Du vrai, du beau, des notes - à propos d'une note de Chateaubriand (Claude Pérez)

De Rich Annotator System

1. Dans la quatrième partie du Génie du christianisme, le second livre s'intitule Tombeaux. Chateaubriand y passe en revue les tombeaux anciens et modernes, ceux de l'ancienne Écosse et d'Otaïti, les cimetières de campagne, les tombeaux dans les églises. Le chapitre 9 et dernier est consacré à la seule nécropole royale de Saint-Denis, détruite pendant la Révolution. En voici les dernières lignes :

Saint-Denis est désert ; l'oiseau l'a pris pour passage, l'herbe croît sur ses autels brisés : et au lieu du cantique de la mort, qui retentissait sous ses dômes, on n'entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés[1].

Après dévastés, on trouve une note qui renvoie aux « Notes et éclaircissements » réunis (par Chateaubriand lui-même) à la fin de son livre. Cette note-ci porte le numéro XLVI. Elle est très longue : 14 pages serrées, en petits caractères, dans l'édition de la Pléiade, qui relatent avec toute la précision souhaitable la profanation des sépultures royales de Saint-Denis en août et octobre 1793. Je cite quelques paragraphes, pour donner la couleur du texte :

Le samedi, 12 octobre 1793, on a ouvert le caveau des Bourbons, du côté des chapelles souterraines, et on a commencé par en tirer le cercueil du roi Henri IV, mort le 14 mai 1610, âgé de cinquante-sept ans.

Remarques. Son corps s'est trouvé bien conservé, et les traits du visage parfaitement reconnaissables. Il est resté dans le passage des chapelles basses, enveloppé de son suaire, également bien conservé. Chacun a eu la liberté de le voir jusqu'au lundi matin 14, qu'on l'a porté dans le chœur au bas des marches du sanctuaire, où il est resté jusqu'à deux heures de l'après-midi, qu'on l'enterra dans le cimetière dit des Valois, ainsi qu'il a été ci-devant dit, dans une grande fosse creusée dans le bas dudit cimetière à droite, du côté du nord.

Le lundi 14 octobre 1793.

Ce jour, après le dîner des ouvriers, vers les trois heures après midi, on continua l'extraction des autres cercueils des Bourbons.

Celui de Louis XIII, mort en 1643, âgé de quarante-deux ans.

Celui de Louis XIV, mort en 1715, âgé de soixante-dix-sept ans.

De Marie de Médicis, deuxième femme de Henri IV, morte en 1642, âgée de soixante-huit ans. [...]

Remarques. Quelques-uns de ces corps étaient bien conservés, surtout celui de Louis XIII, reconnaissable à sa moustache ; Louis XIV l’était aussi par ses grands traits, mais il était noir comme de l'encre. Les autres corps, et surtout celui du grand dauphin, étaient en putréfaction liquide.

Le mardi 15 octobre 1793.

Vers les sept heures du malin, on a repris et continué l'extraction des cercueils des Bourbons par celui de Marie Leczinska, princesse de Pologne, épouse de Louis XV, morte en 1768, âgée de soixante-cinq ans.

Celui de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, épouse de Louis, grand dauphin, morte en 1690, âgée de trente ans.

De Louis, duc de Bourgogne, fils de Louis, grand dauphin, mort en 1712, âgé de trente ans. [...]

On a aussi retiré du caveau les cœurs de Louis, dauphin, fils de Louis XV, mort à Fontainebleau le 20 décembre 1765, et de Marie-Josèphe de Saxe, son épouse, morte le 13 mars 1767.

Nota. Leurs corps avaient été enterrés dans l'église cathédrale de Sens, ainsi qu'ils l'avoient demandé.

Remarques. Le plomb en figure de cœur a été mis de côté, et ce qu'il contenait a été porté au cimetière, et jeté dans la fosse commune avec tous les cadavres des Bourbons. Les cœurs des Bourbons étaient recouverts d'autres de vermeil ou argent doré, et surmontés chacun d'une couronne aussi d'argent doré. Les cœurs d'argent et leurs couronnes ont été déposés à la municipalité, et le plomb a été remis aux commissaires aux plombs.

