Différences entre versions de « Lire et voir (Anikó Ádám) »
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− | Les considérations des théories littéraires cognitives dites postclassiques | ||
L’homme lui-même participe de près à la formation de son environnement perceptible grâce à sa compétence d’interprétation : il n’utilise pas seulement sa vue mais il arrive à formuler des appréhensions, des associations et des compléments, à apercevoir des ressemblances et des différences, il est capable de mettre en rapport toutes ces capacités avec ses expériences préalables. Notre perception visuelle est alors à la fois le résultat et le créateur de notre histoire de vie. | L’homme lui-même participe de près à la formation de son environnement perceptible grâce à sa compétence d’interprétation : il n’utilise pas seulement sa vue mais il arrive à formuler des appréhensions, des associations et des compléments, à apercevoir des ressemblances et des différences, il est capable de mettre en rapport toutes ces capacités avec ses expériences préalables. Notre perception visuelle est alors à la fois le résultat et le créateur de notre histoire de vie. |
Version du 9 octobre 2020 à 12:29
Les considérations des théories littéraires cognitives dites postclassiques partent d’une conception très élargie de la lecture qui ne serait plus tout simplement l’interprétation d’un texte littéraire, mais une réception « naturelle » de l’univers romanesque. Au cours de la lecture, les procédés épistémologiques s’intègrent et s’incorporent au contexte, alors les perceptions, les sentiments et les expériences subjectives ne sont pas les simples reflets qui accompagnent la connaissance, mais sont les parties intégrantes et organiques de la compréhension des faits fictifs et romanesques.
L’homme lui-même participe de près à la formation de son environnement perceptible grâce à sa compétence d’interprétation : il n’utilise pas seulement sa vue mais il arrive à formuler des appréhensions, des associations et des compléments, à apercevoir des ressemblances et des différences, il est capable de mettre en rapport toutes ces capacités avec ses expériences préalables. Notre perception visuelle est alors à la fois le résultat et le créateur de notre histoire de vie.
Lors de la lecture, en regardant les lettres, nos yeux doivent apprendre à ne pas prendre en considération le caractère constant des objets (la table, l’armoire, le fauteuil sont les mêmes quand ils sont déplacé ou renversés) ce qui est pourtant très important dans les autres processus de la perception visuelle. Les lettres ne peuvent pas être renversées parce qu’elles cessent d’être phonèmes, porteurs de sens visuels ou auditifs. La lettre L, S ou P renversées ne sont plus que des traits.
La lecture est également une activité liée au langage écrit et à l’écriture, alors en lisant notre cerveau n’active pas seulement les zones sensibles aux stimuli visuels mais également celles qui traitent les informations auditives. Nous devons intégrer ensemble les stimuli auditifs et visuels puisque nous devons faire correspondre les lettres à des sons.
La lecture demande également un mouvement très spécial des yeux. Notre regard s’attarde à certains points du texte, ensuite il saute ou recule sur une autre séquence. Le moment de lecture où nos yeux s’arrêtent et fixent l’image sur le texte s’appelle fixation et la phase où nos yeux bougent d’une manière discontinue et saccadée, est appelée mouvement saccadique et les retours dans le texte sont nommés régression. Pendant les pauses, c’est-à-dire pendant les fixations, nos yeux envoient des sortes d’images photographiques sur la séquence choisie et sur son environnement : alors nous traitons en même temps plusieurs lettres. Si, au cours de la lecture, la difficulté et le nombre d’informations nouvelles augmentent dans le texte, le regard du lecteur s’arrête plus longuement, et régresse plus souvent. D’après les tests, le regard du lecteur fait une pause plus longue sur certains mots (substantifs, adjectifs) et ne s’arrête à peine ou pas du tout sur certains éléments du texte (conjonctions)[3].
Mais, à part les lettres elles-mêmes, que voyons-nous quand nous lisons ? Nous produisons des images mentales. La vision se transforme en image interne ou perceptive qui se compose toujours des images déjà vues. Nous reconnaissons cette image en faisant correspondre les qualités optiques à nos représentations. La réaction psychologique provoquée par les stimuli optiques devient une expérience visuelle individuelle subjective qui se base également sur les expériences vécues au cours de la socialisation, sur nos souvenirs et nos représentations mentales déjà formées.
