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Marcel Proust
Le Côté de Guermantes (1920-1921)
(À la recherche du temps perdu)
Gallimard, 1921.
e pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise. Chaque parole des « bonnes » la faisait sursauter ; incommodée par tous leurs pas, elle s’interrogeait sur eux ; c’est que nous avions déménagé. Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le « sixième » de notre ancienne demeure ; mais elle les connaissait ; elle avait fait de leurs allées et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence même une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donné jusque-là était bruyant, la chanson (distincte de loin, quand elle est faible, comme un motif d’orchestre) d’un homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Françoise en exil. Aussi, si je m’étais moqué d’elle qui, navrée d’avoir eu à quitter un immeuble où l’on était « si bien estimé de partout » et où elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en déclarant supérieure à toutes les maisons possibles celle qui avait été la nôtre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que j’abandonnais aisément les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que l’installation dans une maison où elle n’avait pas reçu du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de considération nécessaires à sa bonne nutrition morale, l’avait plongée dans un état voisin du dépérissement. Elle seule pouvait me comprendre ; ce n’était certes pas son jeune valet de pied qui l’eût fait ; pour lui qui était aussi peu de Combray que possible, emménager, habiter un autre quartier, c’était comme prendre des vacances où la nouveauté des choses donnait le même repos que si l’on eût voyagé ; il se croyait à la campagne ; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un « coup d’air » pris dans un wagon où la glace ferme mal, l’impression délicieuse qu’il avait vu du pays ; à chaque éternuement, il se réjouissait d’avoir trouvé une si chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer à lui, j’allai droit à Françoise ; comme j’avais ri de ses larmes à un départ qui m’avait laissé indifférent, elle se montra glaciale à l’égard de ma tristesse, parce qu’elle la partageait. Avec la « sensibilité » prétendue des nerveux grandit leur égoïsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres l’exhibition des malaises auxquels ils prêtent chez eux-mêmes de plus en plus d’attention. Françoise, qui ne laissait pas passer le plus léger de ceux qu’elle éprouvait, si je souffrais détournait la tête pour que je n’eusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, même remarquée. Elle fit de même dès que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant dû au bout de deux jours aller chercher des vêtements oubliés dans celle que nous venions de quitter, tandis que j’avais encore, à la suite de l’emménagement, de la « température » et que, pareil à un boa qui vient d’avaler un bœuf, je me sentais péniblement bossué par un long bahut que ma vue avait à « digérer », Françoise, avec l’infidélité des femmes, revint en disant qu’elle avait cru étouffer sur notre ancien boulevard, que pour s’y rendre elle s’était trouvée toute « déroutée », que jamais elle n’avait vu des escaliers si mal commodes, qu’elle ne retournerait pas habiter là-bas « pour un empire » et lui donnât-on des millions — hypothèse gratuite — que tout (c’est-à-dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs) était beaucoup mieux « agencé » dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci — et nous étions venus y habiter parce que ma grand’mère ne se portant pas très bien, raison que nous nous étions gardés de lui donner, avait besoin d’un air plus pur — était un appartement qui dépendait de l’hôtel de Guermantes.
À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où Mme de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents.
Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt définitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais qu’une sensation d’une année d’autrefois — comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des différents artistes qui en jouèrent — permette à notre mémoire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu’il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non changé, nous sentons la distance qui sépare l’un de l’autre les rêves que signifièrent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage réentendu qu’il avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubliée, mystérieuse et fraîche des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions à tout notre passé étendu sur une même toile les tons conventionnels et tous pareils de la mémoire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le composèrent employait, pour une création originale, dans une harmonie unique, les couleurs d’alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout à coup si, grâce à quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant après tant d’années le son, si différent de celui d’aujourd’hui, qu’il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflée de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillés d’un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d’alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l’oxygène ou un autre gaz : quand j’arrive à le crever, à en faire sortir ce qu’il contient, je respire l’air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d’une odeur d’aubépines agitée par le vent du coin de la place, précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler le soleil, le laissait s’étendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revêtir d’une carnation brillante, presque rose, de géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans l’allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité. Mais même en dehors des rares minutes comme celles-là, où brusquement nous sentons l’entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd’hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n’ont plus qu’un usage entièrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom.
Sans doute quelque forme se découpait à mes yeux en ce nom de Guermantes, quand ma nourrice — qui sans doute ignorait, autant que moi-même aujourd’hui, en l’honneur de qui elle avait été composée — me berçait de cette vieille chanson : Gloire à la Marquise de Guermantes ou quand, quelques années plus tard, le vieux maréchal de Guermantes remplissant ma bonne d’orgueil, s’arrêtait aux Champs-Élysées en disant : « Le bel enfant ! » et sortait d’une bonbonnière de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces années de ma première enfance ne sont plus en moi, elles me sont extérieures, je n’en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les récits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durée en moi de ce même nom sept ou huit figures différentes ; les premières étaient les plus belles : peu à peu mon rêve, forcé par la réalité d’abandonner une position intenable, se retranchait à nouveau un peu en deçà jusqu’à ce qu’il fût obligé de reculer encore. Et, en même temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fécondait d’année en année telle ou telle parole entendue qui modifiait mes rêveries, cette demeure les reflétait dans ses pierres mêmes devenues réfléchissantes comme la surface d’un nuage ou d’un lac. Un donjon sans épaisseur qui n’était qu’une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place — tout au bout de ce « côté de Guermantes » où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne — à cette terre torrentueuse où la duchesse m’apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants ; puis ç’avait été la terre héréditaire, le poétique domaine où cette race altière de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnée qui traverse les âges, s’élevait déjà sur la France, alors que le ciel était encore vide là où devaient plus tard surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres ; alors qu’au sommet de la colline de Laon la nef de la cathédrale ne s’était pas posée comme l’Arche du Déluge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes anxieusement penchés aux fenêtres pour voir si la colère de Dieu s’est apaisée, emportant avec elle les types des végétaux qui multiplieront sur la terre, débordante d’animaux qui s’échappent jusque par les tours où des bœufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne ; alors que le voyageur qui quittait Beauvais à la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, dépliées sur l’écran d’or du couchant, les ailes noires et ramifiées de la cathédrale. C’était, ce Guermantes, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine à me représenter et d’autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s’imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d’une gare ; je me rappelais les noms des localités voisines comme si elles avaient été situées au pied du Parnasse ou de l’Hélicon, et elles me semblaient précieuses comme les conditions matérielles — en science topographique — de la production d’un phénomène mystérieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s’étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l’Allemagne, de l’Italie et de la France : terres immenses du Nord, cités puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur matérialité, inscrire allégoriquement leur donjon de sinople ou leur château d’argent dans son champ d’azur. J’avais entendu parler des célèbres tapisseries de Guermantes et je les voyais, médiévales et bleues, un peu grosses, se détacher comme un nuage sur le nom amarante et légendaire, au pied de l’antique forêt où chassa si souvent Childebert et ce fin fond mystérieux des terres, ce lointain des siècles, il me semblait qu’aussi bien que par un voyage je pénétrerais dans leurs secrets, rien qu’en approchant un instant à Paris Mme de Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent dû posséder le charme local des futaies et des rives et les mêmes particularités séculaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors j’avais connu Saint-Loup ; il m’avait appris que le château ne s’appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle où sa famille l’avait acquis. Elle avait résidé jusque-là dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait reçu son nom du château, après lequel il avait été construit, et pour qu’il n’en détruisît pas les perspectives, une servitude restée en vigueur réglait le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur, et étaient placées, à côté de tableaux de chasse médiocres qu’il avait peints lui-même, dans un fort vilain salon drapé d’andrinople et de peluche. Par ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors au fond de ce nom s’était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m’était apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ç’avait été son hôtel de Paris, l’hôtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n’en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l’assemblée des fidèles, cet hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n’avais jamais vus n’étaient pour moi que des noms célèbres et poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n’étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu’agrandir et protéger le mystère de la duchesse en étendant autour d’elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant.
Dans les fêtes qu’elle donnait, comme je n’imaginais pour les invités aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcée qui fût banale, ou même originale d’une manière humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matière que n’eût fait un repas de fantômes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu’était Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine à son hôtel de verre. Puis quand Saint-Loup m’eut raconté des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l’hôtel de Guermantes était devenu — comme avait pu être autrefois quelque Louvre — une sorte de château entouré, au milieu de Paris même, de ses terres, possédé héréditairement, en vertu d’un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilèges féodaux. Mais cette dernière demeure s’était elle-même évanouie quand nous étions venus habiter tout près de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur — soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur — avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs — et au fond, dans le logis « faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.
Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. C’était Mme de Guermantes, et grâce à Françoise, je possédais assez vite des renseignements sur l’hôtel. Car les Guermantes (que Françoise désignait souvent par les mots de « en dessous », « en bas ») étaient sa constante préoccupation depuis le matin, où, jetant, pendant qu’elle coiffait maman, un coup d’œil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes sœurs ; cela va sûrement en dessous » ou « oh ! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n’y a pas besoin de demander d’où qu’ils deviennent, le duc aura-t-été à la chasse », jusqu’au soir, où, si elle entendait, pendant qu’elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle induisait : « Ils ont du monde en bas, c’est à la gaieté » ; dans son visage régulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animé et décent mettait alors pour un instant chacun de ses traits à sa place, les accordait dans un ordre apprêté et fin, comme avant une contredanse.
Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l’intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c’était précisément celui où la porte cochère s’ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche. C’était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement « tabous » que mon père lui-même ne se fût pas permis de les sonner, sachant d’ailleurs qu’aucun ne se fût pas plus dérangé au cinquième coup qu’au premier, et qu’il eût ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui, depuis qu’elle était une vieille femme, se faisait à tout propos ce qu’on appelle une tête de circonstance) n’eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors, mais d’une façon peu déchiffrable, le long mémoire de ses doléances et les raisons profondes de son mécontentement. Elle les développait d’ailleurs, à la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela — qu’elle croyait désespérant pour nous, « mortifiant », « vexant », — dire toute la sainte journée des « messes basses ».
Les derniers rites achevés, Françoise, qui était à la fois, comme dans l’église primitive, le célébrant et l’un des fidèles, se servait un dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d’un œil dolent « son » jeune valet de pied qui pour faire du zèle lui disait : « Voyons, madame, encore un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu’il faisait trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En jetant avec dextérité, dans le même temps qu’elle tournait la poignée de la croisée et prenait l’air, un coup d’œil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prête, couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés la voiture attelée, et, cet instant d’attention une fois donné par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de l’air et la chaleur du soleil ; et elle regardait à l’angle du toit la place où, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre, des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.
— Ah ! Combray, Combray, s’écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant que l’arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine méridionale et que la patrie perdue qu’elle pleurait n’était qu’une patrie d’adoption. Mais peut-être se fût-on trompé, car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait son « midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui caractérisent le méridional.) Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m’auront déjà damnée dans ma vie.
Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand’mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis et n’occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise. Ayant levé la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il cherchait déjà depuis un moment à attirer l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait été Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l’âge, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c’est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur qu’elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n’eût pas osé les braver jusqu’à causer par la fenêtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame, « tout un chapitre ». Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l’air de dire : « Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en murmurant : « Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce qu’elle savait qu’il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche pour être entendu tout en parlant à mi-voix : « Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela. »
Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi dont la signification était à peu près : « Chacun son genre ; ici c’est à la simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c’était nous, mais Jupien avait raison de dire « vous », car, sauf pour certains plaisirs d’amour-propre purement personnels — comme celui, quand elle toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prétendre, avec un ricanement irritant, qu’elle n’était pas enrhumée — pareille à ces plantes qu’un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était formée — en y ajoutant le droit reconnu d’exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce — la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une maison où tous les titres honorifiques de mon père n’étaient pas encore connus, à un mal qu’elle appelait elle-même l’ennui, l’ennui dans ce sens énergique qu’il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu’ils s’« ennuient » trop après leur fiancée, leur village. L’ennui de Françoise avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous nous étions décidés à avoir une voiture. — « Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si nous n’avions pas d’équipage, c’est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d’employé dans un ministère. Giletier d’abord avec la « gamine » que ma grand’mère avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma grand’mère était allée autrefois faire une visite à Mme de Villeparisis, s’était tournée vers la couture pour dames et était devenue jupière. D’abord « petite main » chez une couturière, employée à faire un point, à recoudre un volant, à attacher un bouton ou une « pression », à ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passé deuxième puis première, et s’étant faite une clientèle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c’est-à-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l’atelier qu’elle employait comme apprenties. Dès lors la présence de Jupien avait été moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n’avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité un emploi. Il fut libre d’abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé définitivement celui qu’il secondait seulement, pas avant l’heure du dîner. Sa « titularisation » ne se produisit heureusement que quelques semaines après notre emménagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s’exercer assez longtemps pour aider Françoise à franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D’ailleurs, sans méconnaître l’utilité qu’il eut ainsi pour Françoise à titre de « médicament de transition », je dois reconnaître que Jupien ne m’avait pas plu beaucoup au premier abord. À quelques pas de distance, détruisant entièrement l’effet qu’eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux débordés par un regard compatissant, désolé et rêveur, faisaient penser qu’il était très malade ou venait d’être frappé d’un grand deuil. Non seulement il n’en était rien, mais dès qu’il parlait, parfaitement bien d’ailleurs, il était plutôt froid et railleur. Il résultait de ce désaccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui n’était pas sympathique et par quoi il avait l’air lui-même de se sentir aussi gêné qu’un invité en veston dans une soirée où tout le monde est en habit, ou que quelqu’un qui ayant à répondre à une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficulté en réduisant ses phrases à presque rien. Celles de Jupien — car c’est pure comparaison — étaient au contraire charmantes. Correspondant peut-être à cette inondation du visage par les yeux (à laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait), je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l’une des plus naturellement littéraires qu’il m’ait été donné de connaître, en ce sens que, sans culture probablement, il possédait ou s’était assimilé, rien qu’à l’aide de quelques livres hâtivement parcourus, les tours les plus ingénieux de la langue. Les gens les plus doués que j’avais connus étaient morts très jeunes. Aussi étais-je persuadé que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux. Son rôle dans la vie de Françoise avait vite cessé d’être indispensable. Elle avait appris à le doubler.
Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de lui, et en lui désignant seulement d’un air détaché une chaise, pendant qu’elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les quelques instants qu’il passait dans la cuisine, en attendant la réponse de maman, qu’il était bien rare qu’il repartît sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que « si nous n’en avions pas, c’est que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs à ce que l’on sût que nous avions « d’argent », (car elle ignorait l’usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait : « avoir d’argent », « apporter d’eau »), à ce qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idéal. La richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Elle les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l’autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque chose d’édifiant dans la richesse.
Une fois la fenêtre refermée, assez rapidement — sans cela, maman lui eût, paraît-il, « raconté toutes les injures imaginables » — Françoise commençait en soupirant à ranger la table de la cuisine.
— Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j’avais un ami qui y avait travaillé ; il était second cocher chez eux. Et je connais quelqu’un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du baron de Guermantes. « Et après tout allez-y donc, c’est pas mon père ! » ajoutait le valet de chambre qui avait l’habitude, comme il fredonnait les refrains de l’année, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles.
Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme déjà âgée et qui d’ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui était dans ces mots, mais qu’il devait y en avoir une, car ils n’étaient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient été lancés avec force par quelqu’un qu’elle savait farceur. Aussi sourit-elle d’un air bienveillant et ébloui et comme si elle disait : « Toujours le même, ce Victor ! » Elle était du reste heureuse, car elle savait qu’entendre des traits de ce genre se rattache de loin à ces plaisirs honnêtes de la société pour lesquels dans tous les mondes on se dépêche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre était un ami pour elle car il ne cessait de lui dénoncer avec indignation les mesures terribles que la République allait prendre contre le clergé. Françoise n’avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous désoler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-être une légère estime pour un parti qu’ils tiennent à nous montrer, pour notre complet supplice, à la fois atroce et triomphant.
« La duchesse doit être alliancée avec tout ça, dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau à l’andante. Je ne sais plus qui m’a dit qu’un de ceux-là avait marié une cousine au Duc. En tout cas c’est de la même « parenthèse ». C’est une grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l’éclair de son illustration, comme Pascal la vérité de la Religion sur la Raison et l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par endroit un défaut et qui projetait de l’obscurité jusque dans la pensée de Françoise.
« Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur château à Guermantes, à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent aussi à leur cousine d’Alger. (Nous nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait être cette cousine d’Alger, mais nous comprîmes enfin que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville d’Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger à cause d’affreuses dattes que nous recevions au jour de l’an, ignorait celui d’Angers. Son langage, comme la langue française elle-même, et surtout la toponymie, était parsemé d’erreurs.) Je voulais en causer à leur maître d’hôtel. — Comment donc qu’on lui dit ? » s’interrompit-elle comme se posant une question de protocole ; elle se répondit à elle-même : « Ah oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si Antoine avait été un titre. « C’est lui qu’aurait pu m’en dire, mais c’est un vrai seigneur, un grand pédant, on dirait qu’on lui a coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait : « faire réponse », comme Mme de Sévigné. « Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des autres. En tout cas tout ça n’est pas catholique. Et puis c’est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu faire croire que Françoise avait changé d’avis sur la bravoure qui, selon elle, à Combray, ravalait les hommes aux animaux féroces, mais il n’en était rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu’il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employés partent, rapport à la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tête à la Duchesse. Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que cet Antoine, et son « Antoinesse » ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d’Antoine un féminin qui désignât la femme du maître d’hôtel, avait sans doute dans sa création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui lui avait été donné (parce qu’elle n’était habitée que par des chanoines) par ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine. On avait d’ailleurs, immédiatement après, un nouvel exemple de cette manière de former les féminins, car Françoise ajoutait :
— Mais sûr et certain que c’est à la Duchesse qu’est le château de Guermantes. Et c’est elle dans le pays qu’est madame la mairesse. C’est quelque chose.
— Je comprends que c’est quelque chose, disait avec conviction le valet de pied, n’ayant pas démêlé l’ironie.
— Penses-tu, mon garçon, que c’est quelque chose ? mais pour des gens comme « euss », être maire et mairesse c’est trois fois rien. Ah ! si c’était à moi le château de Guermantes, on ne me verrait pas souvent à Paris. Faut-il tout de même que des maîtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idées pour rester dans cette misérable ville plutôt que non pas aller à Combray dès l’instant qu’ils sont libres de le faire et que personne les retient. Qu’est-ce qu’ils attendent pour prendre leur retraite puisqu’ils ne manquent de rien ; d’être morts ? Ah ! si j’avais seulement du pain sec à manger et du bois pour me chauffer l’hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frère à Combray. Là-bas on se sent vivre au moins, on n’a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter à plus de deux lieues.
— Ça doit être vraiment beau, madame, s’écriait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait été aussi particulier à Combray que la vie en gondole à Venise.
D’ailleurs, plus récent dans la maison que le valet de chambre, il parlait à Françoise des sujets qui pouvaient intéresser non lui-même, mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisinière, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant d’elle, « la gouvernante », la bienveillance spéciale qu’éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l’Altesse.
— Au moins on sait ce qu’on fait et dans quelle saison qu’on vit. Ce n’est pas comme ici qu’il n’y aura pas plus un méchant bouton d’or à la sainte Pâques qu’à la Noël, et que je ne distingue pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas on entend chaque heure, ce n’est qu’une pauvre cloche, mais tu te dis : « Voilà mon frère qui rentre des champs », tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d’allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu’on ne pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu’on a fait.
— Il paraît que Méséglise aussi c’est bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler à table de Méséglise.
— Oh ! Méséglise, disait Françoise avec le large sourire qu’on amenait toujours sur ses lèvres quand on prononçait ces noms de Méséglise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu’elle éprouvait à les rencontrer au dehors, à les entendre dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu’un professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses élèves n’auraient pas cru que le nom pût jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là étaient pour elle quelque chose qu’ils n’étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l’esprit, parce qu’elle retrouvait en eux beaucoup d’elle-même.
— Oui, tu peux le dire, mon fils, c’est assez joli Méséglise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de Méséglise ?
— Comment que j’ai entendu causer de Méséglise ? mais c’est bien connu ; on m’en a causé et même souventes fois causé, répondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l’impossibilité d’y réussir.
— Ah ! je vous réponds qu’il fait meilleur là sous les cerisiers que près du fourneau.
Elle leur parlait même d’Eulalie comme d’une bonne personne. Car depuis qu’Eulalie était morte, Françoise avait complètement oublié qu’elle l’avait peu aimée durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui n’avait rien à manger chez soi, qui « crevait la faim », et venait ensuite, comme une propre à rien, grâce à la bonté des riches, « faire des manières ». Elle ne souffrait plus de ce qu’Eulalie eût si bien su se faire chaque semaine « donner la pièce » par ma tante. Quant à celle-ci, Françoise ne cessait de chanter ses louanges.
— Mais c’est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez, alors ? demandait le jeune valet de pied.
— Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce n’était pas la viande qui manquait et de première qualité encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce qu’il fallait. (Françoise employait le verbe plaindre dans le même sens que fait La Bruyère.) Tout était toujours à ses dépens, même si la famille, elle restait des mois et an-nées. (Cette réflexion n’avait rien de désobligeant pour nous, car Françoise était d’un temps où « dépens » n’était pas réservé au style judiciaire et signifiait seulement dépense.) Ah ! je vous réponds qu’on ne partait pas de là avec la faim. Comme M. le curé nous l’a eu fait ressortir bien des fois, s’il y a une femme qui peut compter d’aller près du bon Dieu, sûr et certain que c’est elle. Pauvre Madame, je l’entends encore qui me disait de sa petite voix : « Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais. » Bien sûr que c’était pas pour elle. Vous l’auriez vue, elle ne pesait pas plus qu’un paquet de cerises ; il n’y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au médecin. Ah ! ce n’est pas là-bas qu’on aurait rien mangé à la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n’avons pas seulement eu le temps de casser la croûte. Tout se fait à la sauvette.
Elle était surtout exaspérée par les biscottes de pain grillé que mangeait mon père. Elle était persuadée qu’il en usait pour faire des manières et la faire « valser ». « Je peux dire, approuvait le jeune valet de pied, que j’ai jamais vu ça ! » Il le disait comme s’il avait tout vu et si en lui les enseignements d’une expérience millénaire s’étendaient à tous les pays et à leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillé. « Oui, oui, grommelait le maître d’hôtel, mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une grève au Canada et le ministre a dit l’autre soir à Monsieur qu’il a touché pour ça deux cent mille francs. » Le maître d’hôtel était loin de l’en blâmer, non qu’il ne fût lui-même parfaitement honnête, mais croyant tous les hommes politiques véreux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus léger délit de vol. Il ne se demandait même pas s’il avait bien entendu cette parole historique et il n’était pas frappé de l’invraisemblance qu’elle eût été dite par le coupable lui-même à mon père, sans que celui-ci l’eût mis dehors. Mais la philosophie de Combray empêchait que Françoise pût espérer que les grèves du Canada eussent une répercussion sur l’usage des biscottes : « Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maîtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices. » En dépit de la théorie de cette trotte perpétuelle, depuis un quart d’heure ma mère, qui n’usait probablement pas des mêmes mesures que Françoise pour apprécier la longueur du déjeuner de celle-ci, disait : « Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, voilà plus de deux heures qu’ils sont à table. » Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître d’hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s’accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes d’entr’acte. Aussi quand, les coups commençant à se répéter et à devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient à y prendre garde et estimant qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail était proche, à un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte ; Françoise, après quelques réflexions sur nous, telles que « ils ont sûrement la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître d’hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans ma chambre expédiait rapidement sa correspondance privée.
Malgré l’air de morgue de leur maître d’hôtel, Françoise avait pu, dès les premiers jours, m’apprendre que les Guermantes n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit immémorial, mais d’une location assez récente, et que le jardin sur lequel il donnait du côté que je ne connaissais pas était assez petit et semblable à tous les jardins contigus ; et je sus enfin qu’on n’y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que péages, ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son mystère, étant devenue pour moi une partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantités d’eau salée qu’il y a sur le globe, lui avait tout d’un coup rendu une individualité en me disant que c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon père nous dit un jour en parlant de la duchesse : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la première maison du faubourg Saint-Germain, c’était bien peu de chose auprès des autres demeures que j’avais successivement rêvées. Mais enfin celle-ci encore, et ce devait être la dernière, avait quelque chose, si humble ce fût-il, qui était, au delà de sa propre matière, une différenciation secrète.
