendre de l’homme : c’est en quelque sorte l’immortalité qui marche à la tête de la mort.

Des funérailles nous passons aux tombeaux, qui tiennent une si grande place dans l’histoire des hommes. Afin de mieux apprécier le culte dont on les honore chez les chrétiens, voyons dans quel état ils ont subsisté chez les peuples idolâtres.

Il existe un pays sur la terre qui doit une partie de sa célébrité à ses tombeaux. Deux fois attirés par la beauté des ruines et des souvenirs, les Français ont tourné leurs pas vers cette contrée : ce peuple de saint Louis est travaillé intérieurement d’une certaine grandeur qui le force à se mêler, dans tous les coins du globe, aux choses grandes comme lui-même. Cependant est-il certain que des momies soient des objets fort dignes de notre curiosité ? On dirait que l’ancienne Égypte ait craint que la postérité ignorât un jour ce que c’était que la mort, et qu’elle ait voulu, à travers les temps, lui faire parvenir des échantillons de cadavres.

Vous ne pouvez faire un pas dans cette terre sans rencontrer un monument. Voyez-vous un obélisque, c’est un tombeau ; les débris d’une colonne, c’est un tombeau ; une cave souterraine, c’est encore un tombeau. Et lorsque la lune, se levant derrière la grande pyramide, vient à paraître sur le sommet de ce sépulcre immense, vous croyez apercevoir le phare même de la mort et errer véritablement sur le rivage où jadis le nautonier des enfers passait les ombres.

Chapitre II - Les Grecs et les Romains

Chez les Grecs et les Romains les morts ordinaires reposaient à l’entrée des villes, le long des chemins publics, apparemment parce que les tombeaux sont les vrais monuments du voyageur. On ensevelissait souvent les morts fameux au bord de la mer.

Ces espèces de signaux funèbres, qui annonçaient de loin le rivage et l’écueil au navigateur, étaient pour lui sans doute un sujet de réflexions bien sérieuses. Oh ! que la mer devait lui paraître un élément sûr et fidèle auprès de cette terre où l’orage avait brisé tant de hautes fortunes, englouti tant d’illustres vies ! Près de la cité d’Alexandre on apercevait le petit monceau de sable élevé par la piété d’un affranchi et d’un vieux soldat aux mânes du grand Pompée ; non loin des ruines de Carthage on découvrait sur un rocher la statue armée consacrée à la mémoire de Caton ; sur les côtes de l’Italie le mausolée de Scipion marquait le lieu où ce grand homme mourut dans l’exil, et la tombe de Cicéron indiquait la place où le père de la patrie fut indignement massacré.

Mais, tandis que la fatale Rome érigeait sur le rivage de la mer ces témoignages de son injustice, la Grèce, consolant l’humanité, plaçait au bord des mêmes flots de plus riants souvenirs. Les disciples de Platon et de Pythagore, en voguant sur la terre d’Égypte, où ils allaient s’instruire touchant les dieux, passaient devant l’île d’Io, à la vue du tombeau d’Homère. Il était naturel que le chantre d’Achille reposât sous la protection de Thétis ; on pouvait supposer que l’ombre du poète se plaisait encore à raconter les malheurs d’Ilion aux Néréides, ou que, dans les douces nuits de l’Ionie, elle disputait aux Sirènes le prix des concerts.

Chapitre III - Tombeaux modernes. — La Chine et la Turquie

Les Chinois ont une coutume touchante : ils enterrent leurs proches dans leurs jardins. Il est assez doux d’entendre dans les bois la voix des ombres de ses pères et d’avoir toujours quelques souvenirs au désert. A l’autre extrémité de l’Asie, les Turcs ont à peu près le même usage. Le détroit des Dardanelles présente un spectacle bien philosophique : d’un côté s’élèvent les promontoires de l’Europe avec toutes ses ruines ; de l’autre, les côtes de l’Asie, bordées de cimetières islamistes. Que de mœurs diverses ont animé ces rivages ! Que de peuples y sont ensevelis, depuis les jours où la lyre d’Orphée y rassembla des sauvages jusqu’aux jours qui ont rendu ces contrées à la barbarie ! Pélasges, Hellènes, Grecs, Méoniens, peuples d’Illus, de Sarpédon, d’Enée, habitants de l’Ida, du Tmolus, du Méandre et du Pactole, sujets de Mithridate, esclaves des césars romains, Vandales, hordes de Goths, de Huns, de Francs, d’Arabes, vous avez tous sur ces bords étalé le culte des tombeaux, et en cela seul vos mœurs ont été pareilles. La mort, se jouant à son gré des choses et des destinées humaines, a prêté le catafalque d’un empereur romain à la dépouille d’un Tartare, et dans le tombeau d’un Platon logé les cendres d’un mollah.