La création de cette image mentale n’exige pas l’observation directe, c’est-à-dire l’usage parallèle des yeux, mais elle est le résultat de la vision interne qui se compose des mêmes éléments que la perception de la réalité : forme, mouvement, informations sur les couleurs, etc. Cette vue intérieure, mentale joue un rôle indispensable dans la formation des associations, des notions et de leurs signes, ainsi que de l’identification de l’objet et les caractères le désignant.
En parallèle avec le raisonnement notionnel, la pensée en images est basée sur la perception visuelle. Selon certaines expérimentations, plusieurs zones cérébrales sont activées pour la formation de la conscience visuelle. Si nous observons des images ambiguës, trompe l’œil ou illusion visuelle, dans notre cerveau plusieurs régions supérieures visuelles s’activent à la fois, celles qui ne dépendent plus de l’image vue, c’est le fonctionnement de la conscience qui les activent. Une autre expérimentation prouve que, sans stimulus visuel réel, les mêmes régions cérébrales peuvent montrer des activités que lors de la vision perçue en réalité à la seule évocation d’une vision mentale. Autrement dit, les neurones fonctionnent de la même façon quand nous voyons l’objet en réalité et quand nous l’évoquons à partir de notre mémoire visuelle, sans aucun stimulus physique.
Cette nature de notre cerveau et conscience nous procure le plaisir ou la jouissance de la lecture. 1. Roland Barthes dans son célèbre ouvrage culte, Le plaisir du texte[4], distingue nettement le plaisir (contentement) de la jouissance (évanouissement). Le pacte de lecture nécessaire à se tenir du côté de la vie réelle détruit la jouissance parce qu’il règle le rapport auteur/lecteur, et du fait, il rassure, réconforte les deux parties puisqu’ils se trouvent en règle, ce qui leur procure un plaisir. Le texte de plaisir est celui qui contente, donne de l’euphorie, celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, qui est lié à une pratique confortable de la lecture. Le texte de jouissance est celui qui met en état de perte, celui qui déconforte et met en crise le rapport au langage. Le plaisir est dicible, la jouissance ne l’est pas – dit Barthes et cite Lacan : « [...] la jouissance est interdite à qui parle [...] elle ne puisse être dite qu’entre les lignes [...] »[5]. La critique porte toujours sur des textes de plaisir, jamais sur des textes de jouissance, puisque le critique ne peut pas parler sur 2. le texte de jouissance, il peut seulement parler en lui. Pour la jouissance la réalité est bornée et captive l’imagination, mais la jouissance, au sens barthésien du terme, empêche le lecteur de s’immerger dans le romanesque, la lecture jouissance cesse d’être « comme si », ou « comme expérience de vie », merveilleux ou fantastique, parce qu’elle perd toute limite, tout bord, toute frontière.
Le plaisir au cours de la lecture ne peut arriver qu’au moment où le décodage du texte devient automatique et le lecteur prête toute son attention à la compréhension et à l’interprétation. Grâce à la lecture, les textes lus nous procurent des connaissances lointaines dans le temps et dans l’espace inaccessibles par des expériences spontanées. La lecture est le médium de l’acquisition des informations qui ne sont pas liées à la réalité, mais à sa représentation. La lecture comme système de codes culturels a une fonction indubitable de maintenir la mémoire collective, la pensée humaine, l’acquisition des connaissances, elle est à la fois compétence implicite et un processus épistémologique explicite, parce qu’elle représente des savoirs récupérables, et est secondaire par rapport aux savoirs acquis par la perception sensible. Voire, la lecture est en relation avec les autres systèmes de l’architecture cognitive, en premier lieu avec la langue et la mémoire. Bref, la lecture est une de nos activités cognitives complexes qui dépendent de la culture et pour laquelle notre cerveau n’est qu’en partie préparé contrairement à la langue qui est le résultat de l’évolution de l’homme et est notre capacité innée. Une chose s’éclaircit tout de même des précédents, la lecture transcende toujours le texte.