Et cela m’était d’autant plus nécessaire de pouvoir chercher dans le « salon » de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystère de son nom, que je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le matin à pied ou l’après-midi en voiture. Certes déjà, dans l’église de Combray, elle m’était apparue dans l’éclair d’une métamorphose avec des joues irréductibles, impénétrables à la couleur du nom de Guermantes, et des après-midi au bord de la Vivonne, à la place de mon rêve foudroyé, comme un cygne ou un saule en lequel a été changé un Dieu ou une nymphe et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera dans l’eau ou sera agité par le vent. Pourtant ces reflets évanouis, à peine les avais-je quittés qu’ils s’étaient reformés comme les reflets roses et verts du soleil couché, derrière la rame qui les a brisés, et dans la solitude de ma pensée le nom avait eu vite fait de s’approprier le souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais à sa fenêtre, dans la cour, dans la rue ; et moi du moins si je ne parvenais pas à intégrer en elle le nom de Guermantes, à penser qu’elle était Mme de Guermantes, j’en accusais l’impuissance de mon esprit à aller jusqu’au bout de l’acte que je lui demandais ; mais elle, notre voisine, elle semblait commettre la même erreur ; bien plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans même le soupçon que ce fût une erreur. Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspiré à cette élégance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient l’égaler, la surpasser peut-être ; je l’avais vue dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillée ; et le matin, au moment où elle allait sortir à pied, comme si l’opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en promenant familièrement au milieu d’eux sa vie inaccessible, pouvait être un tribunal pour elle, je pouvais l’apercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dédoublement et d’ironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepté de représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce rôle, si inférieur à elle, de femme élégante ; et dans l’oubli mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette était bien tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espèce animale, garde ses yeux peints des deux côtés de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d’un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est un Dieu. Mais comme le voyageur, déçu par le premier aspect d’une ville, se dit qu’il en pénétrera peut-être le charme en en visitant les musées, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les bibliothèques, je me disais que si j’avais été reçu chez Mme de Guermantes, si j’étais de ses amis, si je pénétrais dans son existence, je connaîtrais ce que sous son enveloppe orangée et brillante son nom enfermait réellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin l’ami de mon père avait dit que le milieu des Guermantes était quelque chose d’à part dans le faubourg Saint-Germain.
La vie que je supposais y être menée dérivait d’une source si différente de l’expérience, et me semblait devoir être si particulière, que je n’aurais pu imaginer aux soirées de la duchesse la présence de personnes que j’eusse autrefois fréquentées, de personnes réelles. Car ne pouvant changer subitement de nature, elles auraient tenu là des propos analogues à ceux que je connaissais ; leurs partenaires se seraient peut-être abaissés à leur répondre dans le même langage humain ; et pendant une soirée dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y aurait eu des instants identiques à des instants que j’avais déjà vécus : ce qui était impossible. Il est vrai que mon esprit était embarrassé par certaines difficultés, et la présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du Faubourg situé sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui me séparait du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne m’en semblait que plus réelle ; je sentais bien que c’était déjà le Faubourg, le paillasson des Guermantes étendu de l’autre côté de cet Équateur et dont ma mère avait osé dire, l’ayant aperçu comme moi, un jour que leur porte était ouverte, qu’il était en bien mauvais état. Au reste, comment leur salle à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque avoir été reçu dans cette salle à manger, c’était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l’atmosphère, puisque ceux qui, avant d’aller à table, s’asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain ? Sans doute, ailleurs que dans le Faubourg, dans certaines soirées, on pouvait voir parfois trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants l’un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour quand on cherche à se les représenter l’aspect d’un tournoi et d’une forêt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n’y avait qu’eux. Ils étaient, en une matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les réunions familières, ce n’était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze personnes, assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d’or des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derrière l’hôtel, et où l’été Mme de Guermantes faisait après dîner servir des liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensé que s’asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer — douées d’un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir — sans respirer les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique ? Il n’y a que l’imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas ! ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces ouvrages d’art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer (et sans espoir d’y jamais aborder) comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l’industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.
Mais si l’hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses dépendances devaient s’étendre beaucoup plus loin au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre, descendait dans la cour, selon qu’il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu’il avait acheté. Plus d’une fois même le cheval abîma la devanture de Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnité. « Quand ce ne serait qu’en considération de tout le bien que madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, c’est une infamie de la part de ce quidam de nous réclamer quelque chose. » Mais Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel « bien » avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne peut l’étendre sur tout le monde, le souvenir d’avoir comblé l’un est une raison pour s’abstenir à l’égard d’un autre chez qui on excite d’autant plus de mécontentement. À d’autres points de vue d’ailleurs que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc — et cela jusqu’à de grandes distances — qu’un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrêté sur le trottoir, debout, géant, énorme, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en l’air, le monocle curieux, jusqu’au moment où il sautait sur le siège, menait le cheval lui-même pour l’essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Élysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins à son monde : un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d’ouvriers, n’était jamais à la maison pour soigner les enfants, car dès le matin la femme partait à la « Schola » apprendre le contrepoint et la fugue et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller à l’église. Ils étaient les neveux de l’ancien ambassadeur que nous connaissions et que justement mon père avait rencontré sous la voûte de l’escalier mais sans comprendre d’où il venait ; car mon père pensait qu’un personnage aussi considérable, qui s’était trouvé en relation avec les hommes les plus éminents de l’Europe et était probablement fort indifférent à de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guère fréquenter ces nobles obscurs, cléricaux et bornés. Ils habitaient depuis peu dans la maison ; Jupien étant venu dire un mot dans la cour au mari qui était en train de saluer M. de Guermantes, l’appela « M. Norpois », ne sachant pas exactement son nom.
— Ah ! monsieur Norpois, ah ! c’est vraiment trouvé ! Patience ! bientôt ce particulier vous appellera citoyen Norpois ! s’écria, en se tournant vers le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait « Monsieur » et non « Monsieur le Duc ».
Un jour que M. de Guermantes avait besoin d’un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s’était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu’il l’apercevait en train de descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d’écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu’à s’échapper, jusqu’au delà de la porte cochère. Il nous avait fait de grands saluts un jour qu’il nous avait croisés au moment où il sortait en voiture avec sa femme ; il avait dû lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu’elle se le fût rappelé, ni mon visage ? Et puis quelle piètre recommandation que d’être désigné seulement comme étant un de ses locataires ! Une plus importante eût été de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m’avait fait demander par ma grand’mère d’aller la voir, et, sachant que j’avais eu l’intention de faire de la littérature, avait ajouté que je rencontrerais chez elle des écrivains. Mais mon père trouvait que j’étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l’état de ma santé ne laissait pas de l’inquiéter, il ne tenait pas à me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles.
Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, j’entendis nommer quelques-uns des salons où elle allait, mais je ne me les représentais pas : du moment qu’ils étaient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu’à travers son nom, n’étaient-ils pas inconcevables ?
— Il y a ce soir grande soirée d’ombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n’irons pas, parce que, à cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc d’Aumale, mais c’est la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a écrit plus de quatre fois à Madame la Duchesse.
— Alors vous n’êtes plus pour aller au château de Guermantes cette année ?
— C’est la première fois que nous n’y serons pas : à cause des rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu’on y retourne avant qu’il y ait un calorifère, mais avant ça tous les ans on y était pour jusqu’en janvier. Si le calorifère n’est pas prêt, peut-être Madame ira quelques jours à Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n’est pas encore sûr.
— Et au théâtre, est-ce que vous y allez ?
— Nous allons quelquefois à l’Opéra, quelquefois aux soirées d’abonnement de la princesse de Parme, c’est tous les huit jours ; il paraît que c’est très chic ce qu’on voit : il y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse n’a pas voulu prendre d’abonnements mais nous y allons tout de même une fois dans une loge d’une amie à Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin à Monsieur le Duc. C’est la sœur au duc de Bavière.
— Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu’identifié aux Guermantes, avait cependant des maîtres en général une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait été placée chez une duchesse. Vous êtes d’une bonne santé, madame.
— Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-être encore ce soir.
Elle désirait d’autant plus causer encore avec le valet de pied qu’il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu’ils gardent jusqu’à la mort de leur père. Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple. Car Françoise, à qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de la télégraphie sans fil sans réussir à attirer son attention et sans qu’elle ralentît un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularités et que le fils cadet du duc de Guermantes s’appelait généralement le prince d’Oléron, s’écriait : « C’est beau ça ! » et restait éblouie comme devant un vitrail.
Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d’Agrigente, qui s’était lié avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu’il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d’Ambresac et que c’était presque décidé.
Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient à son hôtel. S’ils me disaient qu’en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu’elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l’époque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n’était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu’une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d’être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou l’opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu’elle connaît et qu’elle vient de quitter, ou s’en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couchant, c’était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre rose.
Mon père avait au ministère un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire précéder son nom de ces deux initiales, de sorte qu’on l’appelait, pour abréger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une soirée de gala à l’Opéra ; il l’envoya à mon père et, comme la Berma que je n’avais plus vue jouer depuis ma première déception devait jouer un acte de Phèdre, ma grand’mère obtint que mon père me donnât cette place.
À vrai dire je n’attachais aucun prix à cette possibilité d’entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m’avait causé tant d’agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j’avais préféré à la santé, au repos. Ce n’est pas que fût moins passionné qu’alors mon désir de pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu’entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d’une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j’avais reporté la foi intérieure que j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le « double » que je possédais d’eux, dans mon cœur, avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de l’ancienne Égypte qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l’habitait plus.
Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand escalier de l’Opéra, j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m’étais trompé, mais je n’hésitai pas cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la manière non seulement dont il était habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgré les particularités individuelles, il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l’un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, à l’égard d’un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considérer, d’exercer l’affectation de l’humilité et de la patience, la feinte d’être l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu’à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spécial qu’il portait en lui, plus d’un fils de riche banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s’il ne lui avait trouvé une étonnante ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les journaux illustrés, d’un neveu de l’empereur d’Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement à Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-même près du contrôleur, j’entendis le prince de Saxe, ou supposé tel, dire en souriant : « Je ne sais pas le numéro de la loge, c’est sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge. »
Il était peut-être le prince de Saxe ; c’était peut-être la duchesse de Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que ses yeux voyaient en pensée quand il disait : « sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le cœur (bien plus que n’eût fait une rêverie abstraite), avec les antennes alternatives d’un bonheur possible et d’un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu’on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire, et dans lequel il s’engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n’avais devant moi qu’un monsieur en habit qui s’éloignait ; mais je faisais jouer auprès de lui, comme avec un réflecteur maladroit, et sans réussir à l’appliquer exactement sur lui, l’idée qu’il était le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu’il fût seul, cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme une projection, semblait le précéder et le conduire comme cette Divinité, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du guerrier grec.
Je gagnai ma place, tout en cherchant à retrouver un vers de Phèdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le récitais, il n’avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n’essayai pas de les compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait qu’il n’existait aucune commune mesure. Je n’aurais pas été étonné qu’il eût fallu ôter plus de six syllabes à cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout à coup je me le rappelai, les irréductibles aspérités d’un monde inhumain s’anéantirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitôt la mesure d’un alexandrin, ce qu’il avait de trop se dégagea avec autant d’aisance et de souplesse qu’une bulle d’air qui vient crever à la surface de l’eau. Et en effet cette énormité avec laquelle j’avais lutté n’était qu’un seul pied.
Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de près. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu’on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là, près d’une amie.
À côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer qu’ils étaient capables de les reconnaître et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par là qu’ils ne faisaient pas attention aux pièces représentées. Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups, en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c’était parce que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans de petits cafés où l’on va prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces encadrées d’or, et les sièges rouges de l’établissement du genre napolitain ; c’est parce qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l’esprit.
D’abord il n’y eut que de vagues ténèbres où on rencontrait tout d’un coup, comme le rayon d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un médaillon d’Henri IV détaché sur un fond noir, le profil incliné du duc d’Aumale, à qui une dame invisible criait : « Que Monseigneur me permette de lui ôter son pardessus », cependant que le prince répondait : « Mais voyons, comment donc, Madame d’Ambresac. » Elle le faisait malgré cette vague défense et était enviée par tous à cause d’un pareil honneur.
Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s’étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres.
— C’est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation était risible. Elle n’a pas économisé ses perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait l’air comme il faut.
Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur cœur le trône légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage, c’était la connexité d’un gros nez rouge avec un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine moustache. Ces traits étaient d’ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle d’une écriture, ils donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l’idée que la laideur a quelque chose d’aristocratique, et qu’il est indifférent que le visage d’une grande dame, s’il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c’était la forme d’un corps et d’un visage délicieux que la princesse apposait à l’angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus noble des signatures ; car la présence de Mme de Guermantes, qui n’amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d’aristocratie, le meilleur certificat d’authenticité du tableau que présentait sa baignoire, sorte d’évocation d’une scène de la vie familière et spéciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris.
Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué, chaque fois que j’avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines œuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait l’en dépouiller maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu’ils faisaient là n’était qu’un jeu, et que pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est pas ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour à tour s’élève sur sa pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ? peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d’ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvé d’un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et j’aurais écouté ce dialogue avec la même avidité que telle scène du Mari de la Débutante, où l’absence de poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac eût été mille fois capable d’y mettre, me semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là d’autant plus mystérieuse et plus instructive.
— Ce gros-là, c’est le marquis de Ganançay, dit d’un air renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. Personne n’excitait en moi autant d’envie que lui, à cause de l’habitude qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces moments-là, l’intelligence et l’amitié, mais qui, quand ils étaient au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l’acte de Phèdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-même était une apparition de théâtre, dans la zone différente de lumière qu’elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée, émergée, qui n’appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d’être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d’alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était, douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.
Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j’aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l’artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d’intensité ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théâtre même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient inséparables. Phèdre, la « Scène de la Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d’existence absolue. Situées en retrait du monde de l’expérience courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers elles, je pénétrerais d’elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j’en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance, pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare pour sortir, puisque au delà existait, d’une façon absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus solides, Phèdre, la manière dont disait la Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l’art dramatique desquelles on eût pu extraire alors une dose importante, si l’on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour et peut-être de la nuit que ce fût, j’étais comme une pile qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d’azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais là, les artistes étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de vers français où ils étaient mêlés. J’en éprouvais un découragement d’autant plus profond que si l’objet de mon désir têtu et agissant n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où j’avais dû partir pour Venise, à celui où j’étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l’instabilité de son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n’avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu’ils sont fatigués. En attendant, ma songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d’un certain côté, concentrés autour d’un même rêve, j’aurais pu reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle j’aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l’idée de perfection.
Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que j’avais remarquées alors dans le débit et le jeu d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce n’est pas que ces artistes — c’étaient les mêmes — ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire : « Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l’emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altéré le sentiment des vers récités.
De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum : « Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer l’insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ; et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de moi s’écria :
— Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là.
Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient décommander dans les hôtels des appartements retenus à l’avance et qu’elle ne venait jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d’un si grand pianiste qu’on ne sait même plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que (n’interposant pas tout cet appareil d’efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n’avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l’avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dépassaient pas, tant ils s’y étaient profondément résorbés. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière inerte et réfractaire à l’esprit, ne laissait pas discerner autour d’elle cet excédent de larmes qu’on voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’Ismène, mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une supériorité d’âme ; et comme dans le paysage antique où à la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et concrète s’y était changée en quelque qualité du timbre, d’une limpidité étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant ; son attitude en scène qu’elle avait lentement constituée, qu’elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l’artiste mais pour une donnée de la vie ; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’étaient, autour de ce corps d’une idée qu’est un vers (corps qui, au contraire des corps humains, n’est pas devant l’âme comme un obstacle opaque qui empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l’âme qui se les était assimilées et s’y était répandue, que des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l’interprétation de la Berma était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie.
Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d’autrefois, n’était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique, c’était justement cela. Je pensais tout à l’heure que, si je n’avais pas eu de plaisir la première fois que j’avais entendu la Berma, c’est que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Élysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n’y avait peut-être pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L’impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de « beauté », « largeur de style », « pathétique », que nous pourrions à la rigueur avoir l’illusion de reconnaître dans la banalité d’un talent, d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme dont il ne possède pas l’équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l’inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : « Est-ce beau ? ce que j’éprouve, est-ce de l’admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau, c’est une voix aiguë, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression despotique causée par un être qu’on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est laissé pour la « largeur de l’interprétation ». Et à cause de cela ce sont les œuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que, dans la collection de nos idées, il n’y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.
C’était précisément ce que me montrait le jeu de la Berma. C’était bien cela, la noblesse, l’intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mérites d’une interprétation large, poétique, puissante ; ou plutôt, c’était cela à quoi on a convenu de décerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne à des étoiles qui n’ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle. C’est bien un peu, cet intervalle, cette faille, que j’avais à franchir quand, le premier jour où j’étais allé voir jouer la Berma, l’ayant écoutée de toutes mes oreilles, j’avais eu quelque peine à rejoindre mes idées de « noblesse d’interprétation », d’« originalité » et n’avais éclaté en applaudissements qu’après un moment de vide, et comme s’ils naissaient non pas de mon impression même, mais comme si je les rattachais à mes idées préalables, au plaisir que j’avais à me dire : « J’entends enfin la Berma. » Et la différence qu’il y a entre une personne, une œuvre fortement individuelle et l’idée de beauté existe aussi grande entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d’amour, d’admiration. Aussi ne les reconnaît-on pas. Je n’avais pas eu de plaisir à entendre la Berma (pas plus que je n’en avais à voir Gilberte). Je m’étais dit : « Je ne l’admire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors qu’à approfondir le jeu de la Berma, je n’étais préoccupé que de cela, je tâchais d’ouvrir ma pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce qu’il contenait. Je comprenais maintenant que c’était justement cela : admirer.
Ce génie dont l’interprétation de la Berma n’était seulement que la révélation, était-ce bien seulement le génie de Racine ?
Je le crus d’abord. Je devais être détrompé, une fois l’acte de Phèdre fini, après les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage, et plaça ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer qu’elle ne se mêlait pas aux applaudissements des autres et rendre plus évidente une protestation qu’elle jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La pièce suivante était une des nouveautés qui jadis me semblaient, à cause du défaut de célébrité, devoir paraître minces, particulières, dépourvues qu’elles étaient d’existence en dehors de la représentation qu’on en donnait. Mais je n’avais pas comme pour une pièce classique cette déception de voir l’éternité d’un chef-d’œuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la durée d’une représentation qui l’accomplissait aussi bien qu’une pièce de circonstance. Puis à chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, à défaut de la célébrité qu’elle n’avait pu avoir dans le passé, j’ajoutais celle qu’elle aurait dans l’avenir, par un effort d’esprit inverse de celui qui consiste à se représenter des chefs-d’œuvre au temps de leur grêle apparition, quand leur titre qu’on n’avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir être mis un jour, confondu dans une même lumière, à côté de ceux des autres œuvres de l’auteur. Et ce rôle serait mis un jour dans la liste de ses plus beaux, auprès de celui de Phèdre. Non qu’en lui-même il ne fût dénué de toute valeur littéraire ; mais la Berma y était aussi sublime que dans Phèdre. Je compris alors que l’œuvre de l’écrivain n’était pour la tragédienne qu’une matière, à peu près indifférente en soi-même, pour la création de son chef-d’œuvre d’interprétation, comme le grand peintre que j’avais connu à Balbec, Elstir, avait trouvé le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire sans caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un chef-d’œuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçut le vers. N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les « tirades », dans des ensembles plus vastes qu’eux-mêmes, à la frontière desquels c’était un charme de les voir obligés de s’arrêter, s’interrompre ; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre.
Je n’aurais plus souhaité comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu’elle donnait un instant seulement dans un éclairage aussitôt évanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon désir d’autrefois était plus exigeant que la volonté du poète, de la tragédienne, du grand artiste décorateur qu’était son metteur en scène, et que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpétuellement transformés, ces tableaux successifs, c’était le résultat fugitif, le but momentané, le mobile chef-d’œuvre que l’art théâtral se proposait et que détruirait en voulant le fixer l’attention d’un auditeur trop épris. Même je ne tenais pas à venir un autre jour réentendre la Berma ; j’étais satisfait d’elle ; c’est quand j’admirais trop pour ne pas être déçu par l’objet de mon admiration, que cet objet fût Gilberte ou la Berma, que je demandais d’avance à l’impression du lendemain le plaisir que m’avait refusé l’impression de la veille. Sans chercher à approfondir la joie que je venais d’éprouver et dont j’aurais peut-être pu faire un plus fécond usage, je me disais comme autrefois certain de mes camarades de collège : « C’est vraiment la Berma que je mets en premier », tout en sentant confusément que le génie de la Berma n’était peut-être pas traduit très exactement par cette affirmation de ma préférence et par cette place de « première » décernée, quelque calme d’ailleurs qu’elles m’apportassent.
Au moment où cette seconde pièce commença, je regardai du côté de la baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement générateur d’une ligne délicieuse que mon esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tête vers le fond de la baignoire ; les invités étaient debout, tournés aussi vers le fond, et entre la double haie qu’ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de déesse, mais avec une douceur inconnue que d’arriver si tard et de faire lever tout le monde au milieu de la représentation mêlait aux mousselines blanches dans lesquelles elle était enveloppée un air habilement naïf, timide et confus qui tempérait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes, qui venait d’entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde révérence à un jeune homme blond qui était assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacrés flottant au fond de l’antre, fit à ces demi-dieux du Jockey-Club — qui à ce moment-là, et particulièrement M. de Palancy, furent les hommes que j’aurais le plus aimé être — un bonjour familier de vieille amie, allusion à l’au jour le jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystère, mais ne pouvais déchiffrer l’énigme de ce regard souriant qu’elle adressait à ses amis, dans l’éclat bleuté dont il brillait tandis qu’elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j’eusse pu en décomposer le prisme, en analyser les cristallisations, m’eût peut-être révélé l’essence de la vie inconnue qui y apparaissait à ce moment-là. Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son œillet ou de son plastron plissé, écartant pour faire place à leur lumière ses sourcils, ses lèvres, son frac ; d’un geste de sa main étendue qu’il abaissa sur leurs épaules, tout droit, sans bouger la tête, il commanda de se rasseoir aux monstres inférieurs qui lui faisaient place, et s’inclina profondément devant le jeune homme blond. On eût dit que la duchesse avait deviné que sa cousine dont elle raillait, disait-on, ce qu’elle appelait les exagérations (nom que de son point de vue spirituellement français et tout modéré prenaient vite la poésie et l’enthousiasme germaniques) aurait ce soir une de ces toilettes où la duchesse la trouvait « costumée », et qu’elle avait voulu lui donner une leçon de goût. Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la princesse descendaient jusqu’à son cou, au lieu de sa résille de coquillages et de perles, la duchesse n’avait dans les cheveux qu’une simple aigrette qui dominant son nez busqué et ses yeux à fleur de tête avait l’air de l’aigrette d’un oiseau. Son cou et ses épaules sortaient d’un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement d’innombrables paillettes soit de métal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une précision toute britannique. Mais si différentes que les deux toilettes fussent l’une de l’autre, après que la princesse eut donné à sa cousine la chaise qu’elle occupait jusque-là, on les vit, se retournant l’une vers l’autre, s’admirer réciproquement.
Peut-être Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquée de la princesse, mais certainement elle déclarerait que celle-ci n’en était pas moins ravissante et merveilleusement arrangée ; et la princesse, qui, par goût, trouvait quelque chose d’un peu froid, d’un peu sec, d’un peu couturier, dans la façon dont s’habillait sa cousine, découvrirait dans cette stricte sobriété un raffinement exquis. D’ailleurs entre elles l’harmonie, l’universelle gravitation préétablie de leur éducation, neutralisaient les contrastes non seulement d’ajustement mais d’attitude. À ces lignes invisibles et aimantées que l’élégance des manières tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, infléchir, se faisait douceur et charme. Comme dans la pièce que l’on était en train de représenter, pour comprendre ce que la Berma dégageait de poésie personnelle, on n’avait qu’à confier le rôle qu’elle jouait, et qu’elle seule pouvait jouer, à n’importe quelle autre actrice, le spectateur qui eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans deux loges, un « arrangement » qu’elle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement à la baronne de Morienval l’air excentrique, prétentieux et mal élevé, et un effort à la fois patient et coûteux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer à quelque pensionnaire provinciale, montée sur fil de fer, droite, sèche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressé dans les cheveux. Peut-être la place de cette dernière n’était-elle pas dans une salle où c’était seulement avec les femmes les plus brillantes de l’année que les loges (et même celles des plus hauts étages qui d’en bas semblaient de grosses bourriches piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de la salle par les brides rouges de leurs séparations de velours) composaient un panorama éphémère que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientôt, mais qui en ce moment était immobilisé par l’attention, la chaleur, le vertige, la poussière, l’élégance et l’ennui, dans cette espèce d’instant éternel et tragique d’inconsciente attente et de calme engourdissement qui, rétrospectivement, semble avoir précédé l’explosion d’une bombe ou la première flamme d’un incendie.