Ensuite on alla prendre les autres cercueils à mesure qu'ils se présentaient à droite et à gauche[2].

Ce que l'on vient de lire n'est pas de la plume de Chateaubriand. Les 14 pages Pléiade ne sont rien d'autre (si l'on excepte un court chapeau) que la reproduction des « notes bien précieuses sur les exhumations de Saint-Denis » rédigées par « un religieux de cette abbaye, témoin oculaire des exhumations[3] ».

La note ne mentionne pas le nom de ce religieux, mais nous savons qu'il s'agit d'un certain dom Druon, dont le rapport est aujourd'hui conservé aux Archives Nationales[4]. C'est le curé de Saint-Denis qui l'aurait communiqué à Chateaubriand, en même temps du reste qu'un autre, très semblable, d'un certain Laforcade. (Il existe en fait plusieurs documents d'archives qui se copient les uns les autres, et qui copient selon toute apparence le rapport aujourd'hui perdu d'un certain Dom Poirier.)

Pourquoi citer ce texte ? Quelle est la fonction de cette note ?


2. Elle a évidemment une fonction d'information documentaire.

Elle rapporte ce qui a été.

On décrit d'habitude le texte de Druon comme un récit froid, sec, administratif. Et en effet, au lecteur de la note XLVI, tout signifie que le texte est écrit au plus près de la vérité. Il est sans apprêt : ce sont, on l'a vu, des « notes » (des notes mises en note). Pas de marque de subjectivité (ou très peu, presque imperceptibles). Jamais de « je » : c'est un texte sans auteur (son auteur du reste n'est jamais nommé). Le sujet le plus fréquent est l'impersonnel : « on ». Pas d'expression des affects. Aucun pathos. Quantité de phrases nominales. Les dates sont précises et même développées : non pas « 15 octobre », mais « le mardi 15 octobre 1793 ».

Les descriptions sont minutieuses : « un sceptre de cuivre doré, de cinq pieds de long, terminé par une touffe de feuillage, sur laquelle était représenté un oiseau, aussi de cuivre doré » ; il s'agit du sceptre de Philippe le Bel[5]). N'était l'imparfait, on pourrait croire le descriptif d'un commissaire priseur, voire un morceau arraché à un « Nouveau roman » des années cinquante ou soixante. Beaucoup de noms propres, beaucoup de chiffres, beaucoup de dates, parfois des heures, l'âge de décès donné par surcroît, exprimé en mois et parfois en jours pour les jeunes enfants : «N. duc d'Anjou, fils de Louis XV, mort le 7 avril 1733, âgé de deux ans, sept mois, trois jours». Aucun détail même bas ou sordide (la « putréfaction liquide » du Grand Dauphin), n'est tu. Un tel texte est-il réfutable ? Est-il soupçonnable ? Ce qu'il donne, c'est la vérité littérale, toute nue, sans fard : « une sorte de procès verbal » écrit Chateaubriand en 1803[6].

«Procès verbal », cela désigne acte de procédure, un texte qui a valeur d'authenticité, de véracité, mais qui n'est pas une œuvre d'art.

La note relève-t-elle de l'art ? Un quart de siècle après le Génie, Vigny publie Cinq-Mars, un roman historique qui rapporte une conjuration sous Louis XIII. Vigny publie d'abord sans notes : « Lorsque parut pour la première fois ce livre, il parut seul, sans notes, comme œuvre d'art [...][7] ».  

Mais dans la seconde édition, en 1827, l'auteur ajoute des « Notes et documents historiques » qui sont ce que l'ancienne rhétorique appelait des preuves. Elles prouvent que Vigny n'a pas inventé, comme l'en accusent les critiques, Sainte-Beuve et d'autres. Ces notes, toutefois, ne donnent que le « vrai détaillé » ou « anecdotique ». Elles ne sont pas nécessaires. Il y a une relation hiérarchique entre l’espace de l’œuvre, qui est celui de l'art, et l'espace de la note, qui est celui de la preuve, du détail, de l'anecdote. L'art s'arrête sur la frontière qui sépare texte et péritexte.