Les relations cognitives sont toujours interactives, l’efficacité de nos représentations se saisit par le succès de nos interactions avec notre monde futur. Si nous réduisons nos représentations imaginaires à leur statut sémantique, ou si nous nous concentrons sur l’absence de leur force dénotative, nous serons incapable de détecter les frontières qui séparent l’imaginé et le réel. La représentation est toujours intentionnelle, porte toujours sur un objet. La représentation factuelle se distingue de la représentation fictive à un niveau pragmatique, cette différence n’est pas intentionnelle mais est attentionnelle, puisqu’elle dépend de ce qui est attendu. Nos perceptions quotidiennes sont intentionnelles où les stimuli se transforment le plus rapidement possible en informations intelligibles, la perception esthétique par contre est accompagnée par l’attente, par l’attention[6].
La dimension lectorale sera le romanesque qui relie le texte littéraire à la vie comme voulait Roland Barthes, et transforme la cognition en immersion. Nous avons vu que l’immersion dans le texte ne peut s’effectuer qu’au cas où le lecteur détecte clairement les frontières des deux univers : fictif et réel. Le romanesque, le domaine de l’imaginaire, des fantasmes, des émotions et des sentiments se construit à partir des systèmes discursifs imagés déclenchant, le cas échéants, des perceptions sensibles et des images mentales fortes.
Lors de la représentation littéraire et de sa lecture, les images mentales se concentrent le plus souvent autour de la silhouette des personnages, surtout de leur visage. Pareillement à la perception des personnes réelles où le regard capte d’une manière globale les éléments les plus essentiels pour la reconnaissance, le lecteur en saisit les points et les formes décisifs fournis par l’écrivain et complète mentalement la totalité du visage. Même si l’auteur ne décrit pas tous les détails d’un visage, il ne mentionne pas par exemple le nez d’un personnage, le lecteur ne l’imaginera pas sans nez. Voire, notre esprit transcende le visage lui-même et notre regard mental appréhende tout le milieu et toute l’histoire du personnage.
Dans la réalité, quand nous devons reconnaitre un visage, nous mettons en œuvre le système de « quoi » (et non le système « où »), un des procédés traitant les informations visuelles. Bien que ce soit le même système qui nous aide à reconnaître les objets, la reconnaissance des visages et celle des objets ne se déroulent pas de la même façon. La compétence de la reconnaissance des visages est très importante parce qu’en premier lieu c’est par leur visage que nous identifions les autres.
Les symptômes de la prosopagnosie[7], trouble de la reconnaissance des visages, sont très instructifs pour comprendre le fonctionnement de la perception visuelle, pareillement aux recherches sur la dyslexie, trouble de l’aptitude de la lecture, qui donnent naissance à la psychologie cognitive. D’après certaines hypothèses, ces troubles sont liés à un déficit de traitement holistique. D’autres hypothèses, apparues relativement récemment, mettent en cause une possible atteinte de la perception des distances, ou encore une atteinte des traitements visuels.
C’est une agnosie visuelle spécifique rendant difficile ou impossible l’identification ou la mémorisation des visages humains. Le prosopagnosique est généralement capable de reconnaître les personnes en recourant à certaines ruses, comme l’identification visuelle par la démarche générale ou à des détails comme un vêtement familier, la coiffure, une barbe, une tache de naissance ou des lunettes, etc.
Voyons de plus près les sensations visuelles que la lecture procure, notamment à l’aide de quelques exemples concrets tirés d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Nous analyserons les éléments textuels discursifs et narratifs que l’écrivain doit mettre en œuvre pour que le lecteur perçoive une image mentale à partir des lettres, signes noirs sur une surface blanche. Proust circonscrit justement cette agnosie visuelle quand il fait des réflexions dans son roman sur la difficulté de représenter tous les aspects d’un visage perçu et de le saisir visuellement d’une manière holistique. Cette inaptitude sera rectifiée chez lui par la dimension temporelle de l’image et par le travail de la mémoire.