La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait là était que la princesse de Parme, dénuée de snobisme comme la plupart des véritables altesses et, en revanche, dévorée par l’orgueil, le désir de la charité qui égalait chez elle le goût de ce qu’elle croyait les Arts, avait cédé çà et là quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute société aristocratique, mais avec lesquelles elle était en relations pour ses œuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui était d’autant plus aisé que, n’étant pas en relations véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l’air de quêter un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu’elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu’elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d’une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances médicales, elle croyait connaître le caractère inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là. Elle était du moins heureuse ce soir-là de penser que toutes ces femmes qu’elle ne connaissait guère verraient auprès d’elle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d’Argencourt, lequel fréquentait également les deux sociétés, et de la présence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup à se parer sous les yeux de celles de la première. Il s’était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante élégance de sa jolie tournure cambrée, de sa fine tête aux cheveux blonds, il soulevait à demi son corps redressé, un sourire à ses yeux bleus, avec un mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec précision dans le rectangle du plan oblique où il était placé comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d’aller au théâtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprès d’elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu’il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s’il avait été en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et légère comme Diane, laissant traîner derrière elle un manteau incomparable, faisant se détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent s’absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne répondait au sourire amical et éblouissant de la princesse que contraint et forcé et avec la réserve bien élevée et la charitable froideur de quelqu’un dont l’amabilité peut être devenue momentanément gênante.
Mme de Cambremer n’eût-elle pas su que la baignoire appartenait à la princesse qu’elle eût cependant reconnu que Mme de Guermantes était l’invitée, à l’air d’intérêt plus grand qu’elle portait au spectacle de la scène et de la salle afin d’être aimable envers son hôtesse. Mais en même temps que cette force centrifuge, une force inverse développée par le même désir d’amabilité ramenait l’attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse elle-même, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l’esclave, venue ici seulement pour la voir, prête à la suivre ailleurs s’il avait pris fantaisie à la titulaire de la loge de s’en aller, et ne regardant que comme composée d’étrangers curieux à considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant nombre d’amis dans la loge desquels elle se trouvait d’autres semaines et à l’égard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était étonnée de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu’elle y était encore. Mais on lui avait raconté que parfois, quand il y avait à Paris un spectacle qu’elle jugeait intéressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitôt qu’elle avait pris le thé avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, à travers la forêt crépusculaire, puis par la route, prendre le train à Combray pour être à Paris le soir. « Peut-être vient-elle de Guermantes exprès pour entendre la Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu qu’il avait en commun avec M. de Charlus : « La duchesse est un des êtres les plus nobles de Paris, de l’élite la plus raffinée, la plus choisie. » Pour moi qui faisais dériver du nom de Guermantes, du nom de Bavière et du nom de Condé la vie, la pensée des deux cousines (je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus), j’aurais mieux aimé connaître leur jugement sur Phèdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je n’aurais trouvé que de l’intelligence, de l’intelligence supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m’eût fourni sur la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable, je l’imaginais à l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d’un fiévreux, ce que je demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre, c’était le charme des après-midi d’été où je m’étais promené du côté de Guermantes.
Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particulières, non pas seulement dans le sens où la livrée à col rouge ou à revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux Condé, mais plutôt comme pour un oiseau le plumage qui n’est pas seulement un ornement de sa beauté, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une matérialisation neigeuse ou diaprée de leur activité intérieure, et, comme les gestes que j’avais vu faire à la princesse de Guermantes et que je n’avais pas douté correspondre à une idée cachée, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage éblouissant et pailleté de sa cousine semblaient avoir une signification, être pour chacune des deux femmes un attribut qui n’était qu’à elle et dont j’aurais voulu connaître la signification : l’oiseau de paradis me semblait inséparable de l’une, comme le paon de Junon ; je ne pensais pas qu’aucune femme pût usurper le corsage pailleté de l’autre plus que l’égide étincelante et frangée de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories, c’était comme si j’avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l’assemblée des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d’être ignoré des Immortels ; la duchesse m’avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s’en souvenir, et je ne souffrais pas qu’elle se trouvât, par la place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre, car je sentais heureusement mon être dissous au milieu d’eux, quand, au moment où en vertu des lois de la réfraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l’agita en signe d’amitié, mes regards se sentirent croisés par l’incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en conflagration rien qu’en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m’avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l’averse étincelante et céleste de son sourire.
Maintenant tous les matins, bien avant l’heure où elle sortait, j’allais par un long détour me poster à l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant dans une direction opposée et levant les yeux vers elle dès que j’arrivais à sa hauteur, mais comme si je ne m’étais nullement attendu à la voir. Même les premiers jours, pour être plus sûr de ne pas la manquer, j’attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochère s’ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes qui n’étaient pas celle que j’attendais), son ébranlement se prolongeait ensuite dans mon cœur en oscillations qui mettaient longtemps à se calmer. Car jamais fanatique d’une grande comédienne qu’il ne connaît pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais foule exaspérée ou idolâtre réunie pour insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand homme qu’on croit être sur le point de passer chaque fois qu’on entend du bruit venu de l’intérieur de la prison ou du palais ne furent aussi émus que je l’étais, attendant le départ de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grâce de sa marche (toute différente de l’allure qu’elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale — il n’y avait pour moi qu’elle au monde qui se promenât — tout un poème d’élégance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que le concierge ne pût se rendre compte de mon manège, je m’en allai beaucoup plus loin, jusqu’à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soirée au théâtre, je faisais ainsi de petites sorties avant le déjeuner, quand le temps était beau ; s’il avait plu, à la première éclaircie je descendais faire quelques pas, et tout d’un coup, venant sur le trottoir encore mouillé, changé par la lumière en laque d’or, dans l’apothéose d’un carrefour poudroyant d’un brouillard que tanne et blondit le soleil, j’apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitière avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon cœur qui s’élançait déjà vers une vie étrangère ; je tâchais de me rappeler la rue, l’heure, la porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacité de ces images caressées et que je me promettais de chercher à revoir les empêchait de se fixer fortement dans mon souvenir. N’importe, j’étais moins triste d’être malade, de n’avoir jamais eu encore le courage de me mettre à travailler, à commencer un livre, la terre me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que j’avais si souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu’elle seule semblait capable d’assouvir.
En rentrant de l’Opéra, j’avais ajouté pour le lendemain à celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l’image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et légers ; avec la tendresse promise dans le sourire qu’elle m’avait adressé de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m’avait dit que prenait la duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que j’avais vues l’avant-veille, de ne pas manquer la sortie d’un cours et d’un catéchisme. Mais, en attendant, de temps à autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu’il m’avait donnée, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je m’essayais à les placer (comme une femme regarde l’effet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie qu’on vient de lui donner) à côté des idées romanesques que je possédais depuis longtemps et que la froideur d’Albertine, le départ prématuré de Gisèle et, avant cela, la séparation voulue et trop prolongée d’avec Gilberte avaient libérées (l’idée par exemple d’être aimé d’une femme, d’avoir une vie en commun avec elle) ; puis c’était l’image de l’une ou l’autre des deux jeunes filles que j’approchais de ces idées auxquelles, aussitôt après, je tâchais d’adapter le souvenir de la duchesse. Auprès de ces idées, le souvenir de Mme de Guermantes à l’Opéra était bien peu de chose, une petite étoile à côté de la longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je connaissais très bien ces idées longtemps avant de connaître Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire, je le possédais imparfaitement ; il m’échappait par moments ; ce fut pendant les heures où, de flottant en moi au même titre que les images d’autres femmes jolies, il passa peu à peu à une association unique et définitive — exclusive de toute autre image féminine — avec mes idées romanesques si antérieures à lui, ce fut pendant ces quelques heures où je me le rappelais le mieux que j’aurais dû m’aviser de savoir exactement quel il était ; mais je ne savais pas alors l’importance qu’il allait prendre pour moi ; il était doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était la première esquisse, la seule vraie, la seule faite d’après la vie, la seule qui fût réellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures où j’eus le bonheur de le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c’est toujours à lui, librement encore à ce moment-là, sans hâte, sans fatigue, sans rien de nécessaire ni d’anxieux, que mes idées d’amour revenaient ; ensuite au fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus définitivement, il acquit d’elles une plus grande force, mais devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un écart, d’ailleurs toujours différent, entre ce que j’avais imaginé et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, j’apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure légère, toutes choses pour lesquelles j’étais là ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre direction pour avoir l’air de ne pas m’attendre à cette rencontre que j’étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment où j’arrivais au même niveau de la rue qu’elle, ce que je voyais alors, c’étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l’amabilité du soir de Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inégales pour la domination de mes idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-même, qui finit par renaître le plus souvent pendant que ses concurrents s’éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transféré toutes mes pensées d’amour. Je ne songeai plus aux fillettes du catéchisme, ni à une certaine laitière ; et pourtant je n’espérai plus de retrouver dans la rue ce que j’étais venu y chercher, ni la tendresse promise au théâtre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n’étaient tels que de loin. Maintenant je n’aurais même pu dire comment était Mme de Guermantes, à quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans l’ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le chapeau.
Pourquoi tel jour, voyant s’avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je d’une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l’apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une joue rouge, barrée d’un œil perçant, comme quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme à bec d’oiseau que je vis, mais comme un oiseau même : la robe et jusqu’au toquet de Mme de Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains vautours dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l’air d’une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête recourbait son bec d’oiseau et les yeux à fleur de tête étaient perçants et bleus.
Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d’une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petit-suisses » et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à moi que le reste de l’image, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne l’ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je comprenais que ce n’était plus la peine de rester à attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame avait fait de la portière était pour moi et que cette dame, dont les traits dénoués et pâles, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d’une haute aigrette, le visage d’une étrangère que j’avais cru ne pas reconnaître, était Mme de Guermantes par qui je m’étais laissé saluer sans même lui répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, où le détestable concierge dont je haïssais les coup d’œil investigateurs était en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des « rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu’il n’entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu’offrait Mme de Guermantes, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu’à travers elles, à travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c’était toujours Mme de Guermantes. Ce que j’aimais, c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance.
Je n’aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes était excédée de me rencontrer tous les jours que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s’élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je n’essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n’y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir dont la nature m’est toujours restée obscure. Peut-être n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui étaient spéciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l’aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter à mon service quelqu’un d’autre que Françoise, je n’y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d’être bonne et pitoyable, d’être dure et hautaine, d’être fine et bornée, d’avoir la peau blanche et les mains rouges, elle était la demoiselle de village dont les parents « étaient bien de chez eux » mais, ruinés, avaient été obligés de la mettre en condition. Sa présence dans notre maison, c’était l’air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous, grâce à une sorte de voyage inverse où c’est la villégiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d’un musée régional l’est par ces curieux ouvrages que les paysannes exécutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien était décoré par les paroles de Françoise inspirées d’un sentiment traditionnel et local et qui obéissaient à des règles très anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit où était morte sa mère, et qu’elle voyait encore. Mais malgré tout cela, dès qu’elle était entrée à Paris à notre service, elle avait partagé — et à plus forte raison toute autre l’eût fait à sa place — les idées, les jurisprudences d’interprétation des domestiques des autres étages, se rattrapant du respect qu’elle était obligée de nous témoigner, en nous répétant ce que la cuisinière du quatrième disait de grossier à sa maîtresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la première fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidarité avec la détestable locataire du quatrième, nous nous disions que peut-être, en effet, nous étions des maîtres. Cette altération du caractère de Françoise était peut-être inévitable. Certaines existences sont si anormales qu’elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d’un pharaon ou d’un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d’une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l’habitude nous voile. Mais c’est jusque dans des détails encore plus particuliers que j’aurais été condamné, même si j’avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n’en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l’attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu’elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j’appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d’épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l’espèce particulière des miens.
Pour en revenir à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et si, lorsque dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse, mais visible, et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gémissait de ce qu’elle avait dû renifler, assurant que cela lui « plumait le nez », et qu’on ne savait plus où vivre.) Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu’à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s’il en était de même dans l’amour ? C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour.
J’aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l’imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans l’atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d’autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui d’habitude m’échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout haut, penser d’une manière mouvementée, extérieure, qui n’était qu’un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d’aventures, stérile et sans vérité, où la duchesse, tombée dans la misère, venait m’implorer, moi qui étais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j’avais passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je dirais à la duchesse en l’accueillant sous mon toit, la situation restait la même ; j’avais, hélas, dans la réalité, choisi précisément pour l’aimer la femme qui réunissait peut-être le plus d’avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle était aussi riche que le plus riche qui n’eût pas été noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant d’elle ; mais si même j’avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l’eût pas remarquée, ou l’aurait attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet je n’aurais pu réussir à cesser d’aller sur sa route qu’en m’arrangeant à être dans l’impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d’être pendant un instant l’objet de son attention, la personne à qui s’adressait son salut, ce besoin-là était plus fort que l’ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m’éloigner pour quelque temps ; je n’en avais pas le courage. J’y songeais quelquefois. Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j’étais dingo. Elle n’aimait pas cela, elle disait que je « balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu’elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que cela ne m’était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu’elle traduisait en disant que « le voulu ne m’allait pas ». Je n’aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce n’était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus près d’elle que je ne l’étais le matin dans la rue, solitaire, humilié, sentant que pas une seule des pensées que j’aurais voulu lui adresser n’arrivait jamais jusqu’à elle, dans ce piétinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m’avancer en rien, si j’allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu’un qu’elle connût, qu’elle sût difficile dans le choix de ses relations et qui m’appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d’elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu’un grâce à qui, en tout cas, rien que parce que j’envisagerais avec lui s’il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprès d’elle, je donnerais à mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu’elle faisait durant la vie mystérieuse de la « Guermantes » qu’elle était, cela, qui était l’objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en œuvre quelqu’un à qui ne fussent pas interdits l’hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ?
L’amitié, l’admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient imméritées et m’étaient restées indifférentes. Tout d’un coup j’y attachai du prix, j’aurais voulu qu’il les révélât à Mme de Guermantes, j’aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu’on est amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu’on possède, on voudrait pouvoir les divulguer à la femme qu’on aime, comme font dans la vie les déshérités et les fâcheux. On souffre qu’elle les ignore, on cherche à se consoler en se disant que justement parce qu’ils ne sont jamais visibles, peut-être ajoute-t-elle à l’idée qu’elle a de vous cette possibilité d’avantages qu’on ne sait pas.
Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été deux fois sur le point de rompre. Il m’avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour où il avait quitté Balbec, le nom m’avait causé tant de joie quand je l’avais lu sur l’enveloppe de la première lettre que j’eusse reçue de mon ami. C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l’aurait fait croire, une de ces petites cités aristocratiques et militaires, entourées d’une campagne étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée sonore intermittente qui — comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas — révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre, que l’atmosphère même des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence. Elle n’était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand’mère et coucher dans mon lit. Aussitôt que je l’eus compris, troublé d’un douloureux désir, j’eus trop peu de volonté pour décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derrière lui, l’âme dépourvue d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune grand’mère n’attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu’un qui, ayant cessé de penser à ce qu’il veut, a l’air de savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l’hôtel où je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l’attendis à la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’où, à chaque instant, car c’était six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s’ils descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent momentanément stationné.
Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui ; je n’avais pas fait dire mon nom, j’étais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie.
— Ah ! quel ennui, s’écria-t-il en m’apercevant tout à coup et en devenant rouge jusqu’aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours !
Et préoccupé par l’idée de me voir passer seul cette première nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu’il avait souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m’adresser de petits sourires, de tendres regards inégaux, les uns venant directement de son œil, les autres à travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l’émotion qu’il avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m’importait maintenant, notre amitié.
— Mon Dieu ! et où allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas l’hôtel où nous prenons pension, c’est à côté de l’Exposition où des fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l’hôtel de Flandre, c’est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec de vieilles tapisseries. Ça « fait » assez « vieille demeure historique ».
Saint-Loup employait à tout propos ce mot de « faire » pour « avoir l’air », parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements d’expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle école littéraire proviennent les « élégances » dont ils usent, de même le vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l’imitation de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. « D’ailleurs, conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive. Vous n’aurez pas de voisins. Je reconnais que c’est un piètre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de précarité. Non, c’est à cause de l’aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pénible que celle que j’avais jadis à Combray quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j’avais ressentie le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
— Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous êtes tout pâle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n’aurez pas même le cœur de regarder. Je connais la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce n’est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordées d’injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce moment un sourire à Saint-Loup et, s’apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à le calmer et revint à moi.
— Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous éprouvez ; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j’avais pu rester près de vous, peut-être j’aurais pu, en causant avec vous jusqu’au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais bien des livres, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela. Et jamais je n’obtiendrai de me faire remplacer ici ; voilà deux fois de suite que je l’ai fait parce que ma gosse était venue.
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon mal.
— Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :
— Non ! vous ici, dans ce quartier où j’ai tant pensé à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout à l’heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui n’êtes pas habitué, j’ai peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j’avais vos dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de Madame votre grand’mère. Son Proudhon ne me quitte pas.
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi. Mais il l’y avait précipitée avec tant de force, se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d’immobilité que d’une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l’officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial, représentant en somme tout l’opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hâter, la main vers son képi.
— Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde à droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il avait louée pour le temps qu’il resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l’égard de ce napoléonide, Place de la République ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la préservaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis. C’est là, dans cette chambre charmante, que j’eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par s’habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre tomber une braise qui s’émiettait, ou léchait d’une flamme la paroi de la cheminée. J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d’à droite, d’à gauche, parfois s’éteindre comme s’il était très loin. Tout d’un coup je découvris la montre sur la table. Alors j’entendis le tic tac en un lieu fixe d’où il ne bougea plus. Je croyais l’entendre à cet endroit-là ; je ne l’y entendais pas, je l’y voyais, les sons n’ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l’utilité de nous prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu’un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles n’entende plus le bruit d’un feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en travaillant à faire des tisons et des cendres qu’il laissait ensuite tomber dans sa corbeille, n’entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grand’place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d’un bain qu’on prépare s’atténue, s’allège et s’éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ; affolés tout à l’heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des cartes qu’on n’entend pas, si bien qu’on croit ne pas les avoir remuées, qu’elles bougent d’elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on peut se demander si pour l’Amour (ajoutons même à l’Amour l’amour de la vie, l’amour de la gloire, puisqu’il y a, paraît-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui.
Pour revenir au son, qu’on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; qu’on enduise une de ces boules d’une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes s’étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d’un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d’État. Et cette atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d’une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd’hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d’explication qu’il exhale suffit à nous éveiller. Que l’on retire pour un instant au malade les cotons superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l’univers ; à toute vitesse rentre le peuple des bruits exilés ; on assiste, comme si elles étaient psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relâchant les tampons d’ouate, c’est comme si on faisait jouer alternativement l’une et l’autre des deux pédales qu’on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur.
Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil à celui d’une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel il est sage d’obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots, les prises électriques ; car déjà l’œuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles à demi chavirées qu’avait plissées la crème, en lance dans la tempête une en nacre et que l’interruption des courants, si l’orage électrique est conjuré à temps, fera toutes tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de magnolia. Mais si le malade n’avait pas pris assez vite les précautions nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à peine d’une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé d’appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu’il n’a pas plus de raison qu’un enfant de cinq ans. À d’autres moments, dans la chambre magique, devant la porte fermée, une personne qui n’était pas là tout à l’heure a fait son apparition, c’est un visiteur qu’on n’a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d’un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c’est avec délices qu’il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n’a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d’un mouvement, les objets remués sans bruit semblent l’être sans cause ; dépouillés de toute qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre ; ils remuent, s’immobilisent, prennent feu d’eux-mêmes. D’eux-mêmes ils s’envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que l’infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi qu’il arrive pour un roi de féerie. Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre — caserne, église, mairie — n’est qu’un décor. Si un jour il vient à s’écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres visibles ; mais moins matériel même qu’un palais de théâtre dont il n’a pourtant pas la minceur, il tombera dans l’univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d’aucun bruit la chasteté du silence.
Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s’ouvrit, et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.
— Ah ! Robert, qu’on est bien chez vous, lui dis-je ; comme il serait bon qu’il fût permis d’y dîner et d’y coucher !
Et en effet, si cela n’avait pas été défendu, quel repos sans tristesse j’aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de vigilance et de gaieté qu’entretenaient mille volontés réglées et sans inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté qu’est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l’action, la triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore ; — voix sûre d’être écoutée, et musicale, parce qu’elle n’était pas seulement le commandement de l’autorité à l’obéissance mais aussi de la sagesse au bonheur.
— Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à l’hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
— Oh ! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c’est impossible et que je vais tant souffrir là-bas.
— Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car j’ai justement eu, de moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c’est précisément cela que j’étais allé demander au capitaine.
— Et il a permis ? m’écriai-je.
— Sans aucune difficulté.
— Oh ! je l’adore !
— Non, c’est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu’il s’occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais pour cacher mes larmes.
Plusieurs fois entrèrent l’un ou l’autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait à la porte.
— Allons, fous le camp.
Je lui demandais de les laisser rester.
— Mais non, ils vous assommeraient : ce sont des êtres tout à fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n’est pansage. Et puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j’ai tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire manque d’intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours où l’histoire militaire est traitée comme une démonstration, comme une espèce d’algèbre. Même esthétiquement, c’est d’une beauté tour à tour inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas insensible.
— Ce n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ?
— Non, Dieu merci, car l’homme que vous « adorez » pour peu de chose est le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa mentalité. Il méprise d’ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l’admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente celui-là, parce qu’il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c’est tout de même un fameux culot de la part d’un homme dont l’arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson qu’il a dans la société. Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d’imitation à adopter les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses parents, unissait, sans s’en rendre compte, à l’amour de la démocratie le dédain de la noblesse d’Empire.
Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que Saint-Loup possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses en échange d’elle. Car cette photographie c’était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j’avais déjà faites de Mme de Guermantes ; bien mieux, une rencontre prolongée, comme si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s’était arrêtée auprès de moi, en chapeau de jardin, et m’avait laissé pour la première fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcils (jusqu’ici voilés pour moi par la rapidité de son passage, l’étourdissement de mes impressions, l’inconsistance du souvenir) ; et leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d’une femme que je n’aurais jamais vue qu’en robe montante, m’était une voluptueuse découverte, une faveur. Ces lignes qu’il me semblait presque défendu de regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je m’aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa figure à lui n’avait pas été directement produite par sa figure à elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la duchesse de Guermantes qui étaient épinglés dans ma vision de Combray, le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi à découper — dans un autre exemplaire analogue et mince d’une peau trop fine — la figure de Robert presque superposable à celle de sa tante. Je regardais sur lui avec envie ces traits caractéristiques des Guermantes, de cette race restée si particulière au milieu du monde, où elle ne se perd pas et où elle reste isolée dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux âges de la mythologie, de l’union d’une déesse et d’un oiseau.
Robert, sans en connaître les causes, était touché de mon attendrissement. Celui-ci d’ailleurs s’augmentait du bien-être causé par la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en même temps des gouttes de sueur à mon front et des larmes à mes yeux ; il arrosait des perdreaux ; je les mangeais avec l’émerveillement d’un profane, de quelque sorte qu’il soit, quand il trouve dans une certaine vie qu’il ne connaissait pas ce qu’il avait cru qu’elle excluait (par exemple d’un libre penseur faisant un dîner exquis dans un presbytère). Et le lendemain matin en m’éveillant, j’allai jeter par la fenêtre de Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je n’avais pas pu apercevoir la veille, parce que j’étais arrivé trop tard, à l’heure où elle dormait déjà dans la nuit. Mais de si bonne heure qu’elle fût éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisée, comme on la voit d’une fenêtre de château, du côté de l’étang, qu’emmitouflée encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu’avant que les soldats qui s’occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l’aurait dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu’une maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos déjà dépouillé d’ombre, grêle et rugueux. À travers les rideaux ajourés de givre, je ne quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait pour la première fois. Mais quand j’eus pris l’habitude de venir au quartier, la conscience que la colline était là, plus réelle par conséquent, même quand je ne la voyais pas, que l’hôtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme à des absents, comme à des morts, c’est-à-dire sans plus guère croire à leur existence, fit que, même sans que je m’en rendisse compte, sa forme réverbérée se profila toujours sur les moindres impressions que j’eus à Doncières et, pour commencer par ce matin-là, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat préparé par l’ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l’air d’un centre optique pour regarder la colline (l’idée de faire autre chose que la regarder et de s’y promener étant rendue impossible par ce même brouillard qu’il y avait). Imbibant la forme de la colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de mes pensées d’alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or inaltérable et massif était resté allié à mes impressions de Balbec, ou comme la présence voisine des escaliers extérieurs de grès noirâtre donnait quelque grisaille à mes impressions de Combray. Il ne persista d’ailleurs pas tard dans la matinée, le soleil commença par user inutilement contre lui quelques flèches qui le passementèrent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles d’arbres, aux rouges et aux bleus des affiches électorales posées sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-même et me faisait battre, en chantant, les pavés sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie.
Mais, dès le second jour, il me fallut aller coucher à l’hôtel. Et je savais d’avance que fatalement j’allais y trouver la tristesse. Elle était comme un arôme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c’est-à-dire toute chambre : dans celle que j’habitais d’ordinaire, je n’étais pas présent, ma pensée restait ailleurs et à sa place envoyait seulement l’habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s’occuper de mes affaires dans un pays nouveau, où je la précédais, où j’arrivais seul, où il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce « Moi » que je ne retrouvais qu’à des années d’intervalles, mais toujours le même, n’ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d’une malle défaite.