Dans le cas de la note XLVI du Génie, les choses sont-elles aussi claires ?


3. Il s'est trouvé des esprits soupçonneux pour suspecter l'exactitude du « procès-verbal » reproduit en note.

Le rapport de Druon (et des autres qui lui ressemblent) donne à imaginer des exhumations réalisées en bon ordre, sans écarts ni débordements. Il en a sans doute été autrement. Il est probable que les exhumations (accomplies à l'écart de la foule, par un nombre restreint de personnes) ont donné lieu à de nombreux vols, à des actes de vandalisme, à un dépeçage des corps dont la finalité était peut-être symbolique (détruire le « second corps » du roi, celui qui était supposé pérenne) mais la symbolique a bon dos. Des textes publiés ultérieurement indiquent par exemple qu'un certain Manteau s'appropria l'ongle du pouce de la main droite de Louis XIV, l'ongle du pouce du pied droit de Henri IV, etc[8]. Les commissaires chargés de l'exhumation auraient permis, sinon organisé, les vols. Le musée Tavet-Delacour de Pontoise conserve aujourd'hui le produit, authentique ou pas, de quelques-uns de ces larcins : la mâchoire de Dagobert, un morceau de crâne de Saint Louis, des dents de Henri III, des cheveux de Philippe Auguste, la jambe de Catherine de Médicis… Toutes reliques qu’il a bien fallu prélever.

Le procès-verbal tait tout cela. Sa véracité est relative. Il ment au moins par omission, peut-être aussi par convenance. Que Chateaubriand l'ait su ou pas, qu'il ait été dupe ou non, je n'ai pas le moyen d'en décider et ce n'est pas ce qui m'importe. Ce qui importe c'est que le document ne donne pas la vérité littérale, toute nue, sans fard, antérieure à l'agencement des ornements rhétoriques.

Possible que le Beau soit dans le texte ; mais le Vrai n'est pas dans la note, du moins pas tout seul, pas tout entier, et pas tout nu.


4. Chateaubriand, le Chateaubriand du Génie en tout cas, ne passe pas d'habitude pour un documentaliste très scrupuleux. Ses contemporains estimaient que le savoir encyclopédique dont il aime à se parer dans ce livre est de seconde main, parfois frelaté. Joubert disait que son ami était « une source » et non pas « un tuyau » ; mais c'était une source qui se voulait (aussi) tuyau. Joubert encore : « Ses citations sont la plupart des maladresses ; si elles sont des nécessités, il faut les jeter dans les notes »[9].

La longue citation qui a été « jetée dans une note » n'est pas une nécessité. La meilleure preuve, c'est qu'elle ne se trouvait pas dans la 1ère édition (de 1802). Elle a été ajoutée dans la seconde (d'avril 1803). Est-ce pour autant une maladresse ? Chateaubriand y attachait du prix. Il en attendait un certain effet : il la signale dans l'avertissement de la seconde édition comme une de celles « qui seront peut-être remarquées des lecteurs », en même temps d'ailleurs qu'une autre : la note LII, 12 pages[10].

Cette autre note reproduit (en les coupant parfois) les lettres d'un « jeune et brave Français chassé de sa famille par la Révolution » et qui, après un temps dans l'armée de Condé (comme Chateaubriand, par conséquent) part en Espagne et entre chez les Trappistes. Dans le chapeau, Chateaubriand précise qu'il « n'a rien voulu changer » à ces lettres, bien qu'elles soient écrites « sans art ». Toutefois, il poursuit :

Cette correspondance offre une petite histoire complète qui a son commencement son milieu et sa fin. Je ne doute point que si on la publiait comme un simple roman elle n'eut le plus grand succès. Cependant elle ne renferme aucune aventure, c'est un homme qui s'entretient avec ses amis et qui leur rend compte de ses pensées[11].

Pas d'art, pas de péripéties ; cependant, les lettres font une histoire, et même un roman, capable d'avoir « le plus grand succès ». C'est un roman qui s'est fait tout seul ; une œuvre d'art faite sans art.

La frontière entre l'art et le document, entre technos et atechnos, entre ce qui mérite de faire œuvre et ce qu'on jette dans les notes, n'est décidément pas étanche.