Chapitre IV - La Calédonie ou l’ancienne Ecosse

Quatre pierres couvertes de mousse marquent sur les bruyères de la Calédonie la tombe des guerriers de Fingal. Oscar et Malvina ont passé, mais rien n’est changé dans leur solitaire patrie. Le montagnard écossais se plaît encore à redire les chants de ses ancêtres ; il est encore brave, sensible, généreux ; ses mœurs modernes sont comme le souvenir de ses mœurs antiques ; ce n’est plus, qu’on nous pardonne l’image, ce n’est plus la main du barde même qu’on entend sur la harpe, c’est ce frémissement des cordes produit par le toucher d’une ombre, lorsque la nuit, dans une salle déserte, elle annonçait la mort d’un héros.

Carril accompanied his voice. The music was like the memory of joys that are past, pleasant, and mournful to the soul. The ghosts of departed bards heard il from Slimora’s side, soft sounds spread along the wood, and the silent valley of night rejoice. So when he sits, in the silence of noon, in the valley of his breeze, the humming of the mountain’s bee comes to Ossian’s ear : the gale drowns it often in its course ; but the pleasant sound returns again. " Carril accompagnait sa voix. Leur musique, pleine de douceur et de tristesse, ressemblait au souvenir des joies qui ne sont plus. Les ombres des bardes décédés l’entendirent sur les flancs de Slimora. De faibles sons se prolongèrent le long des bois, et les vallées silencieuses de la nuit se réjouirent. Ainsi, pendant le silence de midi, lorsque Ossian est assis dans la vallée de ses brises, le murmure de l’abeille de la montagne parvient à son oreille ; souvent le zéphyr, dans sa course, emporte[1] le son léger, mais bientôt il revient encore. "

Chapitre V - Otaïti

L’homme ici-bas ressemble à l’aveugle Ossian, assis sur les tombeaux des rois de Morven : quelque part qu’il étende sa main dans l’ombre, il touche les cendres de ses pères.

Lorsque les navigateurs pénétrèrent pour la première fois dans l’océan Pacifique, ils virent se dérouler au loin des flots que caressent éternellement des brises embaumées. Bientôt du sein de l’immensité s’élevèrent des îles inconnues. Des bosquets de palmiers, mêlés à de grands arbres, qu’on eût pris pour de hautes fougères, couvraient les côtes, et descendaient jusqu’au bord de la mer en amphithéâtre : les cimes bleues des montagnes couronnaient majestueusement ces forêts. Ces îles, environnées d’un cercle de coraux, semblaient se balancer comme des vaisseaux à l’ancre dans un port, au milieu des eaux les plus tranquilles : l’ingénieuse antiquité aurait cru que Vénus avait noué sa ceinture autour de ces nouvelles Cythères pour les défendre des orages.

Sous ces ombrages ignorés, la nature avait placé un peuple beau comme le ciel qui l’avait vu naître : les Otaïtiens portaient pour vêtements une draperie d’écorce de figuier ; ils habitaient sous des toits de feuilles de mûrier, soutenus par des piliers de bois odorants, et ils faisaient voler sur les ondes de doubles canots aux voiles de jonc, aux banderoles de fleurs et de plumes. Il y avait des danses et des sociétés consacrées aux plaisirs ; les chansons et les drames de l’amour n’étaient point inconnus sur ces bords. Tout s’y ressentait de la mollesse de la vie, et un jour plein de calme, et une nuit dont rien ne troublait le silence. Se coucher près des ruisseaux, disputer de paresse avec leurs ondes, marcher avec des chapeaux et des manteaux de feuillages, c’était toute l’existence des tranquilles sauvages d’Otaïti. Les soins qui chez les autres hommes occupent leurs pénibles journées étaient ignorés de ces insulaires ; en errant à travers les bois, ils trouvaient le lait et le pain suspendus aux branches des arbres.