Or, je m’étais trompé. Je n’eus pas le temps d’être triste, car je ne fus pas un instant seul. C’est qu’il restait du palais ancien un excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et qui, détaché de toute affectation pratique, avait pris dans son désœuvrement une sorte de vie : couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornés comme des salons, qui avaient plutôt l’air d’habiter là que de faire partie de l’habitation, qu’on n’avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite m’offrir leur compagnie — sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de fantômes subalternes du passé à qui on avait concédé de demeurer sans bruit à la porte des chambres qu’on louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d’une prévenance silencieuse. En somme, l’idée d’un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des autres, était absolument inapplicable à cette demeure, ensemble de pièces, aussi réelles qu’une colonie de personnes, d’une vie il est vrai silencieuse, mais qu’on était obligé de rencontrer, d’éviter, d’accueillir, quand on rentrait. On tâchait de ne pas déranger et on ne pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le XVIIIe siècle, l’habitude de s’étendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on était pris d’une curiosité plus familière pour les petites pièces qui, sans aucun souci de la symétrie, couraient autour de lui, innombrables, étonnées, fuyant en désordre jusqu’au jardin où elles descendaient si facilement par trois marches ébréchées.
Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l’ascenseur ni être vu dans le grand escalier, un plus petit, privé, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posées l’une tout près de l’autre, qu’il semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent émouvoir en nous une sensualité particulière. Mais celle qu’il y a à monter et à descendre, il m’avait fallu venir ici pour la connaître, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que l’acte, habituellement non perçu, de respirer, peut être une constante volupté. Je reçus cette dispense d’effort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la première fois sur ces marches, familières avant d’être connues, comme si elles possédaient, peut-être déposée, incorporée en elles par les maîtres d’autrefois qu’elles accueillaient chaque jour, la douceur anticipée d’habitudes que je n’avais pas contractées encore et qui même ne pourraient que s’affaiblir quand elles seraient devenues miennes. J’ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d’enivrante royauté ; une cheminée de marbre ornée de cuivres ciselés, dont on aurait eu tort de croire qu’elle ne savait que représenter l’art du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m’aida à me chauffer aussi confortablement que si j’eusse été assis sur le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète, s’écartaient devant la bibliothèque, réservaient l’enfoncement du lit des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond surélevé de l’alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu’elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu’on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d’iris ; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu’il cessât d’être harmonieux, et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de l’étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d’être enclose, le sentiment de la liberté. Ce réduit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d’avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne prenait jour aucune fenêtre, et n’ayant que deux arbres jaunis qui suffisaient à donner une douceur mauve au ciel pur.
Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d’œillets. Arrivé au bout, son mur plein où ne s’ouvrait aucune porte me dit naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles passeraient une nuit blanche et qu’en venant à l’heure que je voudrais je n’avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi de son œil-de-bœuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la présence de l’édredon, des colonnettes, de la petite cheminée, en mettant mon attention à un cran où elle n’était pas à Paris, m’empêcha de me livrer au traintrain habituel de mes rêvasseries. Et comme c’est cet état particulier de l’attention qui enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou telle série de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rêves, cette première nuit, furent empruntées à une mémoire entièrement distincte de celle que mettait d’habitude à contribution mon sommeil. Si j’avais été tenté en dormant de me laisser réentraîner vers ma mémoire coutumière, le lit auquel je n’étais pas habitué, la douce attention que j’étais obligé de prêter à mes positions quand je me retournais, suffisaient à rectifier ou à maintenir le fil nouveau de mes rêves. Il en est du sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d’une modification dans nos habitudes pour le rendre poétique, il suffit qu’en nous déshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa beauté sentie. On s’éveille, on voit quatre heures à sa montre, ce n’est que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journée s’est écoulée, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n’avions pas cherché nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, énorme et plein comme le globe d’or d’un empereur. Le matin, ennuyé de penser que mon grand-père était prêt et qu’on m’attendait pour partir du côté de Méséglise, je fus éveillé par la fanfare d’un régiment qui tous les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois — et je le dis, car on ne peut bien décrire la vie des hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu’île est cernée par la mer — le sommeil interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la musique, et je n’entendis rien. Les autres jours il céda un instant ; mais encore veloutée d’avoir dormi, ma conscience, comme ces organes préalablement anesthésiés, par qui une cautérisation, restée d’abord insensible, n’est perçue que tout à fait à sa fin et comme une légère brûlure, n’était touchée qu’avec douceur par les pointes aiguës des fifres qui la caressaient d’un vague et frais gazouillis matinal ; et après cette étroite interruption où le silence s’était fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant même que les dragons eussent fini de passer, me dérobant les dernières gerbes épanouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleurée était si étroite, si circonvenue de sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j’avais entendu la musique, je n’étais pas plus certain que le son de la fanfare n’eût pas été aussi imaginaire que celui que j’entendais dans le jour s’élever après le moindre bruit au-dessus des pavés de la ville. Peut-être ne l’avais-je entendu qu’en un rêve, par la crainte d’être réveillé, ou au contraire de ne pas l’être et de ne pas voir le défilé. Car souvent quand je restais endormi au moment où j’avais pensé au contraire que le bruit m’aurait réveillé, pendant une heure encore je croyais l’être, tout en sommeillant, et je me jouais à moi-même en minces ombres sur l’écran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m’empêchait, mais auxquels j’avais l’illusion d’assister.
Ce qu’on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant, qu’on ne l’accomplisse qu’en rêve, c’est-à-dire après l’inflexion de l’ensommeillement, en suivant une autre voie qu’on n’eût fait éveillé. La même histoire tourne et a une autre fin. Malgré tout, le monde dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement différent, que ceux qui ont de la peine à s’endormir cherchent avant tout à sortir du nôtre. Après avoir désespérément, pendant des heures, les yeux clos, roulé des pensées pareilles à celles qu’ils auraient eues les yeux ouverts, ils reprennent courage s’ils s’aperçoivent que la minute précédente a été toute alourdie d’un raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique et l’évidence du présent, cette courte « absence » signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-être s’échapper tout à l’heure de la perception du réel, aller faire une halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins « bon » sommeil. Mais un grand pas est déjà fait quand on tourne le dos au réel, quand on atteint les premiers antres où les « autosuggestions » préparent comme des sorcières l’infernal fricot des maladies imaginaires ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l’heure où les crises remontées pendant le sommeil inconscient se déclancheront assez fortes pour le faire cesser.
Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l’éther, sommeil de la belladone, de l’opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu’au jour où l’inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l’arôme de leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux fenêtres ouvertes où l’on entend répéter les leçons apprises avant de s’endormir et qu’on ne saura qu’au réveil ; tandis que, présage de celui-ci, fait résonner son tic tac ce réveille-matin intérieur que notre préoccupation a réglé si bien que, quand notre ménagère viendra nous dire : il est sept heures, elle nous trouvera déjà prêt. Aux parois obscures de cette chambre qui s’ouvre sur les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite recommencée, pendent, même après qu’on est réveillé, les souvenirs des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour la première fois qu’en pleine après-midi quand le rayon d’une idée similaire vient fortuitement les frapper ; quelques-uns déjà, harmonieusement clairs pendant qu’on dormait, mais devenus si méconnaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hâter de les rendre à la terre, ainsi que des morts trop vite décomposés ou que des objets si gravement atteints et près de la poussière que le restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer. Près de la grille est la carrière où les sommeils profonds viennent chercher des substances qui imprègnent la tête d’enduits si durs que, pour éveiller le dormeur, sa propre volonté est obligée, même dans un matin d’or, de frapper à grands coups de hache, comme un jeune Siegfried. Au delà encore sont les cauchemars dont les médecins prétendent stupidement qu’ils fatiguent plus que l’insomnie, alors qu’ils permettent au contraire au penseur de s’évader de l’attention ; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n’exclut pas une guérison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d’une plume, nous tiennent des discours cicéroniens. À côté de cet album est le disque tournant du réveil grâce auquel nous subissons un instant l’ennui d’avoir à rentrer tout à l’heure dans une maison qui est détruite depuis cinquante ans, et dont l’image est effacée, au fur et à mesure que le sommeil s’éloigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions à celle qui ne se présente qu’une fois le disque arrêté et qui coïncide avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts.
Quelquefois je n’avais rien entendu, étant dans un de ces sommeils où l’on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d’être tiré un peu plus tard, lourd, surnourri, digérant tout ce que nous ont apporté, pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances végétatives, à l’activité redoublée pendant que nous dormons.
On appelle cela un sommeil de plomb ; il semble qu’on soit devenu soi-même, pendant quelques instants après qu’un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n’est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité que l’antérieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d’êtres humains qu’on pourrait être, c’est sur celui qu’on était la veille qu’on met juste la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous) ? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l’eussions-nous vue qu’une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes dont nous prenons conscience ? La résurrection au réveil — après ce bienfaisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil — doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l’âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.
Quand j’avais fini de dormir, attiré par le ciel ensoleillé, mais retenu par la fraîcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids où commence l’hiver, pour regarder les arbres où les feuilles n’étaient plus indiquées que par une ou deux touches d’or ou de rose qui semblaient être restées en l’air, dans une trame invisible, je levais la tête et tendais le cou tout en gardant le corps à demi caché dans mes couvertures ; comme une chrysalide en voie de métamorphose, j’étais une créature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le même milieu ; à mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me levais que quand mon feu était allumé et je regardais le tableau si transparent et si doux de la matinée mauve et dorée à laquelle je venais d’ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant mon feu qui brûlait et fumait comme une bonne pipe et qui me donnait comme elle eût fait un plaisir à la fois grossier parce qu’il reposait sur un bien-être matériel et délicat parce que derrière lui s’estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette était tendu d’un papier à fond d’un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et blanches, auxquelles il semble que j’aurais dû avoir quelque peine à m’habituer. Mais elles ne firent que me paraître nouvelles, que me forcer à entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaieté et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au cœur d’une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je voyais tout autre qu’à Paris, de ce gai paravent qu’était cette maison nouvelle, autrement orientée que celle de mes parents et où affluait un air pur. Certains jours, j’étais agité par l’envie de revoir ma grand’mère ou par la peur qu’elle ne fût souffrante ; ou bien c’était le souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris, et qui ne marchait pas : parfois aussi quelque difficulté dans laquelle, même ici, j’avais trouvé le moyen de me jeter. L’un ou l’autre de ces soucis m’avait empêché de dormir, et j’étais sans force contre ma tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute l’existence. Alors, de l’hôtel, j’envoyais quelqu’un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup : je lui disais que si cela lui était matériellement possible — je savais que c’était très difficile — il fût assez bon pour passer un instant. Au bout d’une heure il arrivait ; et en entendant son coup de sonnette je me sentais délivré de mes préoccupations. Je savais, que si elles étaient plus fortes que moi, il était plus fort qu’elles, et mon attention se détachait d’elles et se tournait vers lui qui avait à décider. Il venait d’entrer, et déjà il avait mis autour de moi le plein air où il déployait tant d’activité depuis le matin, milieu vital fort différent de ma chambre et auquel je m’adaptais immédiatement par des réactions appropriées.
— J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir dérangé ; j’ai quelque chose qui me tourmente, vous avez dû le deviner.
— Mais non, j’ai pensé simplement que vous aviez envie de me voir et j’ai trouvé ça très gentil. J’étais enchanté que vous m’ayez fait demander. Mais quoi ? ça ne va pas, alors ? qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
Il écoutait mes explications, me répondait avec précision ; mais avant même qu’il eût parlé, il m’avait fait semblable à lui ; à côté des occupations importantes qui le faisaient si pressé, si alerte, si content, les ennuis qui m’empêchaient tout à l’heure de rester un instant sans souffrir me semblaient, comme à lui, négligeables ; j’étais comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, fait appeler un médecin lequel avec adresse et douceur lui écarte la paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable ; le malade est guéri et rassuré. Tous mes tracas se résolvaient en un télégramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si différente, si belle, j’étais inondé d’un tel trop-plein de force que je voulais agir.
— Que faites-vous maintenant ? disais-je à Saint-Loup.
— Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d’heure et on a besoin de moi.
— Alors ça vous a beaucoup gêné de venir ?
— Non, ça ne m’a pas gêné, le capitaine a été très gentil, il a dit que du moment que c’était pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je ne veux pas avoir l’air d’abuser.
— Mais si je me levais vite et si j’allais de mon côté à l’endroit où vous allez manœuvrer, cela m’intéresserait beaucoup, et je pourrais peut-être causer avec vous dans les pauses.
— Je ne vous le conseille pas ; vous êtes resté éveillé, vous vous êtes mis martel en tête pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune conséquence, mais maintenant qu’elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la déminéralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenêtres ; mais aussitôt après, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir à dîner.
Mais un peu plus tard j’allai souvent voir le régiment faire du service en campagne, quand je commençai à m’intéresser aux théories militaires que développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que cela devint le désir de mes journées de voir de plus près leurs différents chefs, comme quelqu’un qui fait de la musique sa principale étude et vit dans les concerts a du plaisir à fréquenter les cafés où l’on est mêlé à la vie des musiciens de l’orchestre. Pour arriver au terrain de manœuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner, l’envie de dormir faisait par moments tomber ma tête comme un vertige. Le lendemain, je m’apercevais que je n’avais pas plus entendu la fanfare, qu’à Balbec, le lendemain des soirs où Saint-Loup m’avait emmené dîner à Rivebelle, je n’avais entendu le concert de la plage. Et au moment où je voulais me lever, j’en éprouvais délicieusement l’incapacité ; je me sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricières. Je me sentais plein de force, la vie s’étendait plus longue devant moi ; c’est que j’avais reculé jusqu’aux bonnes fatigues de mon enfance à Combray, le lendemain des jours où nous nous étions promenés du côté de Guermantes. Les poètes prétendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de déceptions que de succès. Les lieux fixes, contemporains d’années différentes, c’est en nous-même qu’il vaut mieux les trouver. C’est à quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-là du moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, où aucun reflet de la veille, aucune lueur de mémoire n’éclairent plus le monologue intérieur, si tant est que lui-même n’y cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu’elles nous font retrouver, là où nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n’y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous ; l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramènent bien mieux encore vers le passé, avec une précision plus fine, d’un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.
Quelquefois ma fatigue était plus grande encore : j’avais, sans pouvoir me coucher, suivi les manœuvres pendant plusieurs jours. Que le retour à l’hôtel était alors béni ! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin échappé à des enchanteurs, à des sorciers, tels que ceux qui peuplent les « romans » aimés de notre XVIIe siècle. Mon sommeil et ma grasse matinée du lendemain n’étaient plus qu’un charmant conte de fées. Charmant ; bienfaisant peut-être aussi. Je me disais que les pires souffrances ont leur lieu d’asile, qu’on peut toujours, à défaut de mieux, trouver le repos. Ces pensées me menaient fort loin.
Les jours où il y avait repos et où Saint-Loup ne pouvait cependant pas sortir, j’allais souvent le voir au quartier. C’était loin ; il fallait sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux côtés duquel j’avais une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux, et emplissait les bâtiments construits sur trois côtés de la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que, pendant qu’il était occupé à quelque service, j’attendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au réfectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il m’avait présenté (et que je vins ensuite voir quelquefois, même quand il ne devait pas être là), voyant par la fenêtre, à cent mètres au-dessous de moi, la campagne dépouillée mais où çà et là des semis nouveaux, souvent encore mouillés de pluie et éclairés par le soleil, mettaient quelques bandes vertes d’un brillant et d’une limpidité translucide d’émail, il m’arrivait d’entendre parler de lui ; et je pus bien vite me rendre compte combien il était aimé et populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d’autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique que du dehors et sans y pénétrer, la sympathie qu’excitait en eux ce qu’ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu’avait à leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand ils venaient en permission à Paris, ils avaient vu souper au Café de la Paix avec le duc d’Uzès et le prince d’Orléans. Et à cause de cela, dans sa jolie figure, dans sa façon dégingandée de marcher, de saluer, dans le perpétuel lancé de son monocle, dans « la fantaisie » de ses képis trop hauts, de ses pantalons d’un drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit l’idée d’un « chic » dont ils assuraient qu’étaient dépourvus les officiers les plus élégants du régiment, même le majestueux capitaine à qui j’avais dû de coucher au quartier, lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun.
L’un disait que le capitaine avait acheté un nouveau cheval. « Il peut acheter tous les chevaux qu’il veut. J’ai rencontré Saint-Loup dimanche matin allée des Acacias, il monte avec un autre chic ! » répondait l’autre, et en connaissance de cause ; car ces jeunes gens appartenaient à une classe qui, si elle ne fréquente pas le même personnel mondain, pourtant, grâce à l’argent et au loisir, ne diffère pas de l’aristocratie dans l’expérience de toutes celles des élégances qui peuvent s’acheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce qui concernait les vêtements, quelque chose de plus appliqué, de plus impeccable, que cette libre et négligente élégance de Saint-Loup qui plaisait tant à ma grand’mère. C’était une petite émotion pour ces fils de grands banquiers ou d’agents de change, en train de manger des huîtres après le théâtre, de voir à une table voisine de la leur le sous-officier Saint-Loup. Et que de récits faits au quartier le lundi, en rentrant de permission, par l’un d’eux qui était de l’escadron de Robert et à qui il avait dit bonjour « très gentiment » ; par un autre qui n’était pas du même escadron, mais qui croyait bien que malgré cela Saint-Loup l’avait reconnu, car deux ou trois fois il avait braqué son monocle dans sa direction.
— Oui, mon frère l’a aperçu à « la Paix », disait un autre qui avait passé la journée chez sa maîtresse, il paraît même qu’il avait un habit trop large et qui ne tombait pas bien.
— Comment était son gilet ?
— Il n’avait pas de gilet blanc, mais mauve avec des espèces de palmes, époilant !
Pour les anciens (hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient seulement Saint-Loup dans la catégorie des sous-officiers très riches, où ils faisaient entrer tous ceux qui, ruinés ou non, menaient un certain train, avaient un chiffre assez élevé de revenus ou de dettes et étaient généreux avec les soldats), la démarche, le monocle, les pantalons, les képis de Saint-Loup, s’ils n’y voyaient rien d’aristocratique, n’offraient pas cependant moins d’intérêt et de signification. Ils reconnaissaient dans ces particularités le caractère, le genre qu’ils avaient assignés une fois pour toutes à ce plus populaire des gradés du régiment, manières pareilles à celles de personne, dédain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur semblait la conséquence naturelle de sa bonté pour le soldat. Le café du matin dans la chambrée, ou le repos sur les lits pendant l’après-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait à l’escouade gourmande et paresseuse quelque savoureux détail sur un képi qu’avait Saint-Loup.
— Aussi haut comme mon paquetage.
— Voyons, vieux, tu veux nous la faire à l’oseille, il ne pouvait pas être aussi haut que ton paquetage, interrompait un jeune licencié ès lettres qui cherchait, en usant de ce dialecte, à ne pas avoir l’air d’un bleu et, en osant cette contradiction, à se faire confirmer un fait qui l’enchantait.
— Ah ! il n’est pas aussi haut que mon paquetage ? Tu l’as mesuré peut-être. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme s’il voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup s’épatait : il allait, il venait, il baissait la tête, il la relevait, et toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah ! il se peut qu’il ne dise rien, mais pour sûr que cela ne lui fera pas plaisir. Mais ce képi-là, il n’a encore rien d’épatant. Il paraît que chez lui, en ville, il en a plus de trente.
— Comment que tu le sais, vieux ? Par notre sacré cabot ? demandait le jeune licencié avec pédantisme, étalant les nouvelles formes grammaticales qu’il n’avait apprises que de fraîche date et dont il était fier de parer sa conversation.
— Comment que je le sais ? Par son ordonnance, pardi !
— Tu parles qu’en voilà un qui ne doit pas être malheureux !
— Je comprends ! Il a plus de braise que moi, pour sûr ! Et encore il lui donne tous ses effets, et tout et tout. Il n’avait pas à sa suffisance à la cantine. Voilà mon de Saint-Loup qui s’est amené et le cuistot en a entendu : « Je veux qu’il soit bien nourri, ça coûtera ce que ça coûtera. »
Et l’ancien rachetait l’insignifiance des paroles par l’énergie de l’accent, en une imitation médiocre qui avait le plus grand succès.
Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment où j’allais quotidiennement dîner avec Saint-Loup, à l’hôtel où lui et ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitôt le soleil couché, afin d’avoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la place, le soir posait aux toits en poudrière du château de petits nuages roses assortis à la couleur des briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci d’un reflet. Un tel courant de vie affluait à mes nerfs qu’aucun de mes mouvements ne pouvait l’épuiser ; chacun de mes pas, après avoir touché un pavé de la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. L’une des fontaines était pleine d’une lueur rouge, et dans l’autre déjà le clair de lune rendait l’eau de la couleur d’une opale. Entre elles des marmots jouaient, poussaient des cris, décrivaient des cercles, obéissant à quelque nécessité de l’heure, à la façon des martinets ou des chauves-souris. À côté de l’hôtel, les anciens palais nationaux et l’orangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la Caisse d’épargne et le corps d’armée étaient éclairés du dedans par les ampoules pâles et dorées du gaz déjà allumé qui, dans le jour encore clair, seyait à ces hautes et vastes fenêtres du XVIIIe siècle où n’était pas encore effacé le dernier reflet du couchant, comme eût fait à une tête avivée de rouge une parure d’écaille blonde, et me persuadait d’aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la façade de l’hôtel que j’habitais, luttait contre le crépuscule et pour laquelle je rentrais, avant qu’il fût tout à fait nuit, par plaisir, comme on fait pour le goûter. Je gardais, dans mon logis, la même plénitude de sensation que j’avais eue dehors. Elle bombait de telle façon l’apparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier gros bleu de ciel sur lequel le soir avait brouillonné, comme un collégien, les tire-bouchons d’un crayonnage rose, la tapis à dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame de papier écolier et un encrier m’attendaient avec un roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continué à me sembler riches de toute une sorte particulière d’existence qu’il me semble que je saurais extraire d’elles s’il m’était donné de les retrouver. Je pensais avec joie à ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette tournait à tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui monte jusqu’au-dessus de la surface de l’eau, c’était pour moi comme être relié à la vie salubre, à l’air libre, que de me sentir pour point d’attache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne sillonnée de canaux d’émail vert, et sous les hangars et dans les bâtiments duquel je comptais pour un précieux privilège, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sûr d’être bien reçu.
À sept heures je m’habillais et je ressortais pour aller dîner avec Saint-Loup à l’hôtel où il avait pris pension. J’aimais m’y rendre à pied. L’obscurité était profonde, et dès le troisième jour commença à souffler, aussitôt la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis que je marchais, il semble que j’aurais dû ne pas cesser un instant de penser à Mme de Guermantes ; ce n’était que pour tâcher d’être rapproché d’elle que j’étais venu dans la garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours où ils s’en vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention à d’autres choses. Et les rues de cette ville n’étaient pas encore pour moi, comme là où nous avons l’habitude de vivre, de simples moyens d’aller d’un endroit à un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scènes véridiques et mystérieuses d’existences où je ne pénétrais pas. Ici le génie du feu me montrait en un tableau empourpré la taverne d’un marchand de marrons où deux sous-officiers, leurs ceinturons posés sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu’un magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théâtre, et les évoquait tels qu’ils étaient effectivement à cette minute même, aux yeux d’un passant arrêté qu’ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre l’ombre, la clarté de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes étincelantes, sur des tableaux qui n’étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d’un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n’y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu’à quelque vaste appartement ancien dont les volets n’étaient pas fermés et où des hommes et des femmes amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la tombée de la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu’au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous onctueux et dorés. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans l’obscurité je sentais tout d’un coup passer une robe, la violence même du plaisir que j’éprouvais m’empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j’essayais d’enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si réel, que si j’avais pu y lever et y posséder une femme, il m’eût été impossible de ne pas croire que c’était l’antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une simple raccrocheuse postée là tous les soirs, mais à laquelle auraient prêté leur mystère l’hiver, le dépaysement, l’obscurité et le moyen âge. Je songeais à l’avenir : essayer d’oublier Mme de Guermantes me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la première fois, possible, facile peut-être. Dans le calme absolu de ce quartier, j’entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs à demi avinés qui rentraient. Je m’arrêtais pour les voir, je regardais du côté où j’avais entendu le bruit. Mais j’étais obligé d’attendre longtemps, car le silence environnant était si profond qu’il avait laissé passer avec une netteté et une force extrêmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j’avais cru, mais fort loin derrière. Soit que le croisement des rues, l’interposition des maisons eussent causé par réfraction cette erreur d’acoustique, soit qu’il soit très difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je m’étais trompé, tout autant sur la distance, que sur la direction.