5. Dans la « Défense » ajoutée au Génie en 1803, Chateaubriand mentionne les « tableaux pour l'imagination » qu'il s'est trouvé « obligé de faire entrer dans le cadre de son apologie[12] ». Bien qu'une note soit d'une certaine manière hors-cadre (à la fois « paratexte » et « péritexte » dans le jargon de Genette) il n'y a pas de doute que la note sur les exhumations, comme celle contenant les lettres de l'émigré qui choisit la Trappe, compose un « tableau pour l'imagination » ; et un tableau tout spécialement efficace, ce qui veut dire bien fait pour capturer l'attention du lecteur, activer son « œil intérieur », sinon même lui donner un « éblouissement d'imagination », analogue à celui qu'Augustin Thierry dit avoir éprouvé à la lecture des Martyrs[13].

« Tableau », c'est de nouveau un mot du vocabulaire de la rhétorique : plusieurs rhétoriciens (Dumarsais, entre autres) s'en servent pour définir l'hypotypose[14] : l'hypotypose est un tableau qui met ce dont on parle « actuellement devant les yeux ». Dom Druon, et Chateaubriand par son entremise, nous mettent devant les yeux ces cadavres royaux et leurs profanateurs plus vigoureusement, plus énergiquement que ne le fait (par exemple) Hubert Robert dans son tableau intitulé La violation des caveaux des rois dans la basilique de Saint-Denis en octobre 1793. Car le peintre « gaze ». Il montre des architectures, des ouvriers, un sarcophage emporté à bras d'hommes et dont on voit l'intérieur -mais cet intérieur est vide. Le cadavre manque ; il n'est pas montré (comment aurait-il pu le montrer). Le procès-verbal de Druon escamote le pillage et les démembrementsnbsp;; il n'escamote pas les cadavres.

La rhétorique (toujours elle) enseignait que les images efficaces (non mutas nec uagas, sed aliquid agentes imagines, dit le Ad Herennium, III, 37 : « des images non pas muettes et vagues, mais des images qui font quelque chose ») sont des images violentes. Les rhéteurs avaient observé, bien avant que les modernes ne théorisent la défamiliarisation, que l’ordinaire « se réfugie dans un milieu inconscient[15] ».

Quand nous voyons dans la vie de tous les jours des choses mesquines, ordinaires, banales, nous ne réussissons pas d’habitude à nous les rappeler, parce qu’il n’y a là rien de nouveau ou d’étonnant qui stimule l’esprit. Mais si nous voyons, si nous entendons quelque chose d’exceptionnellement bas, honteux, inhabituel, grand, inoubliable ou ridicule, nous nous le rappelons longtemps […] Les choses ordinaires glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes ou nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit […]
Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. et nous y réussirons si […] nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes avec des couronnes par exemple, ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous les enlaidissons d’une façon ou d’une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l’aspect en soit plus frappant[16].

Le « tableau » mis en note répond parfaitement à ces préconisations. Il est tout sauf banal ; il est évidemment rempli d'une « laideur particulière ». N'était l'effacement des marques affectives, il serait tout à fait à sa place dans un roman gothique, comme il s'en écrit justement vers 1800, et dont Chateaubriand se délecte. Ces corps en putréfaction, ces vapeurs noires, ces odeurs infectes, ces cadavres d'enfants ou de nouveaux nés (« Charles de Berri, duc d'Alençon, fils du duc de Berri, mort le 16 avril 1718, âgé de vingt et un jours » ; « N. de Berri, fille du duc de Berri, morte en naissant le 21 juillet 1711 » etc.) dont on ouvre les cercueils pour le jeter à la fosse commune, tout cela y ferait merveille.