Les réflexions sur la perception, sur le fonctionnement des sens et de la mémoire qui donnent sens à la vie sont primordiales dans l’œuvre proustienne. C’est à travers les réflexions sur les arts visuels que l’on peut toucher à ce qui peut être essentiel pour les artistes dans la première moitié du 20e siècle, concernant l’évolution scientifique et technologique qui a profondément modifié les représentations artistiques à cette époque.
Marcel Proust assiste de près à l’évolution technologique suscitée par les sciences expérimentales et il enregistre dans son célèbre roman les conséquences que subissent les arts visuels. Les nouvelles machines de déplacement et les nouvelles technologies visent à compléter notre système de perception incomplet et incapable. Proust en est fort conscient et intègre dans son texte des passages magnifiques sur la manière dont la vitesse du mouvement du regard et celle du déplacement du corps transforment l’image perçue.
C’est avec justesse que les critiques évoquent souvent le nom de Descartes tout en parlant des conceptions proustiennes. Sans entrer dans les détails de l’optique géométrique de Descartes, il nous paraît également juste d’éclairer le rapport entre l’image perçue et le mouvement plus ou moins rapide de l’œil, invoquant Descartes et la critique de Merleau-Ponty qui nous enseigne également beaucoup sur l’esthétique sensuelle de Proust.
Le titre de Dioptrique fait bien référence à la réfraction et à la construction d’instruments d’optiques, mais Descartes y traite aussi de la nature de la lumière, de la réflexion, de la vision et de l’œil.
La grande nouveauté de la théorie de Descartes est qu’il analyse la perception visuelle ensemble avec le fonctionnement des autres sens. Selon lui, il faut prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l’âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusqu’au cerveau. Il faut concevoir la nature de ces images tout autrement. Elles ne doivent pas ressembler aux objets qu’elles représentent. Ces objets les forment, les organes des sens extérieurs les reçoivent, les nerfs les transmettent jusqu’au cerveau[8].
Seule une physique mécaniste du mouvement et du repos peut expliquer ce phénomène. La sensation du rouge ou du vert ne nous renseigne en rien sur la cause externe des couleurs. Ce ne sont plus que des impressions subjectives. Il y a une rupture entre la conscience percevante et le monde perçu tel qu’il existe objectivement.
Merleau-Ponty va plus loin et veut montrer que la perception n’était pas la résultante d’atomes causaux de sensations :
Toute l’affaire est de comprendre que nos yeux de chair sont déjà beaucoup plus que des récepteurs pour les lumières, les couleurs et les lignes : des computeurs du monde, qui ont le don du visible. Précoce ou tardive, spontanée ou formée au musée, sa vision en tout cas n’apprend qu’en voyant, n’apprend que d’elle-même. L’œil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau, et ce qui manque au tableau pour être lui-même[9].
La perception a plutôt, selon Merleau-Ponty, une dimension active en tant qu’ouverture primordiale au monde vécu.
Le peintre est seul à avoir droit de regard sur toutes choses sans aucun devoir d’appréciation. Il est là, fort ou faible dans la vie, sans autre « technique » que celle que ses yeux et ses mains se donnent à force de voir, à force de peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement. Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie, et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible[10].
(3.) Marcel Proust, lui aussi, fait entrer le corps dans le processus de la perception visuelle. Par rapport à son intérêt pour le mouvement et le changement de perspective, il voyage peu malgré son « désir fou » qui le prend, au matin, de « violer les petites villes endormies », et la « curiosité ardente » qui le guide à travers la France, « de vestibules romans en chevets gothiques »[11], il se plaint de l’odeur de pétrole d’une automobile ou des courants d’air qui envahissent le hall de son hôtel. Pareil à son musée imaginaire et alimenté par quelques expériences sensibles vécues, ainsi que des expériences en grande partie livresques, il fait des voyages intérieurs, littéraires qui lui offrent les mêmes sensations que pourrait lui offrir la vraie vie. À lire ses pages sur les moyens de locomotion possibles à l’époque, on apprend la même esthétique que dans le cas des arts : l’essentiel pour saisir une vérité de l’existence est le mouvement même.
Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant[12]. ‒ nous enseigne l’auteur de La Recherche.