Le vent grandissait. Il était tout hérissé et grenu d’une approche de neige ; je regagnais la grand’rue et sautais dans le petit tramway où de la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir répondait aux saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face peinturlurée par le froid ; et elle faisait penser, dans cette cité que le brusque saut de l’automne dans ce commencement d’hiver semblait avoir entraînée plus avant dans le nord, à la face rubiconde que Breughel donne à ses paysans joyeux, ripailleurs et gelés.
Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait. Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisés ; comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fête par la profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs. Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée. Ajoutons qu’en raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de chérubins et de séraphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait à vrai dire d’aucun instrument, mais rêvassait devant un gong ou une pile d’assiettes, cependant que des anges moins enfantins s’empressaient à travers les espaces démesurés de la salle, en y agitant l’air du frémissement incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en formes d’ailes de primitifs, aux pointes aiguës. Fuyant ces régions mal définies, voilées d’un rideau de palmes, d’où les célestes serviteurs avaient l’air, de loin, de venir de l’empyrée, je me frayai un chemin jusqu’à la petite salle où était la table de Saint-Loup. J’y trouvai quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dès le collège flairé des amis et avec qui ils s’étaient liés volontiers, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils républicains, pourvu qu’ils eussent les mains propres et allassent à la messe. Dès la première fois, avant qu’on se mît à table, j’entraînai Saint-Loup dans un coin de la salle à manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis :
— Robert, le moment et l’endroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera qu’une seconde. Toujours j’oublie de vous le demander au quartier ; est-ce que ce n’est pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table ?
— Mais si, c’est ma bonne tante.
— Tiens, mais c’est vrai, je suis fou, je l’avais su autrefois, je n’y avais jamais songé ; mon Dieu, vos amis doivent s’impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n’a aucune importance.
— Mais si, marchez toujours, ils sont là pour attendre.
— Pas du tout, je tiens à être poli ; ils sont si gentils ; vous savez, du reste, je n’y tiens pas autrement.
— Vous la connaissez, cette brave Oriane ?
Cette « brave Oriane », comme il eût dit cette « bonne Oriane », ne signifiait pas que Saint-Loup considérât Mme de Guermantes comme particulièrement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples renforcements de « cette », désignant une personne qu’on connaît et dont on ne sait trop que dire avec quelqu’un qui n’est pas de votre intimité. « Bonne » sert de hors-d’œuvre et permet d’attendre un instant qu’on ait trouvé : « Est-ce que vous la voyez souvent ? » ou « Il y a des mois que je ne l’ai vue », ou « Je la vois mardi » ou « Elle ne doit plus être de la première jeunesse ».
— Je ne peux pas vous dire comme cela m’amuse que ce soit sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et j’ai appris sur elle des choses inouïes (j’aurais été bien embarrassé de dire lesquelles) qui font qu’elle m’intéresse beaucoup, à un point de vue littéraire, vous comprenez, comment dirai-je, à un point de vue balzacien, vous qui êtes tellement intelligent, vous comprenez cela à demi-mot ; mais finissons vite, qu’est-ce que vos amis doivent penser de mon éducation !
— Mais ils ne pensent rien du tout ; je leur ai dit que vous êtes sublime et ils sont beaucoup plus intimidés que vous.
— Vous êtes trop gentil. Mais justement, voilà : Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien ; je ne l’ai pas vue depuis l’été dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis qu’elle est rentrée.
— C’est que je vais vous dire, on m’a assuré qu’elle me croit tout à fait idiot.
— Cela, je ne le crois pas : Oriane n’est pas un aigle, mais elle n’est tout de même pas stupide.
— Vous savez que je ne tiens pas du tout en général à ce que vous publiiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je n’ai pas d’amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables sur mon compte à vos amis (que nous allons rejoindre dans deux secondes). Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, même avec un peu d’exagération, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand plaisir.
— Mais très volontiers, si vous n’avez que cela à me demander, ce n’est pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir ce qu’elle peut penser de vous ? Je suppose que vous vous en moquez bien ; en tout cas si ce n’est que cela, nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons seuls, car j’ai peur que vous vous fatiguiez à parler debout et d’une façon si incommode, quand nous avons tant d’occasions d’être en tête à tête.
C’était bien justement cette incommodité qui m’avait donné le courage de parler à Robert ; la présence des autres était pour moi un prétexte m’autorisant à donner à mes propos un tour bref et décousu, à la faveur duquel je pouvais plus aisément dissimuler le mensonge que je faisais en disant à mon ami que j’avais oublié sa parenté avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de désirer que Mme de Guermantes me sût lié avec lui, intelligent, etc., des questions qui m’eussent d’autant plus troublé que je n’aurais pas pu y répondre.
— Robert, pour vous si intelligent, cela m’étonne que vous ne compreniez pas qu’il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir à ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez n’importe quoi, et même je tiendrais beaucoup à ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas d’explications. Je vais plus loin que ce que je désire ; je ne tiens pas à connaître Mme de Guermantes ; mais j’aurais dû, pour vous éprouver, vous dire que je désirerais dîner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l’auriez pas fait.
— Non seulement je l’aurais fait, mais je le ferai.
— Quand cela ?
— Dès que je viendrai à Paris, dans trois semaines, sans doute.
— Nous verrons, d’ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie.
— Mais non, ce n’est rien.
— Ne me dites pas cela, c’est énorme, parce que maintenant je vois l’ami que vous êtes ; que la chose que je vous demande soit importante ou non, désagréable ou non, que j’y tienne en réalité ou seulement pour vous éprouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par là la finesse de votre intelligence et de votre cœur. Un ami bête eût discuté.
C’était justement ce qu’il venait de faire ; mais peut-être je voulais le prendre par l’amour-propre ; peut-être aussi j’étais sincère, la seule pierre de touche du mérite me semblant être l’utilité dont on pouvait être pour moi à l’égard de l’unique chose qui me semblât importante, mon amour. Puis j’ajoutai, soit par duplicité, soit par un surcroît véritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l’intérêt et par tout ce que la nature avait mis des traits mêmes de Mme de Guermantes en son neveu Robert :
— Mais voilà qu’il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandé que l’une des deux choses, la moins importante, l’autre l’est plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez ; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions ?
— Comment m’ennuyer, mais voyons ! joie ! pleurs de joie ! félicité inconnue !
— Comme je vous remercie… te remercie. Quand vous aurez commencé ! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit.
— On fera les deux.
— Ah ! Robert ! Écoutez, dis-je encore à Saint-Loup pendant le dîner, — oh ! c’est d’un comique cette conversation à propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi — vous savez la dame dont je viens de vous parler ?
— Oui.
— Vous savez bien qui je veux dire ?
— Mais voyons, vous me prenez pour un crétin du Valais, pour un demeuré.
— Vous ne voudriez pas me donner sa photographie ?
Je comptais lui demander seulement de me la prêter. Mais au moment de parler, j’éprouvai de la timidité, je trouvai ma demande indiscrète et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait été toute naturelle.
— Non, il faudrait que je lui demande la permission d’abord, me répondit-il.
Aussitôt il rougit. Je compris qu’il avait une arrière-pensée, qu’il m’en prêtait une, qu’il ne servirait mon amour qu’à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité, et je le détestai.
Et pourtant j’étais touché de voir combien Saint-Loup se montrait autre à mon égard depuis que je n’étais plus seul avec lui et que ses amis étaient en tiers. Son amabilité plus grande m’eût laissé indifférent si j’avais cru qu’elle était voulue ; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce qu’il devait dire à mon sujet quand j’étais absent et qu’il taisait quand j’étais seul avec lui. Dans nos tête-à-tête, certes, je soupçonnais le plaisir qu’il avait à causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimé. Maintenant les mêmes propos de moi, qu’il goûtait d’habitude sans le marquer, il surveillait du coin de l’œil s’ils produisaient chez ses amis l’effet sur lequel il avait compté et qui devait répondre à ce qu’il leur avait annoncé. La mère d’une débutante ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille et à l’attitude du public. Si j’avais dit un mot dont, devant moi seul, il n’eût que souri, il craignait qu’on ne l’eût pas bien compris, il me disait : « Comment, comment ? » pour me faire répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l’entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois l’idée qu’il avait de moi et qu’il avait dû souvent leur exprimer. De sorte que je m’apercevais tout d’un coup moi-même du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace.
Il m’arriva un de ces soirs-là de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je m’arrêtai immédiatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait déjà et qu’ayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivée, il m’avait interrompu en me disant : « Vous me l’avez déjà racontée à Balbec. » Je fus donc surpris de le voir m’exhorter à continuer en m’assurant qu’il ne connaissait pas cette histoire et qu’elle l’amuserait beaucoup. Je lui dis : « Vous avez un moment d’oubli, mais vous allez bientôt la reconnaître. — Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me l’as dite. Va. » Et pendant toute l’histoire il attachait fiévreusement ses regards ravis tantôt sur moi, tantôt sur ses camarades. Je compris seulement quand j’eus fini au milieu des rires de tous qu’il avait songé qu’elle donnerait une haute idée de mon esprit à ses camarades et que c’était pour cela qu’il avait feint de ne pas la connaître. Telle est l’amitié.
Le troisième soir, un de ses amis auquel je n’avais pas eu l’occasion de parler les deux premières fois, causa très longuement avec moi ; et je l’entendais qui disait à mi-voix à Saint-Loup le plaisir qu’il y trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés, protégés des autres par les voiles magnifiques d’une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu’elles n’ont pas d’attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de nature énigmatique, m’était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l’intérêt de nos conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s’il était vraiment décidé qu’il épousât Mlle d’Ambresac. Il me déclara que non seulement ce n’était pas décidé, mais qu’il n’en avait jamais été question, qu’il ne l’avait jamais vue, qu’il ne savait pas qui c’était. Si j’avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncé ce mariage, elles m’eussent fait part de celui de Mlle d’Ambresac avec quelqu’un qui n’était pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu’un qui n’était pas Mlle d’Ambresac. Je les eusse beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une mémoire d’autant plus courte que leur crédulité est plus grande.
Saint-Loup m’avait parlé d’un autre de ses camarades qui était là aussi, avec qui il s’entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.
— Oh ! lui, ce n’est pas comme Saint-Loup, c’est un énergumène, me dit mon nouvel ami ; il n’est même pas de bonne foi. Au début, il disait : « Il n’y a qu’à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de finesse, de bonté, le général de Boisdeffre ; on pourra, sans hésiter, accepter son avis. » Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le cléricalisme, les préjugés de l’état-major l’empêchaient de juger sincèrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit qu’en tout cas on saurait la vérité, car l’affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là, soldat républicain (notre ami est d’une famille ultra-monarchiste), était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamé l’innocence d’Esterhazy, il a trouvé à ce verdict des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général Saussier. C’était l’esprit militariste qui aveuglait Saussier (et remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu’il l’était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée de le voir dans ces idées-là.
— Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir l’air de m’isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer à la conversation, c’est que l’influence qu’on prête au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l’homme de son idée ; il y a beaucoup moins d’idées que d’hommes, ainsi tous les hommes d’une même idée sont pareils. Comme une idée n’a rien de matériel, les hommes qui ne sont que matériellement autour de l’homme d’une idée ne la modifient en rien.
Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de joie que redoublait sans doute celle qu’il avait à me faire briller devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau : « Tu es l’homme le plus intelligent que je connaisse, tu sais. » Il se reprit et ajouta : « Avec Elstir. — Cela ne te fâche pas, n’est-ce pas ? tu comprends, scrupule. Comparaison : je te le dis comme on aurait dit à Balzac : Vous êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non ? tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. « Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La Chartreuse, c’est tout de même quelque chose d’énorme ! Je suis content que tu sois de mon avis. Qu’est-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ? réponds, me disait-il avec une impétuosité juvénile (et sa force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d’effrayant à sa question), Mosca ? Fabrice ? » Je répondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempête de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n’avais pas fini d’ajouter : « Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pédantesque » que j’entendis Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant à s’étouffer, et en criant : « D’une justesse ! Excellent ! Tu es inouï. »
À ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu’un des jeunes militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant : « Duroc, tout à fait Duroc. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que l’expression du visage intimidé était plus que bienveillante. Quand je parlais, l’approbation des autres semblait encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef d’orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelqu’un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur : « Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez, continuez », me dit-il.
Je respirai, car j’avais craint qu’il ne me fît tout recommencer.
— Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes d’une idée ne sont pas influencés par l’intérêt.
— Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s’exclama après que j’eus fini de parler Saint-Loup, qui m’avait suivi des yeux avec la même sollicitude anxieuse que si j’avais marché sur la corde raide. Qu’est-ce que vous vouliez dire, Gibergue ?
— Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais l’entendre.
— Mais j’y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n’a pas Duroc.
De même qu’un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola Cantorum, pensait sur toute nouvelle œuvre musicale nullement comme son père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble (dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touché d’apprendre qu’il était du même parti que lui, il l’imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du même charme qu’un natif d’une contrée lointaine) avait une « mentalité », comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de sa carrière. C’est ainsi qu’un cousin de Saint-Loup avait épousé une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on supposait un esprit autre que ce qu’on pouvait concevoir, un esprit de princesse d’Orient recluse dans un palais des Mille et une Nuits. Aux écrivains qui eurent le privilège de l’approcher fut réservée la déception, ou plutôt la joie, d’entendre une conversation qui donnait l’idée non de Schéhérazade, mais d’un être de génie du genre d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo.
Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier, des officiers de la garnison, de l’armée en général. Grâce à cette échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si petites qu’elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable majoration qu’elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l’inconsistance d’un songe, j’avais commencé à m’intéresser aux diverses personnalités du quartier, aux officiers que j’apercevais dans la cour quand j’allais voir Saint-Loup ou, si j’étais réveillé, quand le régiment passait sous mes fenêtres. J’aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup et sur le cours d’histoire militaire qui m’aurait ravi « même esthétiquement ». Je savais que chez Robert un certain verbalisme était trop souvent un peu creux, mais d’autres fois signifiait l’assimilation d’idées profondes qu’il était fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l’affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard ; les autres étaient violemment hostiles à la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l’agitation contre l’armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu’il avait des doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel était mal fondé, comme tous les bruits venus on ne sait d’où qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce colonel, ayant été chargé d’interroger l’ancien chef du bureau des renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris qui n’avaient encore jamais été égalés. Quoi qu’il en fût et bien qu’il ne se fût pas permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait fait à Saint-Loup la politesse de lui dire — du ton dont une dame catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de juifs en Russie et admire la générosité de certains Israélites — que le colonel n’était pas pour le dreyfusisme — pour un certain dreyfusisme au moins — l’adversaire fanatique, étroit, qu’on avait représenté.
— Cela ne m’étonne pas, dit Saint-Loup, car c’est un homme intelligent. Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme l’aveuglent. Ah ! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d’histoire militaire dont je t’ai parlé, en voilà un qui, paraît-il, marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m’eût étonné, parce qu’il est non seulement sublime d’intelligence, mais radical-socialiste et franc-maçon.
Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste m’intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c’était exact que ce commandant fît, de l’histoire militaire, une démonstration d’une véritable beauté esthétique.
— C’est absolument vrai.
— Mais qu’entendez-vous par là ?
— Eh bien ! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le récit d’un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d’une idée qu’il faut dégager et qui souvent en recouvre d’autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n’importe quelle science ou n’importe quel art, et qui est satisfaisant pour l’esprit.
— Exemples, si je n’abuse pas.
— C’est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tenté… Avant même d’aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n’est pas la première fois que l’opération est essayée, et si pour la même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite opération, qu’ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut s’enquérir quel était ce corps aujourd’hui anéanti ; si c’étaient des troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts : un nouveau corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont échoué. De plus, si ce n’est pas au début d’une campagne, ce nouveau corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où elles seront inférieures à celles de l’adversaire, peut fournir des indications qui donneront à l’opération elle-même que ce corps va tenter une signification différente, parce que, s’il n’est plus en état de réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l’acheminer, arithmétiquement, vers l’anéantissement final. D’ailleurs, le numéro désignatif du corps qui lui est opposé n’a pas moins de signification. Si, par exemple, c’est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà consommé plusieurs unités importantes de l’adversaire, l’opération elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait le défenseur, l’avoir tenue quelque temps peut être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en détruire de très importantes chez l’adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l’analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses importantes, l’étude de la position elle-même, des routes, des voies ferrées qu’elle commande, des ravitaillements qu’elle protège est de plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j’appellerai tout le contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu’il l’employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant que l’opération est préparée par l’un des belligérants, si tu lis qu’une de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par l’autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels le deuxième a l’intention de faire échec à son attaque. Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l’adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n’être qu’une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit. (C’est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D’autre part, pour comprendre la signification d’une manœuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il n’est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l’adversaire, à masquer un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à supposer que la manœuvre qu’a voulu tenter une armée est celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d’accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant échoué, le commandement prétend qu’elle était sans lien avec la première et n’était qu’une diversion, il y a chance pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du commandement. Et il n’y a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L’étude de l’action diplomatique toujours en perpétuel état d’action ou de réaction sur l’action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a exécuté en réalité qu’une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu’il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identité locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n’a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ d’une seule bataille. S’il a été champ de bataille, c’est qu’il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l’adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l’a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n’importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n’importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une fois, ce n’est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu’on imite, d’une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique, si tu veux : la bataille d’Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s’il y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais s’il y en a, sois sûr qu’il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schieffer et le général de Falkenhausen ont d’avance préparé contre la France une bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l’adversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi préfère l’ordre oblique de Frédéric le Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D’autres exposent moins crûment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef d’escadron à qui je t’ai présenté l’autre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l’occasion de l’exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L’enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s’il y a encore des guerres. Ce n’est pas plus périmé que l’Iliade. J’ajoute qu’on est presque condamné aux attaques frontales parce qu’on ne veut pas retomber dans l’erreur de 70, mais faire de l’offensive, rien que de l’offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires s’opposer à cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme de génie, Mangin, voudrait qu’on laisse sa place, place provisoire, naturellement, à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite comme exemple Austerlitz où la défense n’est que le prélude de l’attaque et de la victoire.
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espérer que peut-être je n’étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à l’égard de ces officiers dont j’entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui m’avait fait paraître énormes, tant que j’étais à Balbec, le roi et la reine d’Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux jusqu’à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd’hui ne me deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m’était toujours arrivé jusqu’ici, l’être que j’étais encore en ce moment n’était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu’il venait de me dire touchant l’art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d’une nature permanente, capable de m’attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu’une fois parti, je continuerais à m’intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d’être plus assuré pourtant que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot :
— Vous m’intéressez, pardon, tu m’intéresses beaucoup, dis-je à Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m’inquiète. Je sens que je pourrais me passionner pour l’art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la règle apprise n’y fût pas tout. Tu me dis qu’on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il de grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir ?
— Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les règles voulaient qu’il attaquât, mais une obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter scolastiquement telle manœuvre de Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour l’interprétation de ce que peut faire l’adversaire, ce qu’il fait n’est qu’un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune de ces choses a autant de chance d’être la vraie, si on s’en tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l’opération doit être faite ou pas. C’est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin. Ainsi je t’ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au début d’une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire à l’ennemi qu’on va attaquer sur un point pendant qu’on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l’empêchera de voir les préparatifs de l’opération réelle, le forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu’on engage dans une opération des troupes énormes n’est pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut l’exécuter pour de bon, bien qu’elle ne soit qu’une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j’avais le temps de te raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t’assure que ces simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme devant les simples feux d’un phare, lumière matérielle, mais émanation de l’esprit et qui fouille l’espace pour signaler le péril aux vaisseaux. J’ai même peut-être tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du pays où on manœuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées.
— Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez l’adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m’octroyais tout à l’heure.
— Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde réel. Eh bien ! c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d’incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent préférer au général le premier plan, qui est moins parfait mais d’une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant commencé par ce premier plan dans lequel l’ennemi, d’abord incertain, lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d’obstacles trop grands — c’est ce que j’appelle l’aléa né de la faiblesse humaine — l’abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du quatrième plan. Mais il se peut aussi qu’il n’ait essayé du premier — et c’est ici ce que j’appelle la grandeur humaine — que par feinte, pour fixer l’adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être attaqué. C’est ainsi qu’à Ulm, Mack, qui attendait l’ennemi à l’ouest, fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple n’est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille d’enveloppement que l’avenir verra se reproduire parce qu’il n’est pas seulement un exemple classique dont les généraux s’inspireront, mais une forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d’autres, ce qui laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices. J’en reviens à notre livre de philosophie, c’est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n’est pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux règlements eux-mêmes, dont je t’ai parlé, ils sont en somme d’une importance secondaire, et d’ailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le Service en Campagne de 1895 dont on peut dire qu’il est périmé, puisqu’il repose sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de cavalerie n’a guère qu’un effet moral par l’effroi que la charge produit sur l’adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce qu’il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par une véritable mêlée où on s’escrimera du sabre et de la lance et où le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais matériellement.
— Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain Service en Campagne portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.
— Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l’agaçât un peu, soit qu’il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. Et puis j’ai peut-être diminué l’importance des règlements. On les change, c’est certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. S’ils reflètent une fausse conception stratégique, ils peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c’est un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui précipite le plus l’évolution de l’art de la guerre, ce sont les guerres elles-mêmes. Au cours d’une campagne, si elle est un peu longue, on voit l’un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les succès et les fautes de l’adversaire, perfectionner les méthodes de celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c’est du passé. Avec les terribles progrès de l’artillerie, les guerres futures, s’il y a encore des guerres, seront si courtes qu’avant qu’on ait pu songer à tirer parti de l’enseignement, la paix sera faite.
— Ne sois pas si susceptible, dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu’il avait dit avant ces dernières paroles. Je t’ai écouté avec assez d’avidité !
— Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit l’ami de Saint-Loup, j’ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les batailles s’imitent et se superposent, ce n’est pas seulement à cause de l’esprit du chef. Il peut arriver qu’une erreur du chef (par exemple son appréciation insuffisante de la valeur de l’adversaire) l’amène à demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines unités accompliront avec une abnégation si sublime, que leur rôle sera par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille, et seront cités dans l’histoire comme des exemples interchangeables : pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les turcos à Frœschviller et à Wissembourg.
— Ah ! interchangeables, très exact ! excellent ! tu es intelligent, dit Saint-Loup.
Je n’étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le génie du chef, voilà ce qui m’intéressait, j’aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où le chef sans génie ne pourrait résister à l’adversaire, s’y prendrait le chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c’était que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.
Je me sentais séparé — non seulement de la grande nuit glacée qui s’étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d’un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d’être là, ou les tintements d’une heure qui heureusement était encore éloignée de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer — mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle celle de ses amis qui s’y ajoutait donnait comme plus d’épaisseur ; par la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats raffinés qu’on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon imagination qu’à ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature d’où ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l’huître dans lequel restent quelques gouttes d’eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis d’une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les évocations d’une sieste sous une vigne et d’une promenade en mer ; d’autres soirs c’est par le cuisinier seulement qu’était mise en relief cette particularité originale des mets, qu’il présentait dans son cadre naturel comme une œuvre d’art ; et un poisson cuit au court-bouillon était apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en relief sur des jonchées d’herbes bleuâtres, infrangible mais contourné encore d’avoir été jeté vivant dans l’eau bouillante, entouré d’un cercle de coquillages d’animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l’air d’apparaître dans une céramique de Bernard Palissy.
— Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitié en riant, moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à part que j’avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? est-ce que vous l’aimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il n’y en a plus que pour lui ? (Les hommes qui aiment énormément une femme, qui vivent dans une société d’hommes à femmes se permettent des plaisanteries que d’autres qui y verraient moins d’innocence n’oseraient pas.)
Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque antimilitariste : « C’est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails, que l’influence du milieu n’a pas l’importance qu’on croit… » Certes, je comptais m’en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j’avais présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j’allais m’en excuser en ajoutant : « C’est justement ce que l’autre jour… » Mais j’avais compté sans le revers qu’avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complétait d’une si entière assimilation de leurs idées, qu’au bout de quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n’étaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m’approuver.
— Mais oui ! le milieu n’a pas d’importance.
Et avec la même force que s’il avait peur que je l’interrompisse ou ne le comprisse pas :
— La vraie influence, c’est celle du milieu intellectuel ! On est l’homme de son idée !
Il s’arrêta un instant, avec le sourire de quelqu’un qui a bien digéré, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi :
— Tous les hommes d’une même idée sont pareils, me dit-il, d’un air de défi. Il n’avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu’il s’était en revanche si bien rappelé.