Ce qui est évident, en tout cas, c'est que tout cela intéresse énormément Chateaubriand. La meilleure preuve, c'est que ces affaires d'exhumation, et tout spécialement d'exhumations royales, se retrouvent ailleurs dans ses livres, et particulièrement dans les Mémoires d'Outre-Tombe. Les Mémoires mentionnent elles aussi, et cette fois-ci dans le texte, pas en note, les exhumations de St Denis et aussi celles de Louis XVI et Marie-Antoinette, en janvier 1815, lors de la première restauration. Chateaubriand, qui dit avoir assisté à cette cérémonie, assure avoir reconnu à cette occasion la mâchoire de la reine, parce qu'il y a retrouvé (et il y revient à plusieurs reprises, en divers endroits) la forme du sourire dont elle l'avait honoré en 1789.

Mais ce qui rend ceci plus troublant encore, c'est que Chateaubriand n'a probablement pas pu assister en personne aux exhumations de 1815 : les historiens, les érudits, estiment qu'il n'a pu les connaître que de manière indirecte, par le récit du duc de Duras[17]. Mais présent ou pas, il n'a pas pu se priver du plaisir d'imaginer la scène, tant ces événements, ces spectacles, l'intéressent intimement. Et l'on comprend mieux alors pourquoi il publie cette longue note XLVI ; on comprend qu'elle n'est pas seulement une « preuve » au sens que les rhétoriciens donnent à ce mot. En dépit du ton de procès-verbal, elle ne procède pas d'un désir désintéressé de savoir.


6. On s'est beaucoup penché, depuis une quarantaine ou cinquantaine d'années, sur l’histoire du mot littérature. Faute de pouvoir répondre à la question essentialiste de Sartre : « Qu'est-ce que la littérature ? », on en a promu une autre, qui est toute historiciste : « Depuis quand y a-t-il de la littérature ? ».

Il n'est pas hors de propos de rappeler ici quelques-unes des conclusions de ces enquêtes. Philippe Caron, par exemple (celui dont l'étude lexicologique est la plus précise et la plus systématique[18]) prend comme point de départ une époque, les années d'avant 1660, où la distinction des sciences et des lettres n'était pas établie. Les Lettres, ce sont à cette époque toutes les connaissances déposées dans les livres, tout le savoir humain qui est conservé dans les bibliothèques. Puis, progressivement, « sciences » fait sécession ; le sens de « lettres » se restreint à son tour (vers 1720 environ, dit Caron) pour ne plus désigner que ce qui se nommait naguère « les belles lettres ».

Pour ce qui est du mot « littérature », son évolution indique une autonomisation symétrique d'un certain secteur de l'écrit, qui met en avant la dimension affective, émotionnelle et esthétique. Alain Viala résume cela en parlant d'une séparation qui serait survenue dans le courant du XVIIIe siècle entre « l'ordre des savoirs » et « l'ordre de l'art »[19]. Ceci n'est peut-être pas aussi nouveau, ni aussi radical qu'on se plaît à le dire et à le croire. Pour n'en donner qu'un seul exemple, Aristote, par exemple, au début de la Poétique, refuse de confondre un poète et un naturaliste, même si le second choisit d'écrire en vers ; on a tort, estime-t-il, de désigner par le même terme (poète) Homère, et par exemple, celui qui choisit d'exposer au moyen de mètres un sujet de médecine ou de physique[20].

Mais enfin, nouveau ou pas, on voit bien ce que veut dire Viala. Et il semble difficile de lui donner tout à fait tort.

7. Le moment que nous vivons est contradictoire. D'un côté, la séparation entre sciences et lettres, entre les deux ordres dont parle Viala, paraît plus nette, plus évidente, plus dure, et plus durement institutionnalisée que jamais ; d'autre part, elle est contestée, attaquée, par divers acteurs, aussi bien du côté des philosophes et épistémologues (Foucault, Latour...), de certains scientifiques « durs » (Lévy-Leblond, Roger Malina et sa revue Leonardo...) que du côté de certains artistes. Sans sortir du domaine des sciences humaines, il serait facile de citer des historiens ou des anthropologues qui se veulent écrivains, et des écrivains qui se font sociologues ou historiens.