Telle apparut Otaïti à Wallis, à Cook et à Bougainville. Mais, en approchant de ces rivages, ils distinguèrent quelques monuments des arts, qui se mariaient à ceux de la nature : c’étaient les poteaux des moraï. Vanité des plaisirs des hommes ! Le premier pavillon qu’on découvre sur ces rives enchantées est celui de la mort, qui flotte au-dessus de toutes les félicités humaines.

Donc ne pensons pas que ces lieux où l’on ne trouve au premier coup d’œil qu’une vie insensée, soient étrangers à ces sentiments graves, nécessaires à tous les hommes. Les Otaïtiens, comme les autres peuples, ont des rites religieux et des cérémonies funèbres ; ils ont surtout attaché une grande pensée de mystère à la mort. Lorsqu’on porte un esclave au moraï, tout le monde fuit sur son passage ; le maître de la pompe murmure alors quelques mots à l’oreille du décédé. Arrivé au lieu du repos, on ne descend point le corps dans la terre, mais on le suspend dans un berceau qu’on recouvre d’un canot renversé, symbole du naufrage de la vie. Quelquefois une femme vient gémir auprès du moraï ; elle s’assied les pieds dans la mer, la tête baissée, et ses cheveux retombant sur son visage : les vagues accompagnent le chant de sa douleur, et sa voix monte vers le Tout-Puissant avec la voix du tombeau et celle de l’océan Pacifique.

Chapitre VI - Tombeaux chrétiens

En parlant du sépulcre dans notre religion, le ton s’élève et la voix se fortifie : on sent que c’est là le vrai tombeau de l’homme. Le monument de l’idolâtre ne vous entretient que du passé ; celui du chrétien ne vous parle que de l’avenir. Le christianisme a toujours fait en tout le mieux possible ; jamais il n’a eu de ces demi-conceptions si fréquentes dans les autres cultes. Ainsi, par rapport aux sépulcres, négligeant les idées intermédiaires, qui tiennent aux accidents et aux lieux, il s’est distingué des autres religions par une coutume sublime ; il a placé la cendre des fidèles dans l’ombre des temples du Seigneur, et déposé les morts dans le sein du Dieu vivant.

Lycurgue n’avait pas craint d’établir les tombeaux au milieu de Lacédémone ; il avait pensé, comme notre religion, que la cendre des pères, loin d’abréger les jours des fils, prolonge en effet leur existence, en leur enseignant la modération et la vertu, qui conduisent à une heureuse vieillesse. Les raisons humaines qu’on a opposées à ces raisons divines sont bien loin d’être convaincantes. Meurt-on moins en France que dans le reste de l’Europe, où les cimetières sont encore dans les villes ?

Lorsque autrefois parmi nous on sépara les tombeaux des églises, le peuple, qui n’est pas si prudent que les beaux esprits. qui n’a pas les mêmes raisons de craindre le bout de la vie, le peuple s’opposa à l’abandon des antiques sépultures. Et qu’avaient en effet les modernes cimetières qui pût le disputer aux anciens ? Où étaient leurs lierres, leurs ifs, leurs gazons nourris depuis tant de siècles des biens de la tombe ? Pouvaient-ils montrer les os sacrés des aïeux, le temple, la maison du médecin spirituel, enfin cet appareil de religion qui promettait, qui assurait même une renaissance très prochaine ? Au lieu de ces cimetières fréquentés, on nous assigna dans quelque faubourg un enclos solitaire abandonné des vivants et des souvenirs, et où la mort, privée de tout signe d’espérance, semblait devoir être éternelle.