Proust avait lui-même publié, en novembre 1907, dans le même Figaro, ses (4.) Impressions de route en automobile qui élevaient les sensations de la vitesse au rang de la transcendance esthétique :
Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que seul, devant nous un pan de mur violemment éclairé nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors, n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l’impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclaire d’une illusion première nous avons prise pour elle ? […] Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait ; son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision[13].
Pour le narrateur les figures peintes, les portraits aussi peuvent devenir plus vivants que des personnes réelles et inversement, une servante, personnage humble et familier, peut devenir aussi allégorique qu’une fresque. Il existe un rapport commun qui concerne le goût du narrateur et celui de Swann : leur admiration pour les mêmes maîtres. Il y a également une parenté entre eux qui réside dans la découverte des ressemblances entre les portraits et des visages contemporains, entre des tableaux et des scènes de la vie réelle. Mais chez Swann ce trait dernier n’est pas si instinctif, si lié à la vie intérieure que chez le narrateur. C’est surtout pour des raisons intellectuelles qu’il a ce goût d’aimer à retrouver dans l’art pictural les caractères généraux de la réalité. C’est son optique particulière qui cause le changement complet de sa vie. Un jour, alors que son amour pour Odette est encore incertain, il découvre une ressemblance entre elle et (5.) « Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle de Sixtine ». Le plaisir de cette découverte est si profond et son influence sera tellement durable qu’il deviendra la cause et aussi la condition de son amour. Cet épisode topique apparaît et devient dans le roman l’expression d’une théorie de l’amour. Les bornes s’effacent entre la réalité et l’univers de l’art : lorsqu’il regardait Odette « un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, ce qui lui conférait une beauté »[14].
L’impossibilité de connaître et de posséder l’autre s’exprime également dans la dimension cubiste de l’écrivain. Proust se révèle en effet cubiste lorsqu’il dessine des portraits grotesques et bizarres. Ces portraits correspondent à l’idée des artistes cubistes selon laquelle on peut représenter sur une seule et même image la pluralité des « moi » hétérogènes qui habitent en l’être humain. Parlant des jeunes filles, l’auteur écrit :
J’avais bien regardé leurs visages : chacun d’eux, je l’avais vu, non pas dans tous ses profils et rarement de face, mais tout de même selon deux ou trois aspects différents pour que je puisse faire soit la rectification, soit la vérification et la preuve des différentes suppositions de lignes[15].
Dans Côté de Guermantes, l’auteur présente un catalogue de différents visages de la Duchesse de Guermantes : « […] apparitions successives de visages différents qu’offrait Madame de Guermantes, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste […][16] . »
Proust, influencé par l’art oriental et primitif, semblablement aux artistes cubistes, souligne dans les Jeunes filles en fleurs le caractère sacré et mystique de la représentation du visage humain : « Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d’une théogonie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu’on ne voit pas à la fois[17]. »
Nos questionnements viennent de mettre en lumière l’insuffisance des outils langagiers quand on veut parler des images vues et lues, ainsi que celle de la parole quand on essaie de décrire de ce qu’on voit en lisant. Quand nous lisons nous sommes immergés. Et plus nous sommes immergés, moins nous sommes capables de mettre en œuvre notre esprit analytique pour subir l’expérience dans laquelle nous sommes immergés. Par conséquent, quand nous parlons des sensations de la lecture, nous nous rendons compte du souvenir de la lecture. Et cette mémoire de la lecture sera fausse de la même façon que nos souvenirs enregistrés sur les événements vécus, une fois narrés, se greffent dans notre cortex selon l’ordre de la narration. Ce même phénomène peut être observé, comme nous venons de voir, quand nous lisons les descriptions et les portraits des personnages. D’après Vincent Jouve[18], le personnage d’un roman ne se construit pas tout simplement à partir des éléments textuels, « le monde de référence du lecteur » s’ajoute toujours à l’univers du texte. Et évidemment le texte est incapable de tout dire, de tout décrire ou, si un texte s’efforce de donner des descriptions complètes, le texte devient lassant. Le lecteur a sa part dans la création d’un personnage romanesque. Et ajoutons, la lecture a sa part dans la création du texte lui-même.
Anikó Ádám