Je n’arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu’on a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps ! Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles », et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne nouvelle, ma tante vient de m’écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici. » Ce n’est pas dans le firmament seul que je mettais la pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d’air un peu doux qui passait semblait m’apporter un message d’elle, comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu’on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu’il réveille mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les amener à plus de vérité, c’est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l’humanité, avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine c’est que je la savais une petite partie de l’universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître des tristesses que j’avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j’éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n’étaient pas liées clairement comme la cause l’est à l’effet dans l’esprit d’un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût pas cette cause. N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s’étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie malade, mais qu’elle abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le point précis d’où elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et de fatalité, qu’impuissants à l’expliquer, à la localiser même, nous croyions impossible de la guérir. Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d’une colline incertaine : d’un côté, je sentais que je pouvais descendre vers l’oubli ; de l’autre, j’étais emporté par le besoin de revoir la duchesse. Et j’étais tantôt plus près de l’un ou de l’autre, n’ayant pas d’équilibre stable. Un jour je me dis : « Il y aura peut-être une lettre ce soir » et en arrivant dîner j’eus le courage de demander à Saint-Loup :
— Tu n’as pas par hasard des nouvelles de Paris ?
— Si, me répondit-il d’un air sombre, elles sont mauvaises.
Je respirai en comprenant que ce n’était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt qu’une de leurs conséquences serait d’empêcher Robert de me mener de longtemps chez sa tante.
J’appris qu’une querelle avait éclaté entre lui et sa maîtresse, soit par correspondance, soit qu’elle fût venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles, même moins graves, qu’ils avaient eues jusqu’ici, semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était de mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi incompréhensibles que celles des enfants qui s’enferment dans un cabinet noir, ne viennent pas dîner, refusant toute explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, à bout de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c’est une manière de dire qui est trop simple, et fausse par là l’idée qu’on doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n’ayant plus qu’à songer à sa maîtresse partie avec le respect pour lui qu’elle avait éprouvé en le voyant si énergique, les anxiétés qu’il avait eues les premières heures prirent fin devant l’irréparable, et la cessation d’une anxiété est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du même genre de charme qu’aurait eu une réconciliation. Ce dont il commença à souffrir un peu plus tard furent une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment de lui-même, à l’idée que peut-être elle aurait bien voulu se rapprocher ; qu’il n’était pas impossible qu’elle attendît un mot de lui ; qu’en attendant, pour se venger elle ferait peut-être, tel soir, à tel endroit, telle chose, et qu’il n’y aurait qu’à lui télégraphier qu’il arrivait pour qu’elle n’eût pas lieu ; que d’autres peut-être profitaient du temps qu’il laissait perdre, et qu’il serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces possibilités il ne savait rien, sa maîtresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur jusqu’à lui faire se demander si elle n’était pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes.
On a dit que le silence était une force ; dans un tout autre sens, il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l’anxiété de qui attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel supplice — plus grand que de garder le silence — de l’endurer de ce qu’on aime ! Robert se disait : « Que fait-elle donc pour qu’elle se taise ainsi ? Sans doute, elle me trompe avec d’autres ? » Il disait encore : « Qu’ai-je donc fait pour qu’elle se taise ainsi ? Elle me hait peut-être, et pour toujours. » Et il s’accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet, par la jalousie et par le remords. D’ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-là est prison lui-même. Une clôture immatérielle, sans doute, mais impénétrable, cette tranche interposée d’atmosphère vide, mais que les rayons visuels de l’abandonné ne peuvent traverser. Est-il un plus terrible éclairage que le silence, qui ne nous montre pas une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque autre trahison ? Parfois, dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait qu’il allait cesser à l’instant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La lettre ! » Après avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin.
Il souffrait d’avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui règlent toutes leurs affaires en vue d’une expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, détachée d’eux, pareille à ce cœur qu’on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant d’abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s’y accoutumer sincèrement. Mais l’incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au souvenir de cette femme, ressemblait à l’amour. Il se forçait cependant à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel de vivre sans sa maîtresse qu’avec elle dans certaines conditions, ou qu’après la façon dont ils s’étaient quittés, attendre ses excuses était nécessaire pour qu’elle conservât ce qu’il croyait qu’elle avait pour lui sinon d’amour, du moins d’estime et de respect. Il se contentait d’aller au téléphone, qu’on venait d’installer à Doncières, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de chambre qu’il avait placée auprès de son amie. Ces communications étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que, suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur de la capitale, mais surtout en considération de ses bêtes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s’assoupit un peu. Mais tout d’un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « Je l’entends, vous ne… vous ne… » Il s’éveilla. Il me dit qu’il venait de rêver qu’il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu’il savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu’avait l’habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher d’y aller, tout en ayant un certain air froissé de tant d’indiscrétion, que Robert disait qu’il ne pourrait jamais oublier.
— Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que, pendant l’heure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne sais si cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D’ailleurs il ne me semblait pas très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil posé chez eux, ce rôle d’intermédiaire entre Saint-Loup et sa maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci. Le cauchemar qu’avait eu Saint-Loup s’effaça un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinèrent pour moi, en se suivant l’un l’autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgée d’où Robert restait à se demander quelle résolution son amie allait prendre.
Enfin, elle lui demanda s’il consentirait à pardonner. Aussitôt qu’il eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients d’un rapprochement. D’ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être, retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n’hésita pas longtemps. Et peut-être n’hésita-t-il que parce qu’il était enfin certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour qu’elle retrouvât son calme, de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n’avait pas le courage d’aller à Paris sans la voir. D’autre part elle avait consenti à voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.
— Cela m’ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.
— Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.
— À Balbec ? mais vous n’y étiez allé qu’au mois d’août.
— Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m’y envoyer plus tôt.
Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce qu’il m’avait raconté. « Elle est violente seulement parce qu’elle est trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c’est un être sublime. Tu ne peux pas t’imaginer les délicatesses de poésie qu’il y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C’est « bien », n’est-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur… » Et comme il était imbu d’un certain langage qu’on parlait autour de cette femme dans des milieux littéraires : « Elle a quelque chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que je veux dire, le poète qui était presque un prêtre. »
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu’il vînt à Paris. Or, ce prétexte me fut fourni par le désir que j’avais de revoir des tableaux d’Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu à Balbec. Prétexte où il y avait, d’ailleurs, quelque vérité car si, dans mes visites à Elstir, j’avais demandé à sa peinture de me conduire à la compréhension et à l’amour de choses meilleures qu’elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le portrait des réalités que je n’avais pas su approfondir, comme un chemin d’aubépine, non pour qu’il me conservât leur beauté mais me la découvrît), maintenant au contraire, c’était l’originalité, la séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout voir, c’était d’autres tableaux d’Elstir.
Il me semblait d’ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient quelque chose d’autre que les chefs-d’œuvre de peintres même plus grands. Son œuvre était comme un royaume clos, aux frontières infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues où on avait publié des études sur lui, j’y avais appris que ce n’était que récemment qu’il avait commencé à peindre des paysages et des natures mortes, mais qu’il avait commencé par des tableaux mythologiques (j’avais vu les photographies de deux d’entre eux dans son atelier), puis avait été longtemps impressionné par l’art japonais.
Certaines des œuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses plus beaux paysages m’apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi vif désir du voyage, qu’un village chartrain dans la pierre meulière duquel est enchâssé un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce chef-d’œuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la grand’rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu’est un tableau d’Elstir et qui l’avait peut-être acheté plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie qui unit jusqu’aux cœurs, jusqu’aux caractères de ceux qui pensent de la même façon que nous sur un sujet capital. Or, trois œuvres importantes de mon peintre préféré étaient désignées, dans l’une de ces revues, comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincèrement que, le soir où Saint-Loup m’avait annoncé le voyage de son amie à Bruges, je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter comme à l’improviste :
— Écoute, tu permets ? dernière conversation au sujet de la dame dont nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j’ai connu à Balbec ?
— Mais, voyons, naturellement.
— Tu te rappelles mon admiration pour lui ?
— Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.
— Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais toujours bien laquelle ?
— Mais oui ! que de parenthèses !
— C’est qu’elle a chez elle au moins un très beau tableau d’Elstir.
— Tiens, je ne savais pas.
— Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu’il passe maintenant presque toute l’année sur cette côte. J’aurais beaucoup aimé avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes assez intimes avec votre tante : ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir à ses yeux pour qu’elle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas là ?
— C’est entendu, je réponds pour elle, j’en fais mon affaire.
— Robert, comme je vous aime !
— Vous êtes gentil de m’aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer comme vous l’aviez promis et comme tu avais commencé de le faire.
— J’espère que ce n’est pas votre départ que vous complotez, me dit un des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela ne doit rien changer, nous sommes là. Ce sera peut-être moins amusant pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tâcher de vous faire oublier son absence.
En effet, au moment où on croyait que l’amie de Robert irait seule à Bruges, on venait d’apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là d’un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s’était passé. Le Prince, très fier de son opulente chevelure, était un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l’ancien coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note arriérée d’au moins cinq ans et que les flacons de « Portugal », d’« Eau des Souverains », les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur l’ongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle. Mis au courant de l’ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au Prince ligoté d’un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée et menaçait sa gorge. Le récit de ces aventures galantes d’un jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire d’indulgence bonapartiste. Il est peu probable qu’il pensa à sa note impayée, mais la recommandation du coiffeur l’inclinait autant à la bonne humeur qu’à la mauvaise celle d’un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission était promise et elle fut signée le soir même. Quant au coiffeur, qui avait l’habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s’attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des prestiges entièrement inventés, pour une fois qu’il rendit un service signalé à Saint-Loup, non seulement il n’en fit pas sonner le mérite, mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n’y a pas lieu de le faire, cède la place à la modestie, n’en reparla jamais à Robert.
Tous les amis de Robert me dirent qu’aussi longtemps que je resterais à Doncières, ou à quelque époque que j’y revinsse, s’il n’était pas là, leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberté seraient à moi et je sentais que c’était de grand cœur que ces jeunes gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma faiblesse.
— Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup après avoir insisté pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans ? vous voyez bien que cette petite vie vous plaît ! Et, même, vous vous intéressez à tout ce qui se passe au régiment comme un ancien.
Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents officiers dont je savais les noms, selon l’admiration plus ou moins grande qu’ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à la place d’un des généraux que j’entendais toujours citer en tête de tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup disait : « Mais Négrier est un officier général des plus médiocres » et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, j’éprouvais la même surprise heureuse que jadis quand les noms épuisés de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulés par l’épanouissement soudain du nom inusité d’Amaury. « Même supérieur à Négrier ? Mais en quoi ? donnez-moi un exemple. » Je voulais qu’il existât des différences profondes jusqu’entre les officiers subalternes du régiment, et j’espérais, dans la raison de ces différences, saisir l’essence de ce qu’était la supériorité militaire. L’un de ceux dont cela m’eût le plus intéressé d’entendre parler, parce que c’est lui que j’avais aperçu le plus souvent, était le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, s’ils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait à son escadron une tenue incomparable, n’aimaient l’homme. Sans parler de lui évidemment sur le même ton que de certains officiers sortis du rang et francs-maçons, qui ne fréquentaient pas les autres et gardaient à côté d’eux un aspect farouche d’adjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels à vrai dire, même à l’égard de Saint-Loup, il différait beaucoup par l’attitude. Eux, profitant de ce que Robert n’était que sous-officier et qu’ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu’il fût invité chez des chefs qu’elle eût dédaignés sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s’y trouvait quelque gros bonnet capable d’être utile à un jeune maréchal des logis. Seul, le capitaine de Borodino n’avait que des rapports de service, d’ailleurs excellents, avec Robert. C’est que le prince, dont le grand-père avait été fait maréchal et prince-duc par l’Empereur, à la famille de qui il s’était ensuite allié par son mariage, puis dont le père avait épousé une cousine de Napoléon III et avait été deux fois ministre après le coup d’État, sentait que malgré cela il n’était pas grand’chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes, lesquels à leur tour, comme il ne se plaçait pas au même point de vue qu’eux, ne comptaient guère pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il était — lui apparenté aux Hohenzollern — non pas un vrai noble mais le petit-fils d’un fermier, mais, en revanche, considérait Saint-Loup comme le fils d’un homme dont le comté avait été confirmé par l’Empereur — on appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits — et avait sollicité de lui une préfecture, puis tel autre poste placé bien bas sous les ordres de S. A. le prince de Borodino, ministre d’État, à qui l’on écrivait « Monseigneur » et qui était neveu du souverain.
Plus que neveu peut-être. La première princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour Napoléon Ier qu’elle suivit à l’île d’Elbe, et la seconde pour Napoléon III. Et si, dans la face placide du capitaine, on retrouvait de Napoléon Ier, sinon les traits naturels du visage, du moins la majesté étudiée du masque, l’officier avait surtout dans le regard mélancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose qui faisait penser à Napoléon III ; et cela d’une façon si frappante qu’ayant demandé après Sedan à pouvoir rejoindre l’Empereur, et ayant été éconduit par Bismarck auprès de qui on l’avait mené, ce dernier levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait à s’éloigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et lui accorda l’autorisation que, comme à tout le monde, il venait de lui refuser.
Si le prince de Borodino ne voulait pas faire d’avances à Saint-Loup ni aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain qu’il y avait dans le régiment (alors qu’il invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui étaient des hommes agréables), c’est que, les considérant tous du haut de sa grandeur impériale, il faisait, entre ces inférieurs, cette différence que les uns étaient des inférieurs qui se savaient l’être et avec qui il était charmé de frayer, étant, sous ses apparences de majesté, d’une humeur simple et joviale, et les autres des inférieurs qui se croyaient supérieurs, ce qu’il n’admettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino à qui il avait été recommandé par le maréchal de X… se borna à être obligeant pour lui dans le service, où Saint-Loup était d’ailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une circonstance particulière où il fut en quelque sorte forcé de l’inviter, et, comme elle se présentait pendant mon séjour, lui demanda de m’amener. Je pus facilement, ce soir-là, en voyant Saint-Loup à la table de son capitaine, discerner jusque dans les manières et l’élégance de chacun d’eux la différence qu’il y avait entre les deux aristocraties : l’ancienne noblesse et celle de l’Empire. Issu d’une caste dont les défauts, même s’il les répudiait de toute son intelligence, avaient passé dans son sang, et qui, ayant cessé d’exercer une autorité réelle depuis au moins un siècle, ne voit plus dans l’amabilité protectrice qui fait partie de l’éducation qu’elle reçoit, qu’un exercice comme l’équitation ou l’escrime, cultivé sans but sérieux, par divertissement, à l’encontre des bourgeois que cette noblesse méprise assez pour croire que sa familiarité les flatte et que son sans-gêne les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de n’importe quel bourgeois qu’on lui présentait et dont il n’avait peut-être pas entendu le nom, et en causant avec lui (sans cesser de croiser et de décroiser les jambes, se renversant en arrière, dans une attitude débraillée, le pied dans la main) l’appelait « mon cher ». Mais au contraire, d’une noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu’ils restaient de riches majorats récompensant de glorieux services, et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande à beaucoup d’hommes et où l’on doit connaître les hommes, le prince de Borodino — sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le révélait par ses attitudes et ses façons — considérait son rang comme une prérogative effective ; à ces mêmes roturiers que Saint-Loup eût touchés à l’épaule et pris par le bras, il s’adressait avec une affabilité majestueuse, où une réserve pleine de grandeur tempérait la bonhomie souriante qui lui était naturelle, sur un ton empreint à la fois d’une bienveillance sincère et d’une hauteur voulue. Cela tenait sans doute à ce qu’il était moins éloigné des grandes ambassades et de la cour, où son père avait eu les plus hautes charges et où les manières de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent été mal reçues, mais surtout cela tenait à ce que cette bourgeoisie, il la méprisait moins, qu’elle était le grand réservoir où le premier Empereur avait pris ses maréchaux, ses nobles, où le second avait trouvé un Fould, un Rouher.
Sans doute, fils ou petit-fils d’empereur, et qui n’avait plus qu’à commander un escadron, les préoccupations de son père et de son grand-père ne pouvaient, faute d’objet à quoi s’appliquer, survivre réellement dans la pensée de M. de Borodino. Mais comme l’esprit d’un artiste continue à modeler bien des années après qu’il est éteint la statue qu’il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s’y étaient matérialisées, incarnées, c’était elles que reflétait son visage. C’est avec, dans la voix, la vivacité du premier Empereur qu’il adressait un reproche à un brigadier, avec la mélancolie songeuse du second qu’il exhalait la bouffée d’une cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de Doncières un certain éclat dans ses yeux, s’échappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain ; on tremblait quand il entrait dans le bureau du maréchal des logis chef, suivi de l’adjudant, et du fourrier comme de Berthier et de Masséna. Quand il choisissait l’étoffe d’un pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de déjouer Talleyrand et tromper Alexandre ; et parfois, en train de passer une revue d’installage, il s’arrêtait, laissant rêver ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait l’air d’édifier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitôt, redevenant de Napoléon III Napoléon Ier, il faisait remarquer que le paquetage n’était pas astiqué et voulait goûter à l’ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privée, c’était pour les femmes d’officiers bourgeois (à la condition qu’ils ne fussent pas francs-maçons) qu’il faisait servir non seulement une vaisselle de Sèvres bleu de roi, digne d’un ambassadeur (donnée à son père par Napoléon, et qui paraissait plus précieuse encore dans la maison provinciale qu’il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l’armoire rustique d’un vieux manoir aménagé en ferme achalandée et prospère), mais encore d’autres présents de l’Empereur : ces nobles et charmantes manières qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de représentation, si pour certains ce n’était pas être voué pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que d’être « né », des gestes familiers, la bonté, la grâce et, enfermant sous un émail bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mystérieuse, éclairée et survivante du regard. Et à propos des relations bourgeoises que le prince avait à Doncières, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du médecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de même que le lieutenant-colonel et sa femme, dînaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils étaient certes flattés, sachant que, quand le Prince allait à Paris en permission, il dînait chez Mme de Pourtalès, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient : « C’est un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. C’est du reste un vrai ami pour nous. » Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il fit son déménagement, oublia aussi complètement les deux couples musiciens que le théâtre de Doncières et le petit restaurant d’où il faisait souvent venir son déjeuner, et à leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le médecin-chef, qui avaient si souvent dîné chez lui, ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles.
Un matin, Saint-Loup m’avoua qu’il avait écrit à ma grand’mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l’idée, puisque un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l’appareil et il me conseilla d’être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j’eus ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l’admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler, et qui restant à sa table, dans la ville qu’il habite (pour ma grand’mère c’était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand’mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J’écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone !
Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger — un bruit abstrait — celui de la distance supprimée — et la voix de l’être cher s’adresse à nous.
C’est lui, c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n’aurions qu’à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche — dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.
Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n’eut pas lieu. Quand j’arrivai au bureau de poste, ma grand’mère m’avait déjà demandé ; j’entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu’un causait qui ne savait pas sans doute qu’il n’y avait personne pour lui répondre car, quand j’amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu’au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu’à la dernière seconde et j’allai chercher l’employé qui me dit d’attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand’mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changée dans ses proportions dès l’instant qu’elle était un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d’ailleurs ne l’avait-elle jamais été à ce point, car ma grand’mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s’abandonner à l’effusion d’une tendresse que, par « principes » d’éducatrice, elle contenait et cachait d’habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d’abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l’être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie.
Était-ce d’ailleurs uniquement la voix qui, parce qu’elle était seule, me donnait cette impression nouvelle qui me déchirait ? Non pas ; mais plutôt que cet isolement de la voix était comme un symbole, une évocation, un effet direct d’un autre isolement, celui de ma grand’mère, pour la première fois séparée de moi. Les commandements ou défenses qu’elle m’adressait à tout moment dans l’ordinaire de la vie, l’ennui de l’obéissance ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient la tendresse que j’avais pour elle, étaient supprimés en ce moment et même pouvaient l’être pour l’avenir (puisque ma grand’mère n’exigeait plus de m’avoir près d’elle sous sa loi, était en train de me dire son espoir que je resterais tout à fait à Doncières, ou en tout cas que j’y prolongerais mon séjour le plus longtemps possible, ma santé et mon travail pouvant s’en bien trouver) ; aussi, ce que j’avais sous cette petite cloche approchée de mon oreille, c’était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dès lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand’mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté qu’elle me laissait désormais, et à laquelle je n’avais jamais entrevu qu’elle pût consentir, me parut tout d’un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je l’aimerais encore et qu’elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criais : « Grand’mère, grand’mère », et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je n’avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand’mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d’un coup de percevoir cette voix. Ma grand’mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain : « Grand’mère, grand’mère », comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte. Je me décidais à quitter la poste, à aller retrouver Robert à son restaurant pour lui dire que, allant peut-être recevoir une dépêche qui m’obligerait à revenir, je voudrais savoir à tout hasard l’horaire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette résolution, j’aurais voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les Divinités sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes n’avaient plus voulu ouvrir les portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant que l’Invisible sollicité resterait sourd.
En arrivant auprès de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon cœur n’était plus avec eux, que mon départ était déjà irrévocablement décidé. Saint-Loup parut me croire, mais j’ai su depuis qu’il avait, dès la première minute, compris que mon incertitude était simulée, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir auprès d’eux, ses amis cherchaient avec lui dans l’indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer à Paris, et qu’on entendait dans la nuit étoilée et froide les sifflements des locomotives, je n’éprouvais certes plus la même paix que m’avaient donnée ici tant de soirs l’amitié des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme à ce même office. Mon départ m’accabla moins quand je ne fus plus obligé d’y penser seul, quand je sentis employer à ce qui s’effectuait l’activité plus normale et plus saine de mes énergiques amis, les camarades de Robert, et de ces autres êtres forts, les trains dont l’allée et venue, matin et soir, de Doncières à Paris, émiettait rétrospectivement ce qu’avait de trop compact et insoutenable mon long isolement d’avec ma grand’mère, en des possibilités quotidiennes de retour.
— Je ne doute pas de la vérité de tes paroles et que tu ne comptes pas partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours le risque de ne pas te revoir ; je déjeune justement en ville, le capitaine m’a donné l’autorisation ; il faut que je sois rentré à deux heures au quartier car on va en marche toute la journée. Sans doute, le seigneur chez qui je déjeune, à trois kilomètres d’ici, me ramènera à temps pour être au quartier à deux heures.
À peine disait-il ces mots qu’on vint me chercher de mon hôtel ; on m’avait demandé de la poste au téléphone. J’y courus car elle allait fermer. Le mot interurbain revenait sans cesse dans les réponses que me donnaient les employés. J’étais au comble de l’anxiété car c’était ma grand’mère qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin j’eus la communication. « C’est toi, grand’mère ? » Une voix de femme avec un fort accent anglais me répondit : « Oui, mais je ne reconnais pas votre voix. » Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma grand’mère ne me disait pas « vous ». Enfin tout s’expliqua. Le jeune homme que sa grand’mère avait fait demander au téléphone portait un nom presque identique au mien et habitait une annexe de l’hôtel. M’interpellant le jour même où j’avais voulu téléphoner à ma grand’mère, je n’avais pas douté un seul instant que ce fût elle qui me demandât. Or c’était par une simple coïncidence que la poste et l’hôtel venaient de faire une double erreur.
Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup déjà parti pour déjeuner dans ce château voisin. Vers une heure et demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès son arrivée, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction même où j’allais, un tilbury qui, en passant près de moi, m’obligea à me garer ; un sous-officier le conduisait le monocle à l’œil, c’était Saint-Loup. À côté de lui était l’ami chez qui il avait déjeuné et que j’avais déjà rencontré une fois à l’hôtel où Robert dînait. Je n’osais pas appeler Robert comme il n’était pas seul, mais voulant qu’il s’arrêtât pour me prendre avec lui, j’attirai son attention par un grand salut qui était censé motivé par la présence d’un inconnu. Je savais Robert myope, j’aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaître ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s’arrêter ; et, s’éloignant à toute vitesse, sans un sourire, sans qu’un muscle de sa physionomie bougeât, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de son képi, comme il eût répondu à un soldat qu’il n’eût pas connu. Je courus jusqu’au quartier, mais c’était encore loin ; quand j’arrivai, le régiment se formait dans la cour où on ne me laissa pas rester, et j’étais désolé de n’avoir pu dire adieu à Saint-Loup ; je montai à sa chambre, il n’y était plus ; je pus m’informer de lui à un groupe de soldats malades, des recrues dispensées de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le régiment se former.
— Vous n’avez pas vu le maréchal des logis Saint-Loup ? demandai-je.
— Monsieur, il est déjà descendu, dit l’ancien.
— Je ne l’ai pas vu, dit le bachelier.
— Tu ne l’as pas vu, dit l’ancien, sans plus s’occuper de moi, tu n’as pas vu notre fameux Saint-Loup, ce qu’il dégotte avec son nouveau phalzard ! Quand le capiston va voir ça, du drap d’officier !
— Ah ! tu en as des bonnes, du drap d’officier, dit le jeune bachelier qui, malade à la chambre, n’allait pas en marche et s’essayait non sans une certaine inquiétude à être hardi avec les anciens. Ce drap d’officier, c’est du drap comme ça.
— Monsieur ? demanda avec colère l’« ancien » qui avait parlé du phalzard.
Il était indigné que le jeune bachelier mît en doute que ce phalzard fût en drap d’officier, mais, Breton, né dans un village qui s’appelle Penguern-Stereden, ayant appris le français aussi difficilement que s’il eût été Anglais ou Allemand, quand il se sentait possédé par une émotion, il disait deux ou trois fois « monsieur » pour se donner le temps de trouver ses paroles, puis après cette préparation il se livrait à son éloquence, se contentant de répéter quelques mots qu’il connaissait mieux que les autres, mais sans hâte, en prenant ses précautions contre son manque d’habitude de la prononciation.
