Le romanesque et la vie dans l’œuvre de Nicolas Bouvier, ou contre l’indifférence romanesque (Maria Hermínia Laurel)/Version texte

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Intensive Program, Université de Picardie Jules Verne, Amiens

« Lire et vivre le romanesque »
2-13 juillet 2018

« Le romanesque et la vie dans l’œuvre de Nicolas Bouvier, ou contre l’indifférence romanesque »

Maria Hermínia Laurel
Univ. d’Aveiro
Institut de Littérature Comparée Margarida Losa, Université de Porto


Tout ce que j’ai pu lire de grands écrivains juteux (Flaubert, Stendhal) montre à qui sait lire entre les lignes qu’ils ont d’abord songé à devenir des êtres humains au sens le plus plein et le plus riche du mot, et quand on regarde autour de soi on est effrayé de voir combien il y a peu d’êtres humains.

Lettre de Nicolas Bouvier à Thierry Vernet du 14 mars 1949.


Plan prévu

  1. Mon sous-titre : contre « L’indifférence romanesque » (Pierre Zima,1982).
  2. Le roman (= le littéraire ; l’art) n’est pas indifférent à la vie: v. le succès du retour au réel au tournant du XXe siècle.
  3. Le roman n’est pas indifférent à la vie. Il en constitue une raison d’être.


Gao Xingjian, prix Nobel de la littérature 2000, discours à l’Académie. Inclus dans La raison d’être de la littérature.

Je dois dire que ce fut précisément à ce moment, alors qu’on ne pouvait faire de littérature, que j’ai pris conscience de sa nécessité : c’est la littérature qui permet à l’être humain de conserver sa conscience d’homme […]

Le langage est la cristallisation la plus élevée de la civilisation humaine. si raffiné, profond, insaisissable, tellement envahissant aussi, il pénètre les sensations et les connaissances de l’homme et établit un lien entre le sujet sensible et la connaissance du monde […]


Gao Xingjian

Les œuvres littéraires dépassent les frontières, elles dépassent les langues grâce aux traductions, elles dépassent aussi les usages sociaux et certaines relations humaines particulières formées par l’histoire et le lieu, mais l’humain qu’elles révèlent en profondeur est universellement communicable à l’humanité entière  […].

Pour l’écrivain […] le réel n’est pas seulement jugement de valeur littéraire, il revêt aussi un sens éthique. L’écrivain n’assume en rien une mission d’éducation morale. Il expose en profondeur les personnages les plus divers qui peuplent l’univers, tout en s’exposant lui-même, y compris son intimité. Le réel, en littérature, pour l’écrivain, équivaut presque à l’éthique, et c’est même l’éthique suprême  […].


Cheminements vers L'Usage du monde (1953-1963)

4. Le roman n’est pas indifférent à la vie. Le cas de Nicolas Bouvier : son rêve : écrire le livre du monde. Comment le faire ?

  • la lecture;
  • l’expérience du monde même;
  • le voyage, comme expérience du monde, comme raison d’être;
  • l’écriture


L’itinéraire du voyage de Belgrade à Kaboul (1953-54).

Carte du voyage de Nicolas Bouvier dans L'Usage du monde.jpg


1951

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Nicolas Bouvier/Thierry Vernet : Correspondance des routes croisées 1945-1964, D. Maggetti et St. Pétermann (dir.), Éditions ZOE, 2010.

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Leurs ambitieux projets de voyage

Il faudra y aller voir ! Descendre ensuite le Yang-Tsé jusqu’à Shangaï (trois mois) puis s’embarquer pour Paris via Malaisie, Nouvelle-Zélande, Tahiti, îles Amirauté, îles Marshall, les Marquesas (où Stevenson est sûrement enterré), Quito, Panama et San Francisco où nous serons alors probablement bien reçus.

(Lettre de NB à TV de novembre 1948, Correspondance).


Aboutir à quelque chose de “CONSIDÉRABLE”

Il faut qu’ça saute, on en a marre, le beau, l’écrasant avant tout, pas vrai ? Et pour ça il faut que tu écrives et que je peigne […] L’humanité a besoin de génies. Nous en serons. Et pourquoi pas, après tout ? 

(Lettre de TV à NB du 8 janvier 1953, Correspondance).


La raison d’être du voyage, pour N. Bouvier

  • Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait (L’Usage du monde. 1963).
  • On voyage […] pour que la route vous plume, vous rince, vous essore (Le Poisson-scorpion, 1981).
  • Le but de l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le débarrasser par érosion du superflu (Routes et déroutes. Réflexions sur l’espace et l’écriture, 1988).