Qu’on nous en croie : c’est lorsqu’on vient à toucher à ces bases fondamentales de l’édifice que les royaumes trop remués s’écroulent[2]. Encore si l’on s’était contenté de changer simplement le lieu des sépultures ! mais, non satisfait de cette première atteinte portée aux mœurs, on fouilla les cendres de nos pères, on enleva leurs restes, comme le manant enlève dans son tombereau les boues et les ordures de nos cités.

Il fut réservé à notre siècle de voir ce qu’on regardait comme le plus grand malheur chez les anciens, ce qui était le dernier supplice dont on punissait les scélérats, nous entendons la dispersion des cendres ; de voir, disons-nous, cette dispersion applaudie comme le chef-d’œuvre de la philosophie. Et où était donc le crime de nos aïeux, pour traiter ainsi leurs restes, sinon d’avoir mis au jour des fils tels que nous ! Mais écoutez la fin de tout ceci, et voyez l’énormité de la sagesse humaine : dans quelques villes de France, on bâtit des cachots sur l’emplacement des cimetières ; on éleva les prisons des hommes sur le champ où Dieu avait décrété la fin de tout esclavage ; on édifia des lieux de douleur pour remplacer les demeures où toutes les peines viennent finir ; enfin, il ne resta qu’une ressemblance, à la vérité effroyable, entre ces prisons et ces cimetières : c’est là que s’exercèrent les jugements iniques des hommes, là où Dieu avait prononcé les arrêts de son inviolable justice[3].

Chapitre VII - Cimetières de campagne

Les anciens n’ont point eu de lieux de sépulture plus agréables que nos cimetières de campagne : des prairies, des champs, des eaux, des bois, une riante perspective, mariaient leurs simples images avec les tombeaux des laboureurs. On aimait à voir le gros if qui ne végétait plus que par son écorce, les pommiers du presbytère, le haut gazon, les peupliers, l’ornement des morts, et les buis, et les petites croix de consolation et de grâce. Au milieu des paisibles monuments, le temple villageois élevait sa tour surmontée de l’emblème rustique de la vigilance. On n’entendait dans ces lieux que le chant du rouge-gorge et le bruit des brebis qui broutaient l’herbe de la tombe de leur ancien pasteur.

Les sentiers qui traversaient l’enclos bénit aboutissaient à l’église ou à la maison du curé : ils étaient tracés par le pauvre et le pèlerin, qui allaient prier le Dieu des miracles ou demander le pain de l’aumône à l’homme de l’Evangile : l’indifférent ou le riche ne passait point sur ces tombeaux.

On y lisait pour toute épitaphe : Guillaume ou Paul, né en telle année, mort en telle autre. Sur quelques-uns il n’y avait pas même de nom. Le laboureur chrétien repose oublié dans la mort, comme ces végétaux utiles au milieu desquels il a vécu ; la nature ne grave pas le nom des chênes sur leurs troncs abattus dans les forêts.

Cependant, en errant un jour dans un cimetière de campagne, nous aperçûmes une épitaphe latine sur une pierre qui annonçait le tombeau d’un enfant. Surpris de cette magnificence, nous nous en approchâmes, pour connaître l’érudition du curé du village ; nous lûmes ces mots de l’Evangile ;

Sinite parvulos vedire ad me.

Laissez les petits enfants venir à moi.

Les cimetières de la Suisse sont quelquefois placés sur des rochers [NOTE 31], d’où ils commandent les lacs, les précipices et les vallées. Le chamois et l’aigle y fixent leur demeure, et la mort croît sur ces sites escarpés, comme ces plantes alpines dont la racine est plongée dans des glaces éternelles. Après son trépas, le paysan de Glaris ou de Saint-Gall est transporté sur ces hauts lieux par son pasteur. Le convoi a pour pompe funèbre la pompe de la nature et pour musique sur les croupes des Alpes ces airs bucoliques qui rappellent au Suisse exilé son père, sa mère, ses sœurs et les bêlements des troupeaux de sa montagne.

L’Italie présente au voyageur ses catacombes, ou l’humble monument d’un martyr dans les jardins de Mécène et de Lucullus. L’Angleterre a ses morts vêtus de laine, et ses tombeaux semés de réséda. Dans ces cimetières d’Albion, nos yeux attendris ont quelquefois rencontré un nom français au milieu des épitaphes étrangères : revenons aux tombeaux de la patrie.