— Ah ! c’est du drap comme ça ? reprit-il, avec une colère dont s’accroissaient progressivement l’intensité et la lenteur de son débit. Ah ! c’est du drap comme ça ? quand je te dis que c’est du drap d’officier, quand je-te-le-dis, puisque je-te-le-dis, c’est que je le sais, je pense.
— Ah ! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation. C’est pas à nous qu’il faut faire des boniments à la noix de coco.
— Tiens, v’là justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu Saint-Loup ; c’est ce coup de lancer la jambe ; et puis sa tête. Dirait-on un sous-off ? Et le monocle ; ah ! il va un peu partout.
Je demandai à ces soldats que ma présence ne troublait pas à regarder aussi par la fenêtre. Ils ne m’en empêchèrent pas, ni ne se dérangèrent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en faisant trotter son cheval, et semblant avoir l’illusion qu’il se trouvait à la bataille d’Austerlitz. Quelques passants étaient assemblés devant la grille du quartier pour voir le régiment sortir. Droit sur son cheval, le visage un peu gras, les joues d’une plénitude impériale, l’œil lucide, le Prince devait être le jouet de quelque hallucination comme je l’étais moi-même chaque fois qu’après le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et strié par une vague palpitation musicale. J’étais désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup, mais je partis tout de même, car mon seul souci était de retourner auprès de ma grand’mère : jusqu’à ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais à ce que ma grand-mère faisait seule, je me la représentais telle qu’elle était avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression ; maintenant, j’avais à me délivrer au plus vite, dans ses bras, du fantôme, insoupçonné jusqu’alors et soudain évoqué par sa voix, d’une grand’mère réellement séparée de moi, résignée, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un âge, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans l’appartement vide où j’avais déjà imaginé maman quand j’étais parti pour Balbec.
Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j’aperçus quand, entré au salon sans que ma grand’mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J’étais là, ou plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas, et, comme une femme qu’on surprend en train de faire un ouvrage qu’elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu’elle n’avait jamais montrées devant moi. De moi — par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d’assister brusquement à notre propre absence — il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l’idée que nous nous faisons d’eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand’mère, je leur faisais signifier ce qu’il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu’on aime le miroir du passé, comment n’en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s’alourdir et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l’action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais qu’au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut, au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d’accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu’ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l’être aimé qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l’être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d’une chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne s’était pas regardé depuis longtemps, et composant à tout moment le visage qu’il ne voit pas d’après l’image idéale qu’il porte de soi-même dans sa pensée, recule en apercevant dans une glace, au milieu d’une figure aride et déserte, l’exhaussement oblique et rose d’un nez gigantesque comme une pyramide d’Égypte, moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.
À ma demande d’aller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup m’avait dit : « Je réponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour elle ce n’était que lui qui avait répondu. Nous répondons aisément des autres quand, disposant dans notre pensée les petites images qui les figurent, nous faisons manœuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute même à ce moment-là nous tenons compte des difficultés provenant de la nature de chacun, différente de la nôtre, et nous ne manquons pas d’avoir recours à tel ou tel moyen d’action puissant sur elle, intérêt, persuasion, émoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces différences d’avec notre nature, c’est encore notre nature qui les imagine ; ces difficultés, c’est nous qui les levons ; ces mobiles efficaces, c’est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait répéter à l’autre personne, et qui la font agir à notre gré, nous voulons les lui faire exécuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons à des résistances imprévues qui peuvent être invincibles. L’une des plus fortes est sans doute celle que peut développer en une femme qui n’aime pas, le dégoût que lui inspire, insurmontable et fétide, l’homme qui l’aime : pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui je ne doutai pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.
Je reçus des marques de froideur de la part d’une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j’aurais dû entrer lui dire bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de monter chez moi ? Ma mère me dit que non, qu’il ne fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.
Cependant l’hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de giboulées et de tempêtes, j’entendis dans ma cheminée — au lieu du vent informe, élastique et sombre qui me secouait de l’envie d’aller au bord de la mer — le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille : irisé, imprévu comme une première jacinthe déchirant doucement son cœur nourricier pour qu’en jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée et noire, la tiédeur, l’éblouissement, la fatigue d’un premier beau jour. Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que j’avais oublié depuis l’année où j’avais dû aller à Florence et à Venise. Tant l’atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément sur notre organisme et tire des réserves obscures où nous les avions oubliées les mélodies inscrites que n’a pas déchiffrées notre mémoire. Un rêveur plus conscient accompagna bientôt ce musicien que j’écoutais en moi, sans même avoir reconnu tout de suite ce qu’il jouait.
Je sentais bien que les raisons n’étaient pas particulières à Balbec pour lesquelles, quand j’y étais arrivé, je n’avais plus trouvé à son église le charme qu’elle avait pour moi avant que je la connusse ; qu’à Florence, à Parme ou à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De même, un soir du 1er janvier, à la tombée de la nuit, devant une colonne d’affiches, j’avais découvert l’illusion qu’il y a à croire que certains jours de fête diffèrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empêcher que le souvenir du temps pendant lequel j’avais cru passer à Florence la semaine sainte ne continuât à faire d’elle comme l’atmosphère de la cité des Fleurs, à donner à la fois au jour de Pâques quelque chose de florentin, et à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques était encore loin ; mais dans la rangée des jours qui s’étendait devant moi, les jours saints se détachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. Touchés d’un rayon comme certaines maisons d’un village qu’on aperçoit au loin dans un effet d’ombre et de lumière, ils retenaient sur eux tout le soleil.
Le temps était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte à continuer mes sorties du matin. J’avais voulu les cesser parce que j’y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c’est à cause de cela même que je pensais tout le temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisément que, n’eût-elle pas existé, je n’en eusse pas moins manqué de me promener à cette même heure.
Hélas ! si pour moi rencontrer toute autre personne qu’elle eût été indifférent, je sentais que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu’elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrêtait quelquefois car il y a des moments où on a besoin de sortir de soi, d’accepter l’hospitalité de l’âme des autres, à condition que cette âme, si modeste et laide soit-elle, soit une âme étrangère, tandis que dans mon cœur elle sentait avec exaspération que ce qu’elle eût retrouvé, c’était elle. Aussi, même quand j’avais pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d’excessif, je répondais à peine à son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni réussir qu’à l’irriter davantage et à faire qu’elle commença en plus à me trouver insolent et mal élevé.
Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c’était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette réputation éparse ; son corps étroit, réfractaire et qui n’en avait rien absorbé était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m’avaient peut-être aperçu ; elle mordait le coin de sa lèvre ; je la voyais redresser son manchon, faire l’aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j’aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre. Chacune de ses robes m’apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection d’un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de carême où elle allait déjeuner en ville, je la rencontrai dans une robe d’un velours rouge clair, laquelle était légèrement échancrée au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait rêveur sous ses cheveux blonds. J’étais moins triste que d’habitude parce que la mélancolie de son expression, l’espèce de claustration que la violence de la couleur mettait autour d’elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la matérialisation autour d’elle des rayons écarlates d’un cœur que je ne lui connaissais pas et que j’aurais peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle me faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors j’avais honte d’affliger par ma vue cette martyre. « Mais après tout la rue est à tout le monde. »
« La rue est à tout le monde », reprenais-je en donnant à ces mots un sens différent et en admirant qu’en effet dans la rue populeuse souvent mouillée de pluie, et qui devenait précieuse comme est parfois la rue dans les vieilles cités de l’Italie, la duchesse de Guermantes mêlât à la vie publique des moments de sa vie secrète, se montrant ainsi à chacun, mystérieuse, coudoyée de tous, avec la splendide gratuité des grands chefs-d’œuvre. Comme je sortais le matin après être resté éveillé toute la nuit, l’après-midi, mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n’y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l’habitude y est très utile et même l’absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m’endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n’était qu’une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se refléter dans mon sommeil, d’abord l’idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l’idée que c’était en dormant que j’avais eu l’idée que je ne dormais pas, puis, par une réfraction nouvelle, mon éveil… à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre que, tout à l’heure en dormant, j’avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes ; il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu’il fasse tout à fait nuit, j’ai vu, grâce à l’écho invisible pourtant d’une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l’effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d’une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville ; l’eau verte s’étendait à mes pieds ; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu’aller vers elles, c’eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l’impossible, il me semblait l’avoir déjà fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu’étant nouveau, familier, je crus m’être trompé. Je m’aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.
Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d’une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l’obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis je sentais le son s’arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n’y marche pas non plus ; et tout à coup, j’avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l’air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l’Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m’avait données.
Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en m’assurant qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de moi à sa cousine : « Elle n’est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naïvement, ce n’est plus mon Oriane d’autrefois, on me l’a changée. Je t’assure qu’elle ne vaut pas la peine que tu t’occupes d’elle. Tu lui fais beaucoup trop d’honneur. Tu ne veux pas que je te présente à ma cousine Poictiers ? ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. Voilà une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a épousé mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parlé de toi. Elle m’a demandé de t’amener. Elle est autrement jolie qu’Oriane et plus jeune. C’est quelqu’un de gentil, tu sais, c’est quelqu’un de bien. » C’étaient des expressions nouvellement — d’autant plus ardemment — adoptées par Robert et qui signifiaient qu’on avait une nature délicate : « Je ne te dis pas qu’elle soit dreyfusarde, il faut aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit : « S’il était innocent quelle horreur ce serait qu’il fût à l’île du Diable. » Tu comprends, n’est-ce pas ? Et puis enfin c’est une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a défendu qu’on les fasse monter par l’escalier de service. Je t’assure, c’est quelqu’un de très bien. Dans le fond Oriane ne l’aime pas parce qu’elle la sent plus intelligente. »
Quoique absorbée par la pitié que lui inspirait un valet de pied des Guermantes — lequel ne pouvait aller voir sa fiancée même quand la Duchesse était sortie car cela eût été immédiatement rapporté par la loge — Françoise fut navrée de ne s’être pas trouvée là au moment de la visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle maintenant en faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours où j’avais besoin d’elle. C’était toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait à mon agacement d’être privé de ses services, car je prévoyais qu’elle parlerait de chacune comme d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignées à Saint-André-des-Champs. Aussi je n’écoutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur fort injuste et à laquelle venait mettre le comble la manière dont Françoise disait non pas : « j’ai été voir mon frère, j’ai été voir ma nièce », mais : « j’ai été voir le frère, je suis entrée « en courant » donner le bonjour à la nièce (ou à ma nièce la bouchère) ». Quant à sa fille, Françoise eût voulu la voir retourner à Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d’abréviatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer à Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement « l’Intran ». Elle voulait encore moins aller chez la sœur de Françoise dont la province était montagneuse, car « les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant à « intéressant » un sens affreux et nouveau, ce n’est guère intéressant ». Elle ne pouvait se décider à retourner à Méséglise où « le monde est si bête », où, au marché, les commères, les « pétrousses » se découvriraient un cousinage avec elle et diraient : « Tiens, mais c’est-il pas la fille au défunt Bazireau ? » Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer là-bas, « maintenant qu’elle avait goûté à la vie de Paris », et Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance à l’esprit d’innovation qu’incarnait la nouvelle « Parisienne » quand elle disait : « Eh bien, mère, si tu n’as pas ton jour de sortie, tu n’as qu’à m’envoyer un pneu. »
Le temps était redevenu froid. « Sortir ? pourquoi ? pour prendre la crève », disait Françoise qui aimait mieux rester à la maison pendant la semaine que sa fille, le frère et la bouchère étaient allés passer à Combray. D’ailleurs, dernière sectatrice en qui survécût obscurément la doctrine de ma tante Léonie — sachant la physique, — Françoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison : « C’est le restant de la colère de Dieu ! » Mais je ne répondais à ses plaintes que par un sourire plein de langueur, d’autant plus indifférent à ces prédictions que, de toutes manières, il ferait beau pour moi ; déjà je voyais briller le soleil du matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais à ses rayons ; leur force m’obligeait à ouvrir et à fermer à demi les paupières, en souriant, et, comme des veilleuses d’albâtre, elles se remplissaient d’une lueur rose. Ce n’était pas seulement les cloches qui revenaient d’Italie, l’Italie était venue avec elles. Mes mains fidèles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer l’anniversaire du voyage que j’avais dû faire jadis, car depuis qu’à Paris le temps était redevenu froid, comme une autre année au moment de nos préparatifs de départ à la fin du carême, dans l’air liquide et glacial qui les baignait les marronniers, les platanes des boulevards, l’arbre de la cour de notre maison, entr’ouvraient déjà leurs feuilles comme dans une coupe d’eau pure les narcisses, les jonquilles, les anémones du Ponte-Vecchio.
Mon père nous avait raconté qu’il savait maintenant par A. J. où allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison.
— C’est chez Mme de Villeparisis, il la connaît beaucoup, je n’en savais rien. Il paraît que c’est une personne délicieuse, une femme supérieure. Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, j’ai été très étonné. Il m’a parlé de M. de Guermantes comme d’un homme tout à fait distingué : je l’avais toujours pris pour une brute. Il paraît qu’il sait infiniment de choses, qu’il a un goût parfait, il est seulement très fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation est énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraît que l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie le traitent tout à fait en ami. Le père Noirpois m’a dit que Mme de Villeparisis t’aimait beaucoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens intéressants. Il m’a fait un grand éloge de toi, tu le retrouveras chez elle et il pourrait être pour toi d’un bon conseil même si tu dois écrire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carrière, moi ce n’est pas ce que j’aurais préféré pour toi, mais tu seras bientôt un homme, nous ne serons pas toujours auprès de toi, et il ne faut pas que nous t’empêchions de suivre ta vocation.
Si, au moins, j’avais pu commencer à écrire ! Mais quelles que fussent les conditions dans lesquelles j’abordasse ce projet (de même, hélas ! que celui de ne plus prendre d’alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter), que ce fût avec emportement, avec méthode, avec plaisir, en me privant d’une promenade, en l’ajournant et en la réservant comme récompense, en profitant d’une heure de bonne santé, en utilisant l’inaction forcée d’un jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c’était une page blanche, vierge de toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu’on eût préalablement brouillé le jeu. Je n’étais que l’instrument d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se réaliser coûte que coûte ; si je ne leur résistais pas, si je me contentais du prétexte qu’elles tiraient de la première circonstance venue que leur offrait ce jour-là pour les laisser agir à leur guise, je m’en tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de même, à la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop d’excès ; mais si je voulais les contrarier, si je prétendais entrer tôt dans mon lit, ne boire que de l’eau, travailler, elles s’irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout à fait malade, j’étais obligé de doubler la dose d’alcool, je ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais même plus lire, et je me promettais une autre fois d’être plus raisonnable, c’est-à-dire moins sage, comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle résiste, d’être assassinée.
Mon père dans l’intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. « Il m’a dit que c’était sa tante ; il prononce Viparisi. Il m’a dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il a même ajouté qu’elle tenait un bureau d’esprit », ajouta mon père impressionné par le vague de cette expression qu’il avait bien lue une ou deux fois dans des Mémoires, mais à laquelle il n’attachait pas un sens précis. Ma mère avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indifférent que Mme de Villeparisis tînt bureau d’esprit, elle jugea que ce fait était de quelque conséquence. Bien que par ma grand’mère elle sût de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle s’en fit immédiatement une idée plus avantageuse. Ma grand’mère, qui était un peu souffrante, ne fut pas d’abord favorable à la visite, puis s’en désintéressa. Depuis que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui avait demandé plusieurs fois d’aller la voir. Et toujours ma grand’mère avait répondu qu’elle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-même et laissait à Françoise le soin de fermer. Quant à moi, sans bien me représenter ce « bureau d’esprit », je n’aurais pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec installée devant un « bureau », ce qui, du reste, arriva.
Mon père aurait bien voulu par surcroît savoir si l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l’Institut où il comptait se présenter comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas douter de l’appui de M. de Norpois, il n’avait pourtant pas de certitude. Il avait cru avoir affaire à de mauvaises langues quand on lui avait dit au ministère que M. de Norpois désirant être seul à y représenter l’Institut, ferait tous les obstacles possibles à une candidature qui, d’ailleurs, le gênerait particulièrement en ce moment où il en soutenait une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se présenter et avait supputé ses chances, avait-il été impressionné de voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l’éminent économiste n’avait pas cité M. de Norpois. Mon père n’osait poser directement la question à l’ancien ambassadeur mais espérait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son élection faite. Cette visite était imminente. La propagande de M. de Norpois, capable en effet d’assurer à mon père les deux tiers de l’Académie, lui paraissait d’ailleurs d’autant plus probable que l’obligeance de l’Ambassadeur était proverbiale, les gens qui l’aimaient le moins reconnaissant que personne n’aimait autant que lui à rendre service. Et, d’autre part, au ministère sa protection s’étendait sur mon père d’une façon beaucoup plus marquée que sur tout autre fonctionnaire.
Mon père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait mon père, au point que maman était obligée une fois par an de lui dire d’une voix douce et suppliante : « Mon ami, il faudrait bien que j’invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard » et même : « Écoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite à Mme Sazerat. Tu sais que je n’aime pas t’ennuyer, mais ce serait si gentil de ta part. » Mon père riait, se fâchait un peu, et allait faire cette visite. Malgré donc que Mme Sazerat ne le divertît pas, mon père, la rencontrant, alla vers elle en se découvrant, mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Mon père était rentré fâché, stupéfait. Le lendemain ma mère rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations parce qu’elle a mené une vie de débauches, épousé un forçat ou, qui pis est, un homme divorcé. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient à Mme Sazerat l’estime la plus profonde. Mais (ce que ma mère ignorait) Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand’mère que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l’armée (bien que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur de mon père et de mon grand-père, les considérât comme des suppôts de l’Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siècles. Ce qui explique qu’à une pareille distance dans le temps et dans l’espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu’elle n’eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles n’eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
Saint-Loup, devant venir à Paris, m’avait promis de me mener chez Mme de Villeparisis où j’espérais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de Paris où elle habitait.
J’avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions (dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l’argent le restaurant joue un rôle aussi important que les caisses d’étoffe dans les contes arabes) fût de préférence celui où Aimé m’avait annoncé qu’il devait entrer comme maître d’hôtel en attendant la saison de Balbec. C’était un grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n’en regardait pas moins, pendant les longues fins d’après-midi de juillet, en attendant que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger derrière lesquels, à l’heure où il s’éteignait, les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l’air de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maître d’hôtel devenait à son tour aimant pour moi. J’espérais en causant avec lui être déjà en communication avec Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.
Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante parce que le valet de pied fiancé n’avait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Françoise l’avait trouvé en pleurs ; il avait failli aller gifler le concierge, mais s’était contenu, car il tenait à sa place.
Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait m’attendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Il s’arrêta.
— Ah ! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! Voilà une livrée dont mon indépendance ne s’accommoderait pas. Il est vrai que vous devez être un mondain, faire des visites ! Pour aller rêver comme je le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j’estime la jolie qualité de votre âme ; c’est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans l’atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois cela d’ici, vous fréquentez les « cœurs légers », la société des châteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez à quelque five o’clock, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je n’appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé ; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m’y maintenir et que je ne m’évade pas dans une autre sphère. Je suis d’une autre planète. Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous n’aimerez pas cela ; ce n’est pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour vous, c’est trop franc, trop honnête ; vous, il vous faut du Bergotte, vous l’avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un vieux troupier ; j’ai le tort de mettre du cœur dans ce que j’écris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple ce n’est pas assez distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous rappeler quelquefois la parole du Christ : « Faites cela et vous vivrez. » Adieu, ami.
Ce n’est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des réconciliations ; jeté au milieu des champs semés de boutons d’or où s’entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.
Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une des fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu’on vient de très loin contempler à époques fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.
Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des parcs du xviie et du xviiie siècle, qui furent les « folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l’un d’eux situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou peut-être conservé simplement le dessin d’un immense verger de ce temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins avancés que ceux que j’avais vus, formaient de grands quadrilatères — séparés par des murs bas — de fleurs blanches sur chaque côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l’air d’être celles du Palais du Soleil, tel qu’on aurait pu le retrouver dans quelque Crète ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d’un réservoir ou de telles parties de la mer que l’homme pour quelque pêche ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l’exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d’azur des branches, l’écume blanchissante d’une fleur ensoleillée et mousseuse.
C’était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant laquelle, en guise de mâts de cocagne et d’oriflammes, trois grands poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment pavoisés de satin blanc.
Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cœur ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait à lui-même qu’elle était d’une essence supérieure à tout, mais je sais qu’il n’avait de considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir, d’être heureux, peut-être de tuer. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. Si on s’était demandé à quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Sans doute, l’affection générale appelée amour devait le forcer — comme elle fait pour tous les hommes — à croire par moments qu’elle l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu’elle avait pour lui n’empêchait pas qu’elle ne restât avec lui qu’à cause de son argent, et que le jour où elle n’aurait plus rien à attendre de lui elle s’empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature et tout en l’aimant, pensait-il) de le quitter.
— Je lui ferai aujourd’hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C’est un collier qu’elle a vu chez Boucheron. C’est un peu cher pour moi en ce moment : trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle n’a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être joliment contente. Elle m’en avait parlé et elle m’avait dit qu’elle connaissait quelqu’un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron, qui est le fournisseur de ma famille, pour qu’il me le réserve. Je suis heureux de penser que tu vas la voir ; elle n’est pas extraordinaire comme figure, tu sais (je vis bien qu’il pensait tout le contraire et ne disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), elle a surtout un jugement merveilleux ; devant toi elle n’osera peut-être pas beaucoup parler, mais je me réjouis d’avance de ce qu’elle me dira ensuite de toi ; tu sais, elle dit des choses qu’on peut approfondir indéfiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique.
Pour arriver à la maison qu’elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m’empêcher de m’arrêter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabités hier encore comme une propriété qu’on n’a pas louée, ils étaient subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allées.
— Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique, me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher.
En l’attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d’un petit étage, çà et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s’occuper du passant qui levait les yeux jusqu’à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposés à l’entrée du parc de M. Swann, passé la petite barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord de la Vivonne, n’en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées d’argent par les rayons.
Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l’instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années — les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent — disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher. »
Et quand on était « venu la chercher » en effet, et qu’elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu’un, elle savait si bien ce qu’on voulait d’elle, qu’après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s’arrêtant en route que si le « quelqu’un », n’aimant pas la nudité, lui disait qu’elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l’oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d’écouter la respiration et le battement du cœur à travers un linge. À cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m’étaient chose si indifférente que, si elle me l’eût contée, je ne l’eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l’inquiétude, le tourment, l’amour de Saint-Loup s’étaient appliqués jusqu’à faire — de ce qui était pour moi un jouet mécanique — un objet de souffrances infinies, le prix même de l’existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j’avais connu « Rachel quand du Seigneur » dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d’autres ce que Rachel était pour moi. L’idée qu’on pût avoir une curiosité douloureuse à l’égard de sa vie me stupéfiait. J’aurais pu apprendre bien des coucheries d’elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l’eussent peiné ! Et que n’avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir !
Je me rendais compte de tout ce qu’une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c’est l’imagination qui l’a connue d’abord ; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d’une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c’était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, que la famille, que toutes les situations enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c’était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n’en verrions jamais la même face. Ce visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi je l’avais connu du dehors comme étant celui d’une femme quelconque qui pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche m’avaient paru seulement significatifs d’actes généraux, sans rien d’individuel, et sous eux je n’aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui m’avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant, ç’avait été pour Robert un point d’arrivée vers lequel il s’était dirigé à travers combien d’espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il donnait plus d’un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à d’autres, ce qui m’avait été offert comme à chacun pour vingt francs. Pour quel motif, cela, il ne l’avait pas eu à ce prix, peut tenir au hasard d’un instant, d’un instant pendant lequel celle qui semblait prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un sentimental, même si elle ne s’en aperçoit pas, et surtout si elle s’en aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu’un sourire qu’il n’osait plus espérer est payé mille fois ce qu’eussent dû l’être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant la souffrance, la folie de faire d’une fille une inaccessible idole, que ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l’obtiendra jamais, on n’ose même plus le demander pour ne pas démentir des assurances de platonique amour. Et c’est une grande souffrance alors de quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la femme qu’on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s’il avait su maintenant qu’elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert, mais n’eût pas moins donné un million pour les conserver, car tout ce qu’il eût appris n’eût pas pu le faire sortir — car cela est au-dessus des forces de l’homme et ne peut arriver que malgré lui par l’action de quelque grande loi naturelle — de la route dans laquelle il était et d’où ce visage ne pouvait lui apparaître qu’à travers les rêves qu’il avait formés, d’où ces regards, ces sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule révélation d’une personne dont il aurait voulu connaître la vraie nature et posséder à lui seul les désirs. L’immobilité de ce mince visage, comme celle d’une feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du même côté du mystère.