Sur l’université des routes croisées parcourues avec Thierry Vernet:

D’accord avec Gorki pour chercher mes universités sur les routes, mais, quand d’aventure on y rencontre un savant véritable, on aurait bien tort de ne pas en profiter  (L’Usage du monde).


Lire par identification

Je lis par petits morceaux la Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos, un des plus beaux styles français que j’aie rencontrés, et ce qui m’encourage beaucoup : écrit exactement avec MES difficultés. Je n’ai jamais compris de l’intérieur le travail de l’écrivain aussi bien qu’en lisant Bernanos. Pour chaque mot, pour chaque phrase je sens les choses qu’il a dû vaincre, ce qu’il voulait exprimer et comment il y est parvenu (lettre de NB à TV de septembre 1955, Ceylan, dans Correspondance).


La bibliothèque : les lectures, les images, les voyages

J’ai donc passé des heures de félicité absolue, à découvrir cet immense archipel des images qui m’a autant cultivé que les études ou les voyages que j’ai pu faire ou ferai peut-être encore (Bibliothèques, 1996).


Les cartes, les images, partir...

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent…  (L’Usage du monde).


Un certain modèle de connaissance du monde...

La Chine était un paravent, l’Égypte un scarabée hiéroglyphique. On connaissait les Juifs, pas les Amacélites. On savait tout des Croisés et rien des Mamelouks, et s’ILS pouvaient citer Stanley, Marchand, le Père de Foucault ou Kipling, ils ne s’intéressaient au Soudan, à l’Algérie, à la Cochinchine ou à l’Inde que dans la mesure où des missions protestantes y étaient implantées qu’ils soutenaient de leurs oboles  (Thesaurus pauperum ou la guerre à huit ans, 1989).


L’« insuffisance centrale de l’âme » (Antonin Artaud, cité in La guerre à huit ans et dans L’Usage du monde).

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr  (L’Usage du monde).


Devant Kaboul : Le sentiment de la centralité fragile du monde

une pincée d’afghano-centrisme était la bienvenue après vingt-quatre ans de cette Europe qui nous fait étudier les Croisés sans nous parler des Mamelouks, trouver le Péché Originel dans des mythologies où il n’a rien à faire, et nous intéresser à l’Inde dès le moment et dans la mesure où des compagnies marchandes et quelques courageux coquins venus de l’ouest ont mis la main dessus (L’Usage du monde).


Des frontières déterritorialisées

Lorsque le voyageur venu du sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre (L’Usage du monde).


La province de Kaboul (L’Usage du monde)

Pendant des siècles, la province de Kaboul, qui commande les cols de l’Hindou-Kouch et ceux qui descendent vers la plaine de l’Indus, a fonctionné comme un sas entre les cultures de l’Inde, de l’Iran hellénisé, et par l’Asie centrale, de la Chine […] et lorsqu’à l’aube de l’ère chrétienne, Hermaïos, dernier roitelet grec de l’Afghanistan, frappe l’avers de se monnaies en écriture indique et le revers en chinois, ce carrefour est véritablement devenu celui du ‘monde habité’ .


Issa/le Christ

C’était un doux, Issa […] trop doux peut-être ; ici où faire le bien aux méchants, c’est comme faire le mal aux bons, il a des mansuétudes qu’on ne peut pas comprendre […] On le plaint donc, Issa, on le respecte, mais on se garderait bien de suivre son exemple (L’Usage du monde).


L’éthique du voyage : l’humanisme nomade

Le nomadisme rend sensible aux saisons: on en dépend, on devient la saison même et chaque fois qu’elle tourne, c’est comme s’il fallait s’arracher d’un lieu où l’on a appris à vivre (L’Usage du monde).

La dialectique de la vie nomade est faite de deux temps : s’attacher et s’arracher. On n’arrête pas de vivre ce couple de mots tout au long de la route (Routes et déroutes, 2, Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, 1992).


Épigraphes au livre Le Poisson-Scorpion

On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot. Kenneth White.

La pire défaite en tout c’est d’oublier et surtout ce qui vous a fait crever. Louis-Ferdinand Céline.


Sur la portière de la Topolino : Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses […]. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus – des journées d’enfance restées inexpliquées […] des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et chaque mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles […].


L’extraordinaire Fiat TOPOLINO

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Le romanesque et la vie, d’après son usage du monde.

L’écriture de L’Usage du monde. Bouvier : l’appel/l’usage de la vie

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