Chapitre VIII - Tombeaux dans les Églises

Rappelez-vous un moment les vieux monastères ou les cathédrales gothiques telles qu’elles existaient autrefois ; parcourez ces ailes du chœur, ces chapelles, ces nefs, ces cloîtres pavés par la mort, ces sanctuaires remplis de sépulcres. Dans ce labyrinthe de tombeaux, quels sont ceux qui vous frappent davantage ? Sont-ce ces monuments modernes, chargés de figures allégoriques, qui écrasent de leurs marbres glacés des cendres moins glacées qu’elles ? Vains simulacres qui semblent partager la double léthargie du cercueil où il sont assis et des cœurs mondains qui les ont fait élever ! A peine y jetez-vous un coup d’œil : mais vous vous arrêtez devant ce tombeau poudreux, sur lequel est couchée la figure gothique de quelque évêque revêtu de ses habits pontificaux, les mains jointes, les yeux fermés ; vous vous arrêtez devant ce monument où un abbé, soulevé sur le coude, et la tête appuyée sur la main, semble rêver à la mort. Le sommeil du prélat et l’attitude du prêtre ont quelque chose de mystérieux : le premier paraît profondément occupé de ce qu’il voit dans ces rêves de la tombe, le second, comme un homme en voyage, n’a pas voulu se coucher entièrement, tant le moment où il doit se relever est proche !

Et quelle est cette grande dame qui repose ici près de son époux ? L’un et l’autre sont habillés dans toute la pompe gauloise ; un coussin supporte leurs têtes, et leurs têtes semblent si appesanties par les pavots de la mort qu’elles ont fait fléchir cet oreiller de pierre : heureux si ces deux époux n’ont point eu de confidences pénibles à se faire sur le lit de leur hymen funèbre ! Au fond de cette chapelle retirée, voici quatre écuyers de marbre, bardés de fer, armés de toutes pièces, les mains jointes, et à genoux aux quatre coins de l’entablement d’un tombeau. Est-ce toi, Bayard, qui rendais la rançon aux vierges, pour les marier à leurs amants ? Est-ce toi, Beaumanoir, qui buvais ton sang dans le combat des Trente ? Est-ce quelque autre chevalier qui sommeille ici ? Ces écuyers semblent prier avec ferveur, car ces vaillants hommes, antique honneur du nom français, tout guerriers qu’ils étaient, n’en craignaient pas moins Dieu du fond du cœur ; c’était en criant : Montjoie et saint Denis, qu’ils arrachaient la France aux Anglais, et faisaient des miracles de vaillance pour l’Église, leur dame et leur roi. N’y a-t-il donc rien de merveilleux dans ces temps des Roland, des Godefroi, des sires de Coucy et de Joinville ; dans ces temps des Maures, des Sarrasins, des royaumes de Jérusalem et de Chypre ; dans ces temps où l’Orient et l’Asie échangeaient d’armes et de mœurs avec l’Europe et l’Occident ; dans ces temps où Thibaud chantait, où les troubadours se mêlaient aux armes, les danses à la religion et les tournois aux sièges et aux batailles[4] ?

Sans doute ils étaient merveilleux ces temps, mais ils sont passés. La religion avait averti les chevaliers de cette vanité des choses humaines, lorsqu’à la suite d’une longue énumération de titres pompeux : Haut et puissant seigneur, messire Anne de Montmorency, connétable de France, etc., etc., elle avait ajouté : Priez pour lui, pauvre pécheur. C’est tout le néant[5].

Quant aux sépultures souterraines, elles étaient généralement réservées aux rois et aux religieux. Lorsqu’on voulait se nourrir de sérieuses et d’utiles pensées, il fallait descendre dans les caveaux des couvents et contempler ces solitaires endormis, qui n’étaient pas plus calmes dans leurs demeures funèbres, qu’ils ne l’avaient été sur la terre. Que votre sommeil soit profond sous ces voûtes, hommes de paix, qui aviez partagé votre héritage mortel à vos frères, et qui, comme le héros de la Grèce, partant pour la conquête d’un autre univers, ne vous étiez réservé que l’espérance !