Parmi les théoriciens de ce brouillage qu'on appelle parfois postmoderne, on peut citer le nom de Barthes. Barthes s'en est pris à la partition entre arts et sciences, et à la partition (voisine) entre savoir et imagination, en plusieurs endroits, et par exemple lors de son premier cours au collège de France, intitulé Comment vivre ensemble. Au lieu de dramatiser la tension entre les deux « ordres », comme dit Viala, il choisit de la dissoudre en prenant le parti de ce qu’il appelle un « enseignement fantasmatique ». Ce choix, dit-il, résulte de « l’intrication » inévitable de la science et de l’imaginaire, qui a été établie selon lui par Bachelard. Mais alors que Bachelard mentionnait la lutte contre les images comme le devoir de l’esprit scientifique, Barthes se soustrait explicitement à ce « devoir », dans lequel il voit l’effet d’un « moralisme » (ce qui paraît, soit dit en passant, un peu court). N'importe : contre la tradition positiviste et scientiste (à laquelle il a pu parfois paraître donner des gages) contre la tradition académique, il annonce qu'il fait le choix de la « surimpression du fantasme et de la science »[21].

Le mot de « science », qui vient de Bachelard, est un peu encombrant : est-ce que ce que fait Barthes est de la « science » ? Mais enfin surimpression du fantasme et du savoir, c'est une formule qui ne décrirait pas mal ce que j'essaie de dire à propos de la note de Chateaubriand même si la formule paraît timide en regard de ce que Chateaubriand avait pu écrire par exemple à propos du savoir historique : « Bien fou qui croit à l'histoire ! L'histoire est une pure tromperie ; elle demeure telle qu'un grand écrivain la farde, ou la façonne »[22]. Timide aussi si je la compare avec un ouvrage paru une quinzaine d'années avant le cours du Collège, et qui va nous ramener à la question des notes, que je ne perds pas de vue.

Cet ouvrage, c'est Feu pâle, Pale fire, de Vladimir Nabokov, paru aux États-Unis en 1962, et traduit en français trois ans plus tard. Pale fire est le titre du roman, c'est aussi celui d'un poème de 999 vers qu'on peut lire au tout début du livre. Il occupe un peu moins de 40 pages dans l'édition Folio ; toute la suite (330 pages) est faite de notes et uniquement de notes. Ces 330 pages sont censées reproduire l'ensemble de l'appareil critique, de l'annotation vers à vers rédigée par un commentateur du nom de Kinbote. On peut donc dire que, dans Feu pâle, comme dans n'importe quel commentaire savant, l’œuvre vient d'abord ; et le savoir ensuite, en note.

Mais il y a plusieurs paradoxes. D'abord, le volume des notes excède de beaucoup celui du poème qu'elles sont supposées commenter (à peu près 8 fois plus) ; ensuite, ce qui se donne comme œuvre, le poème, n'est pas ce qui retient le plus l'attention du lecteur, qui peut même s'il le veut se dispenser de le lire, ou ne le lire qu'en diagonale. Et le roman, c'est-à-dire l’œuvre, se trouve en réalité dans ce qui se présente comme des notes. Enfin, on comprend assez vite que le commentaire n'est pas l'expression d'un savoir, mais le produit d'un pur délire. Il ne s'agit donc pas d'une surimpression du fantasme et du savoir ; mais d'un travestissement du délire en savoir, d'une névrose qui enfile le bonnet carré et la toge professorale.

Le délire s'habille en savoir, ou prend prétexte du savoir, ou se pare des plumes du savoir : cette formule pourrait-elle convenir à la note XLVI du Génie ? Ou bien vaut-il mieux parler de surimpression ? d'une tresse de savoir et de fantasme ? Ce qui gêne, dans ces deux métaphores, c'est que dans la tresse, par exemple, les deux ou trois brins qui la composent sont encore distincts et peuvent être séparés. Pour cette raison je préfère parler d'un méli-mélo, d'un amalgame, d'un écrasé de savoir et de fantasme, dans le sens où l'on parle d'un écrasé de pommes de terre.


8. À quoi sert la note XLVI du Génie ? Dira-t-on que le savoir y sert d'alibi au fantasme ? Ou que la note est un écrasé, un amalgame dans lequel savoir et fantasme sont si étroitement mêlés qu'ils sont devenus indiscernables ?