Chapitre IX - Saint-Denis

On voyait autrefois, près de Paris, des sépultures fameuses entre les sépultures des hommes. Les étrangers venaient en foule visiter les merveilles de Saint-Denis. Ils y puisaient une profonde vénération pour la France, et s’en retournaient en disant en dedans d’eux-mêmes, comme saint Grégoire : Ce royaume est réellement le plus grand parmi les nations ; mais il s’est élevé un vent de la colère autour de l’édifice de la Mort ; les flots des peuples ont été poussés sur lui, et les hommes étonnés se demandent encore : Comment le temple d’Ammon a disparu sous les sables des déserts.

L’abbaye gothique où se rassemblaient ces grands vassaux de la mort ne manquait point de gloire : les richesses de la France étaient à ses portes ; la Seine passait à l’extrémité de sa plaine ; cent endroits célèbres remplissaient, à quelque distance, tous les sites de beaux noms, tous les champs de beaux souvenirs ; la ville de Henri IV et de Louis le Grand était assise dans le voisinage ; et la sépulture royale de Saint-Denis se trouvait au centre de notre puissance et de notre luxe, comme un trésor où l’on déposait les débris du temps et la surabondance des grandeurs de l’empire français.

C’est là que venaient tour à tour s’engloutir les rois de la France. Un d’entre eux, et toujours le dernier descendu dans ces abîmes, restait sur les degrés du souterrain, comme pour inviter sa postérité à descendre. Cependant Louis XIV a vainement attendu ses deux derniers fils : l’un s’est précipité au fond de la voûte, en laissant son ancêtre sur le seuil ; l’autre, ainsi qu’Oedipe, a disparu dans une tempête. Chose digne de méditation ! le premier monarque que les envoyés de la justice divine rencontrèrent fut ce Louis si fameux par l’obéissance que les nations lui portaient. Il était encore tout entier dans son cercueil. En vain pour défendre son trône il parut se lever avec la majesté de son siècle et une arrière-garde de huit siècles de rois ; en vain son geste menaçant épouvanta les ennemis des morts, lorsque, précipité dans une fosse commune, il tomba sur le sein de Marie de Médicis : tout fut détruit. Dieu, dans l’effusion de sa colère, avait juré par lui-même de châtier la France : ne cherchons point sur la terre les causes de pareils événements ; elles sont plus haut.

Dès le temps de Bossuet, dans le souterrain de ces princes anéantis, on pouvait à peine déposer madame Henriette, " tant les rangs y sont pressés, s’écrie le plus éloquent des orateurs, tant la mort est prompte à remplir ces places ! " En présence des âges, dont les flots écoulés semblent gronder encore dans ces profondeurs, les esprits sont abattus par le poids des pensées qui les oppressent. L’âme entière frémit en contemplant tant de néant et tant de grandeur. Lorsqu’on cherche une expression assez magnifique pour peindre ce qu’il y a de plus élevé, l’autre moitié de l’objet sollicite le terme le plus bas, pour exprimer ce qu’il y a de plus vil. Ici les ombres des vieilles voûtes s’abaissent, pour se confondre avec les ombres des vieux tombeaux ; là des grilles de fer entourent inutilement ces bières, et ne peuvent défendre la mort des empressements des hommes. Ecoutez le sourd travail du ver du sépulcre, qui semble filer dans ces cercueils les indestructibles réseaux de la mort ! Tout annonce qu’on est descendu à l’empire des ruines ; et, à je ne sais quelle odeur de vétusté répandue sous ces arches funèbres, on croirait, pour ainsi dire, respirer la poussière des temps passés.

Lecteurs chrétiens, pardonnez aux larmes qui coulent de nos yeux en errant au milieu de cette famille de saint Louis et de Clovis. Si tout à coup, jetant à l’écart le drap mortuaire qui les couvre, ces monarques allaient se dresser dans leurs sépulcres et fixer sur nous leurs regards, à la lueur de cette lampe !… Oui, nous les voyons tous se lever à demi, ces spectres des rois ; nous les reconnaissons, nous osons interroger ces majestés du tombeau. Hé bien, peuple royal de fantômes, dites-le-nous : voudriez-vous revivre maintenant au prix d’une couronne ? Le trône vous tente-t-il encore ?… Mais d’où vient ce profond silence ? D’où vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous secouez vos têtes royales, d’où tombe un nuage de poussière ; vos yeux se referment, et vous vous recouchez lentement dans vos cercueils !

Ah ! si nous avions interrogé ces morts champêtres, dont naguère nous visitions les cendres, ils auraient percé le gazon de leurs tombeaux ; et, sortant du sein de la terre comme des vapeurs brillantes, ils nous auraient répondu : " Si Dieu l’ordonne ainsi, pourquoi refuserions-nous de revivre ? Pourquoi ne passerions-nous pas encore des jours résignés dans nos chaumières ? Notre hoyau n’était pas si pesant que vous le pensez ; nos sueurs mêmes avaient leurs charmes, lorsqu’elles étaient essuyées par une tendre épouse ou bénies par la religion. "

Mais où nous entraîne la description de ces tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne sont plus, ces sépultures ! Les petits enfants se sont joués avec les os des puissants monarques : Saint-Denis est désert ; l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés : et au lieu du cantique de la mort, qui retentissait sous ses dômes, on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés [NOTE 32].


  1. Drowns, noie.
  2. Les anciens auraient cru un État renversé si l’on eût violé l’asile des morts. On connaît les belles lois de l’Égypte sur les sépultures. Les lois de Solon séparaient le violateur des tombeaux de la communion du temple, et l’abandonnaient aux Furies. Les Institutes de Justinien règlent jusqu’aux legs, l’héritage, la vente et le rachat d’un sépulcre, etc.
  3. Nous passons sous silence les abominations commises pendant les jours révolutionnaires. Il n’y a point d’animal domestique qui, chez une nation étrangère un peu civilisée, ne fût inhumé avec plus de décence que le corps d’un citoyen français. On sait comment les enterrements s’exécutaient, et comment pour quelques deniers on faisait jeter un père, une mère ou une épouse à la voirie. Encore ces morts sacrés n’y étaient-ils pas en sûreté ; car il y avait des hommes qui faisaient métier de dérober le linceul, le cercueil, ou les cheveux du cadavre. Il ne faut rapporter toutes ces choses qu’à un conseil de Dieu ; c’était une suite de la première violation sous la monarchie. Il est bien à désirer qu’on rende au cercueil les signes de religion dont on l’a privé, et surtout qu’on ne fasse plus garder les cimetières par des chiens. Tel est l’excès de la misère où l’homme tombe quand il perd la vue de Dieu, que, n’osant plus se confier à l’homme, dont rien ne garantit la foi, il se voit réduit à placer ses cendres sous la protection des animaux.
  4. On a sans doute de grandes obligations à l’artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres ; mais quant aux effets de ces monuments, on sent trop qu’ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace, divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l’antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant qu’à l’histoire de l’art, et non à celle des mœurs et de la religion ; n’ayant pas même gardé leur poussière, ils ne disent plus rien ni à l’imagination ni au cœur. Quand des hommes abominables eurent l’idée de violer l’asile des morts et de disperser leurs cendres pour effacer le souvenir du passé, la chose, tout horrible qu’elle est, pouvait avoir aux yeux de la folie humaine une certaine mauvaise grandeur ; mais c’était prendre l’engagement de bouleverser le monde, de ne pas laisser en France pierre sur pierre, et de parvenir, au travers des ruines, à des institutions inconnues. Se plonger dans ces excès pour rester dans des routes communes, et pour ne montrer qu’ineptie et absurdité, c’est avoir les fureurs du crime sans en avoir la puissance. Qu’est-il arrivé à ces spoliateurs de tombeau ! Qu’ils sont tombés dans les gouffres qu’ils avaient ouverts, et que leurs cadavres sont restés comme un gage à la mort pour ceux qu’ils lui avaient dérobés.
  5. Johnson, dans son Traité des Epitaphes, cite ce simple mot de la religion comme sublime.