Une chose en tout cas est sûre. Après le Génie, Chateaubriand a écrit, comme nul ne l'ignore, des Mémoires. Les Mémoires, qui sont un écrasé d'épopée, d'histoire et d'autobiographie, démentent assez radicalement la partition mentionnée par Viala, au moment même où elle est censée commencer à prendre vigueur. Chateaubriand, dans ce livre cite d'ailleurs de nombreux documents. Toutefois, dans l'édition que j'utilise (l'édition Berchet de la Pochothèque) les notes de l'auteur sont rares et généralement courtes. À l'inverse de ce qu'il a fait dans les notes du Génie que j'ai mentionnées, Chateaubriand a très souvent introduit les documents dans le corps même de l’œuvre. Délibérément ou non, il a conféré de la sorte à son livre une allure décousue (« ces pages décousues, jetées pêle-mêle sur ma table et emportées par le vent »[23]), discontinue, rompue qui se conjugue curieusement avec le « vernis des maîtres » cher à Proust. Cette manière de briser la hiérarchie entre l’œuvre et les notes, cet « hétéroclitisme » (comme disait Baudelaire) est à nos yeux et à nos oreilles singulièrement « moderne » (ou postmoderne ?). Il ne contribue pas peu au goût que nous pouvons avoir ici et maintenant pour ce livre, et à l'intérêt qu'il suscite en nous. Il pourrait aussi nous inviter non certes (Dieu nous en garde) à proclamer que l'histoire littéraire serait, dans les termes de Chateaubriand, « une pure tromperie » ; mais tout de même à réviser les assurances, les raideurs, et les certitudes de l'historicisme courant.

Claude Pérez
Université d'Aix-Marseille

Notes
  1. Chateaubriand : Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Gallimard, Pléiade, 1978, p. 939.
  2. Id, p. 1195sq.
  3. Ibid.
  4. Journal historique de l'extraction des cercueils de plomb des rois, reines, princes, princesses, abbés et autres personnes qui avaient leurs sépultures dans l'église de l'abbaye royale de Saint-Denis en France, cote AE/I/15/12/B, en ligne à l'adresse: http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/archim/Pages/03185.htm. Il existe de minimes différences entre le texte de Druon et celui du Génie.
  5. Op. cit. p. 1205.
  6. Op. Cit. p. 1284.
  7. A. de Vigny : Cinq Mars, Gallimard, Folio, 1980. Voir aussi les « Réflexions sur la vérité en art » publiées en 1829.
  8. Vcte Hennezel d’Ormois, 14 octobre 1793, récit d’un Laonnois, Saint-Quentin, 1902.
  9. Cité dans Chateaubriand, op. cit. p. 1595.
  10. Ces notes auraient été remises à Chateaubriand par Jean-Claude Clausel de Coussergue, afin de répondre à Marie-Joseph Chénier, « qui avait introduit un trappiste faisant une effroyable peinture de la religion » (op. cit., p. 1946, d'après la note de Maurice Regard).
  11. Id., p. 1212.
  12. Génie, op. cit. p. 1103.
  13. A. Thierry : OC, Paris, Lévy, 1868, vol. 4, p. 10.
  14. Dumarsais, Des tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, chez la Veuve de Jean-Batiste Brocas,‎ 1730, livre II, chapitre 9, p. 91.
  15. Victor Chklovski, « L’art comme procédé », dans Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 1965, p. 81.
  16. Ad Herennium, III, 22, cité dans Yates, L’Art de la mémoire, Gallimard, 1975, p. 22.
  17. Chateaubriand : Mémoires d'Outre Tombe, éd. Berchet, La Pochothèque, préface, p. LVII.
  18. Ph. Caron : Des Belles-Lettres à la Littérature. Louvain-Paris, Peeters, 1992.
  19. A. Viala : Naissance de l'écrivain, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1985.
  20. Aristote : Poétique, 1447b.
  21. Roland Barthes : Comment vivre ensemble, [1977] éd. Claude Coste, « Trace écrite », Seuil IMEC, 2002.
  22. Essai sur la littérature anglaise, cité dans Berchet, op. Cit. Préface, p. LXII.
  23. Mémoires d'Outre-Tombe, op. Cit. II, 657.