Ce n’était pas « Rachel quand du Seigneur » qui me semblait peu de chose, c’était la puissance de l’imagination humaine, l’illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l’amour, que je trouvais grandes. Robert vit que j’avais l’air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d’en face pour qu’il crût que c’était leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle mettait aussi près de moi de ces choses qu’on ne voit pas qu’avec ses yeux, mais qu’on sent dans son cœur. Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt des anges ? J’échangeais quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi :
— J’aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, j’aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusqu’au moment d’aller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je n’ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c’est une littéraire, une vibrante, et puis c’est une chose si gentille de déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple, toujours contente de tout.
Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois, Robert s’évada un instant hors de la femme que, tendresse après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d’un coup à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d’elle, mais absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel, marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules » comme elle était et qui d’abord, la croyant seule, lui crièrent : « Tiens, Rachel, tu montes avec nous ? Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place ; viens, on ira ensemble au skating », et s’apprêtaient à lui présenter deux « calicots », leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant l’air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s’excusant lui dirent adieu en recevant d’elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C’étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à peu près l’aspect qu’avait Rachel quand Saint-Loup l’avait rencontrée la première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant qu’elles avaient l’air très liées avec son amie, eut l’idée que celle-ci avait peut-être eu sa place, l’avait peut-être encore, dans une vie insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu’il menait avec elle, une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu’il donnait plus de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu’entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu’il connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à vingt francs. En somme Rachel s’était un instant dédoublée pour lui, il avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que l’autre. Robert eut peut-être l’idée alors que cet enfer où il vivait, avec la perspective et la nécessité d’un mariage riche, d’une vente de son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à Rachel, il aurait peut-être pu s’en arracher aisément, et avoir les faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. Mais comment faire ? Elle n’avait démérité en rien. Moins comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant et qu’il citait avec un peu d’ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien c’était gentil d’elle, mais en omettant qu’il l’entretenait fastueusement, même qu’il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c’était la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de cent mille francs. S’il se gardait de dire que ces rares gentillesses de Rachel étaient payées par lui, il serait faux — et pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui casquent, pour tant de maris — de dire que c’était par amour-propre, par vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l’avait mis un peu hors du monde, faisait qu’il y était moins coté. Non, cet amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques apparentes de prédilection de celle qu’on aime, c’est simplement un dérivé de l’amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres comme aimé par ce qu’on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment ; mais, non moins que la fausse loutre de celles-ci et l’air guindé des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs, promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l’ensoleillement des rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être autre, car l’amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme l’ivresse, le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même qu’il soupçonna, sa liaison lui apparut comme l’exploration d’une vie étrange, car si avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c’était bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie la plus précieuse à cause des sommes folles qu’il lui donnait, la partie qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui étaient Lucienne et Germaine, les choses qu’elles lui eussent dites si elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble, elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de l’Olympia, si lui, Robert, et moi n’avions pas été présents. Un instant les abords de l’Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants, excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n’avait pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui donnèrent une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des questions, quand il savait d’avance que la réponse serait ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans pourtant lui décrire rien ? Les employés fermaient les portières, nous montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de Rachel rapprirent à Robert qu’elle était une femme d’un grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre cœur où il la contempla, intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu’ici — sauf pendant ce bref instant où il l’avait vue sur une place Pigalle de peintre impressionniste, — et le train partit.
C’était du reste vrai qu’elle était une « littéraire ». Elle ne s’interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoïsme, que pour faire des reproches à Saint-Loup qu’il bût trop de vin.
— Ah ! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire de l’eau et tu serais bien mieux.
— C’est entendu, partons.
— Mais tu sais bien que j’ai beaucoup à travailler (car elle prenait au sérieux l’art dramatique). D’ailleurs que dirait ta famille ?
Et elle se mit à me faire sur sa famille des reproches qui me semblèrent du reste fort justes, et auxquels Saint-Loup, tout en désobéissant à Rachel sur l’article du champagne, adhéra entièrement. Moi qui craignais tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa maîtresse, j’étais tout prêt à lui conseiller d’envoyer promener sa famille. Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme parce que j’eus l’imprudence de parler de Dreyfus.
— Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront mourir là-bas.
— Tranquillise-toi, Zézette, il reviendra, il sera acquitté, l’erreur sera reconnue.
— Mais avant cela il sera mort ! Enfin au moins ses enfants porteront un nom sans tache. Mais penser à ce qu’il doit souffrir, c’est ce qui me tue ! Et croyez-vous que la mère de Robert, une femme pieuse, dit qu’il faut qu’il reste à l’île du Diable, même s’il est innocent ? n’est-ce pas une horreur ?
— Oui, c’est absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. C’est ma mère, je n’ai rien à objecter, mais il est bien certain qu’elle n’a pas la sensibilité de Zézette.
En réalité, ces déjeuners « choses si gentilles » se passaient toujours fort mal. Car dès que Saint-Loup se trouvait avec sa maîtresse dans un endroit public, il s’imaginait qu’elle regardait tous les hommes présents, il devenait sombre, elle s’apercevait de sa mauvaise humeur qu’elle s’amusait peut-être à attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bête, elle ne voulait pas, blessée par son ton, avoir l’air de chercher à désarmer ; elle faisait semblant de ne pas détacher ses yeux de tel ou tel homme, et d’ailleurs ce n’était pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au théâtre ou au café se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu’ils avaient pris, eût quelque chose d’agréable, Robert, aussitôt averti par sa jalousie, l’avait remarqué avant sa maîtresse ; il voyait immédiatement en lui un de ces êtres immondes dont il m’avait parlé à Balbec, qui pervertissent et déshonorent les femmes pour s’amuser, il suppliait sa maîtresse de détourner de lui ses regards et par là-même le lui désignait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goût dans ses soupçons, qu’elle finissait même par cesser de le taquiner pour qu’il se tranquillisât et consentît à aller faire une course pour qu’il lui laissât le temps d’entrer en conversation avec l’inconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois même d’expédier une passade. Je vis bien dès notre entrée au restaurant que Robert avait l’air soucieux. C’est que Robert avait immédiatement remarqué, ce qui nous avait échappé à Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, Aimé, avec un éclat modeste, dégageait, bien involontairement, le romanesque qui émane pendant un certain nombre d’années de cheveux légers et d’un nez grec, grâce à quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez âgés, offraient des types extraordinairement laids et accusés de curés hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent d’anciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guère le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposés dans le foyer humblement historique de petits théâtres désuets où ils sont représentés jouant des rôles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grâce à un recrutement sélectionné et peut-être à un mode de nomination héréditaire, conserver le type solennel en une sorte de collège augural. Malheureusement, Aimé nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que s’écoulait vers d’autres tables le cortège des grands prêtres d’opérette. Aimé s’informa de la santé de ma grand’mère, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec émotion, car il était homme de famille. Il avait un air intelligent, énergique, mais respectueux. La maîtresse de Robert se mit à le regarder avec une étrange attention. Mais les yeux enfoncés d’Aimé, auxquels une légère myopie donnait une sorte de profondeur dissimulée, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans l’hôtel de province où il avait servi bien des années avant de venir à Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigué maintenant, qu’était sa figure, et que pendant tant d’années, comme telle gravure représentant le prince Eugène, on avait vu toujours à la même place, au fond de la salle à manger presque toujours vide, n’avait pas dû attirer de regards bien curieux. Il était donc resté longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et d’ailleurs peu disposé à la faire remarquer, car il était d’un tempérament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage, s’étant arrêtée une fois dans la ville, avait levé les yeux sur lui, lui avait peut-être demandé de venir la servir dans sa chambre avant de reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui le secret d’un caprice sans lendemain que personne n’y viendrait jamais découvrir. Pourtant Aimé dut s’apercevoir de l’insistance avec laquelle les yeux de la jeune artiste restaient attachés sur lui. En tout cas elle n’échappa pas à Robert sur le visage duquel je voyais s’amasser une rougeur non pas vive comme celle qui l’empourprait s’il avait une brusque émotion, mais faible, émiettée.
— Ce maître d’hôtel est très intéressant, Zézette ? demanda-t-il à sa maîtresse après avoir renvoyé Aimé assez brusquement. On dirait que tu veux faire une étude d’après lui.
— Voilà que ça commence, j’en étais sûre !
— Mais qu’est-ce qui commence, mon petit ? Si j’ai eu tort, je n’ai rien dit, je veux bien. Mais j’ai tout de même le droit de te mettre en garde contre ce larbin que je connais de Balbec (sans cela je m’en ficherais pas mal), et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portées.
Elle parut vouloir obéir à Robert et engagea avec moi une conversation littéraire à laquelle il se mêla. Je ne m’ennuyais pas en causant avec elle, car elle connaissait très bien les œuvres que j’admirais et était à peu près d’accord avec moi dans ses jugements ; mais comme j’avais entendu dire par Mme de Villeparisis qu’elle n’avait pas de talent, je n’attachais pas grande importance à cette culture. Elle plaisantait finement de mille choses, et eût été vraiment agréable si elle n’eût pas affecté d’une façon agaçante le jargon des cénacles et des ateliers. Elle l’étendait d’ailleurs à tout, et, par exemple, ayant pris l’habitude de dire d’un tableau s’il était impressionniste ou d’un opéra s’il était wagnérien : « Ah ! c’est bien », un jour qu’un jeune homme l’avait embrassée sur l’oreille et que, touché qu’elle simulât un frisson, il faisait le modeste, elle dit : « Si, comme sensation, je trouve que c’est bien. » Mais surtout ce qui m’étonnait, c’est que les expressions propres à Robert (et qui d’ailleurs étaient peut-être venues à celui-ci de littérateurs connus par elle), elle les employait devant lui, lui devant elle, comme si c’eût été un langage nécessaire et sans se rendre compte du néant d’une originalité qui est à tous.
Elle était, en mangeant, maladroite de ses mains à un degré qui laissait supposer qu’en jouant la comédie sur la scène elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l’amour, par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de l’homme qu’elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur.
Je cessai de prendre part à la conversation quand on parla théâtre, car sur ce chapitre Rachel était trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisération — contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu’elle l’attaquait souvent devant lui — la défense de la Berma, en disant : « Oh ! non, c’est une femme remarquable. Évidemment ce qu’elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout à fait à ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment où elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c’est une si brave femme, elle a un si grand cœur, elle n’aime pas naturellement les choses qui nous intéressent, mais elle a eu, avec un visage assez émouvant, une jolie qualité d’intelligence. » (Les doigts n’accompagnent pas de même tous les jugements esthétiques. S’il s’agit de peinture, pour montrer que c’est un beau morceau, en pleine pâte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la « jolie qualité d’esprit » est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutôt deux ongles, comme s’il s’agissait de faire sauter une poussière.) Mais — cette exception faite — la maîtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d’ironie et de supériorité qui m’irritait, parce que je croyais — faisant erreur en cela — que c’était elle qui leur était inférieure. Elle s’aperçut très bien que je devais la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour ceux qu’elle méprisait. Mais elle ne s’en froissa pas, parce qu’il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme était le sien, si sûr qu’il puisse être de lui-même, une certaine humilité, et que nous proportionnons les égards que nous exigeons, non à nos dons cachés, mais à notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère.) Aussi, si peu de doute qu’eût dû lui laisser mon silence, n’en insista-t-elle pas moins pour que nous dînions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n’étions pas encore au théâtre, où nous devions aller après le déjeuner, nous avions l’air de nous trouver dans un « foyer » qu’illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maîtres d’hôtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une génération d’artistes hors ligne du Palais-Royal ; ils avaient l’air d’académiciens aussi : arrêté devant un buffet, l’un examinait des poires avec la figure et la curiosité désintéressée qu’eût pu avoir M. de Jussieu. D’autres, à côté de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiosité et de froideur que des membres de l’Institut déjà arrivés jettent sur le public tout en échangeant quelques mots qu’on n’entend pas. C’étaient des figures célèbres parmi les habitués. Cependant on s’en montrait un nouveau, au nez raviné, à la lèvre papelarde, qui avait l’air d’église et entrait en fonctions pour la première fois, et chacun regardait avec intérêt le nouvel élu. Mais bientôt, peut-être pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec Aimé, Rachel se mit à faire de l’œil à un jeune boursier qui déjeunait à une table voisine avec un ami.
— Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à l’heure s’étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami ; si tu dois nous donner en spectacle, j’aime mieux déjeuner de mon côté et aller t’attendre au théâtre.
À ce moment on vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu’il ne s’agît d’une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus.
— Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu’ici. Je t’en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d’hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu’on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N’est-ce pas tout de même dégoûtant qu’un vieux coureur de femmes comme lui, qui n’a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m’espionner !
Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu’il ne pouvait pas se déranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu’on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n’avait pas entendu nos propos chuchotés à voix basse et avait cru qu’il s’agissait du jeune homme à qui Robert lui reprochait de faire de l’œil, éclata en injures.
— Allons bon ! c’est ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prévenir ; oh ! c’est délicieux de déjeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce qu’il dit, il est un peu piqué et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu’il croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d’avoir l’air jaloux.
Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d’énervement.
— Mais, Zézette, c’est pour moi que c’est désagréable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va être persuadé que tu lui fais des avances et qui m’a l’air tout ce qu’il y a de pis.
— Moi, au contraire, il me plaît beaucoup ; d’abord il a des yeux ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes ! on sent qu’il doit les aimer.
— Tais-toi au moins jusqu’à ce que je sois parti, si tu es folle, s’écria Robert. Garçon, mes affaires.
Je ne savais si je devais le suivre.
— Non, j’ai besoin d’être seul, me dit-il sur le même ton dont il venait de parler à sa maîtresse et comme s’il était tout fâché contre moi. Sa colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractère, mais qu’elle réunit par un même sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais.
— Il a un regard amusant, n’est-ce pas ? Vous comprenez, ce qui m’amuserait ce serait de savoir ce qu’il peut penser, d’être souvent servie par lui, de l’emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. (Elle regardait toujours Aimé.) Tenez, regardez les yeux noirs qu’il a, je voudrais savoir ce qu’il y a dessous.
Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis à mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu’il lui prodiguait. Ils buvaient du champagne. « Bonjour, vous ! » lui dit-elle, car elle avait appris récemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l’esprit. J’avais mal déjeuné, j’étais mal à l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps. Après avoir regardé l’heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m’offrit du champagne, me tendit une de ses cigarettes d’Orient et détacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors : « Je n’ai pas trop à regretter ma journée ; ces heures passées auprès de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j’ai, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de champagne. » Je me le disais parce qu’il me semblait que c’était douter d’un caractère esthétique, et par là justifier, sauver ces heures d’ennui. Peut-être aurais-je dû penser que le besoin même que j’éprouvais d’une raison qui me consolât de mon ennui suffisait à prouver que je ne ressentais rien d’esthétique. Quant à Robert et à sa maîtresse, ils avaient l’air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu’ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j’y eusse assisté. Ils n’y firent aucune allusion, ils ne lui cherchèrent aucune excuse pas plus qu’au contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. À force de boire du champagne avec eux, je commençai à éprouver un peu de l’ivresse que je ressentais à Rivebelle, probablement pas tout à fait la même. Non seulement chaque genre d’ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d’ivresse, et qui devrait porter une « cote » différente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met à nu en nous, exactement à la profondeur où il se trouve, un homme spécial. Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la glace unique qui le décorait était de telle sorte qu’elle semblait en réfléchir une trentaine d’autres, le long d’une perspective infinie ; et l’ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand elle était allumée, suivie de la procession d’une trentaine de reflets pareils à elle-même, donner au buveur même solitaire l’idée que l’espace autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées par l’ivresse et qu’enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait pourtant sur quelque chose de bien plus étendu, en sa courbe indéfinie et lumineuse, qu’une allée du « Jardin de Paris ». Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l’ivresse était plus forte que le dégoût ; par gaîté ou bravade, je lui souris et en même temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l’empire éphémère et puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais d’apercevoir, c’était peut-être son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie.
Robert était seulement fâché que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.
— Voyons, ce monsieur que tu as rencontré ce matin et qui mêle le snobisme et l’astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien — et il la regardait du coin de l’œil.
— Mais, mon petit, il n’y a rien à dire d’autre que ce que tu viens de dire.
— Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux Champs-Élysées, cela lui plaira tant !
— Oh oui ! Bobbey m’a tant parlé de Françoise. Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque d’invention, en attirant ce menton vers la lumière : « Bonjour, vous ! »
Depuis que les acteurs n’étaient plus exclusivement, pour moi, les dépositaires, en leur diction et leur jeu, d’une vérité artistique, ils m’intéressaient en eux-mêmes ; je m’amusais, croyant avoir devant moi les personnages d’un vieux roman comique, de voir du visage nouveau d’un jeune seigneur qui venait d’entrer dans la salle, l’ingénue écouter distraitement la déclaration que lui faisait le jeune premier dans la pièce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, n’en dirigeait pas moins une œillade enflammée vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l’avaient frappé ; et ainsi, surtout grâce aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privée des artistes, je voyais une autre pièce, muette et expressive, se jouer sous la pièce parlée, laquelle d’ailleurs, quoique médiocre, m’intéressait ; car j’y sentais germer et s’épanouir pour une heure, à la lumière de la rampe, faites de l’agglutinement sur le visage d’un acteur d’un autre visage de fard et de carton, sur son âme personnelle des paroles d’un rôle.
Ces individualités éphémères et vivaces que sont les personnages d’une pièce séduisante aussi, qu’on aime, qu’on admire, qu’on plaint, qu’on voudrait retrouver encore, une fois qu’on a quitté le théâtre, mais qui déjà se sont désagrégées en un comédien qui n’a plus la condition qu’il avait dans la pièce, en un texte qui ne montre plus le visage du comédien, en une poudre colorée qu’efface le mouchoir, qui sont retournées en un mot à des éléments qui n’ont plus rien d’elles, à cause de leur dissolution, consommée sitôt après la fin du spectacle, font, comme celle d’un être aimé, douter de la réalité du moi et méditer sur le mystère de la mort.
Un numéro du programme me fut extrêmement pénible. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proéminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l’émotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. L’instinct d’imitation, le désir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n’avaient pas été prévenues, mais qui lançaient aux autres des œillades de complicité méchante, se tordaient de rire, avec de violents éclats, si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. Je m’efforçai de ne pas plus penser à cet incident qu’à la souffrance de ma grand’mère quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac à mon grand-père, l’idée de la méchanceté ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de même que la pitié pour le malheur n’est peut-être pas très exacte, car par l’imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le malheureux obligé de lutter contre elle ne songe pas à s’attendrir, de même la méchanceté n’a probablement pas dans l’âme du méchant cette pure et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine l’inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n’ont rien de très joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant croit que c’est un méchant qu’il fait souffrir. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet incident puisque je n’avais eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher ; il m’eût été trop pénible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui animaient les bourreaux de cette débutante.
Mais le commencement de cette représentation m’intéressa encore d’une autre manière. Il me fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel et qui avait mis un abîme entre les images que nous avions de sa maîtresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l’éloignement — et pas nécessairement celui de la salle à la scène, le monde n’étant pour cela qu’un plus grand théâtre — dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait d’être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas mon cas, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Alors, il s’était demandé comment l’approcher, comment la connaître, en lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux — celui où elle vivait — d’où émanaient des radiations délicieuses, mais où il ne pourrait pénétrer. Il sortit du théâtre se disant qu’il serait fou de lui écrire, qu’elle ne lui répondrait pas, tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve, quand du théâtre, vieille petite construction qui avait elle-même l’air d’un décor, il vit, à la sortie des artistes, par une porte déboucher la troupe gaie et gentiment chapeautée des artistes qui avaient joué. Des jeunes gens qui les connaissaient étaient là à les attendre. Le nombre des pions humains étant moins nombreux que celui des combinaisons qu’ils peuvent former, dans une salle où font défaut toutes les personnes qu’on pouvait connaître, il s’en trouve une qu’on ne croyait jamais avoir l’occasion de revoir et qui vient si à point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fût sans doute substitué si nous avions été non dans ce lieu mais dans un différent où seraient nés d’autres désirs et où se serait rencontrée quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Mais, bien qu’il ne pût plus l’apercevoir, elle continuait à régir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. Aussi, le désir de la comédienne aux fins traits qui n’étaient même pas présents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l’ancien camarade qui par hasard était là, il se fit présenter à la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c’était la même, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette même personne était en réalité. Elle était pressée, elle n’adressa même pas cette fois-là la parole à Saint-Loup, et ce ne fut qu’après plusieurs jours qu’il put enfin, obtenant qu’elle quittât ses camarades, revenir avec elle. Il l’aimait déjà. Le besoin de rêve, le désir d’être heureux par celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n’est pas nécessaire pour qu’on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant n’était qu’une apparition fortuite, inconnue, indifférente, sur les planchers de la scène.
Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau, intimidé de m’y promener, je voulus parler avec vivacité à Saint-Loup ; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par notre conversation et on penserait que j’y étais si absorbé, si distrait, qu’on trouverait naturel que je n’eusse pas les expressions de physionomie que j’aurais dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je disais, je savais à peine que je me trouvais ; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation :
— Tu sais, dis-je à Robert, que j’ai été pour te dire adieu le jour de mon départ, nous n’avons jamais eu l’occasion d’en causer. Je t’ai salué dans la rue.
— Ne m’en parle pas, me répondit-il, j’en ai été désolé ; nous nous sommes rencontrés tout près du quartier, mais je n’ai pas pu m’arrêter parce que j’étais déjà très en retard. Je t’assure que j’étais navré.
Ainsi il m’avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu’il m’avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu’il me connût, sans un geste qui manifestât qu’il regrettait de ne pouvoir s’arrêter. Évidemment cette fiction qu’il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j’étais stupéfait qu’il eût su s’y arrêter si rapidement et avant qu’un réflexe eût décelé sa première impression. J’avais déjà remarqué à Balbec que, à côté de cette sincérité naïve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines émotions, son corps avait été admirablement dressé par l’éducation à un certain nombre de dissimulations de bienséance et, comme un parfait comédien, il pouvait dans sa vie de régiment, dans sa vie mondaine, jouer l’un après l’autre des rôles différents. Dans l’un de ses rôles il m’aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s’il était mon frère ; mon frère, il l’avait été, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l’œil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire !
Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l’éloignement et l’éclairage que le grand peintre qui les avait brossés avait calculés, étaient misérables, et Rachel, quand je m’approchai d’elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant étaient restées dans la perspective, entre la salle et la scène, tout comme le relief des décors. Ce n’était plus elle, je ne la reconnaissais que grâce à ses yeux où son identité s’était réfugiée. La forme, l’éclat de ce jeune astre si brillant tout à l’heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu’elle cessât de nous paraître de rose et d’or, sur ce visage si uni tout à l’heure je ne distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières. Malgré l’incohérence où se résolvaient de près, non seulement le visage féminin mais les toiles peintes, j’étais heureux d’être là, de cheminer parmi les décors, tout ce cadre qu’autrefois mon amour de la nature m’eût fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par Gœthe dans Wilhelm Meister avait donné pour moi une certaine beauté ; et j’étais déjà charmé d’apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme à la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d’album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement, semblait tellement d’une autre espèce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rêve extasié, si étranger aux préoccupations de leur vie, si antérieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c’était quelque chose d’aussi reposant et d’aussi frais que de voir un papillon égaré dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles qu’y traçaient ses ébats ailés, capricieux et fardés. Mais au même instant Saint-Loup s’imagina que sa maîtresse faisait attention à ce danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit.
— Tu pourrais regarder d’un autre côté, lui dit-il d’un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens à aller après se vanter que tu as fait attention à eux. Du reste tu entends bien qu’on te dit d’aller dans ta loge t’habiller. Tu vas encore être en retard.
Trois messieurs — trois journalistes — voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu’on disait. Et comme on plantait un décor de l’autre côté nous fûmes resserrés contre eux.
— Oh ! mais je le reconnais, c’est mon ami, s’écria la maîtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. Voilà qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne !
Le danseur tourna la tête vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe qu’il s’exerçait à être, la gelée droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux côtés sa bouche dans sa face pastellisée de rouge ; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l’air où nous lui avons dit que nous l’admirions, il se mit à refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-même avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d’enfant.
— Oh ! c’est trop gentil, ce coup de s’imiter soi-même, s’écria-t-elle en battant des mains.
— Je t’en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d’une voix désolée, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t’accompagne pas à ta loge, et je m’en vais ; voyons, ne fais pas la méchante. — Ne reste pas comme cela dans la fumée de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude qu’il avait pour moi depuis Balbec.
— Oh ! quel bonheur si tu t’en vas.
— Je te préviens que je ne reviendrai plus.
— Je n’ose pas l’espérer.
— Écoute, tu sais, je t’ai promis le collier si tu étais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela…
— Ah ! voilà une chose qui ne m’étonne pas de toi. Tu m’avais fait une promesse, j’aurais bien dû penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l’argent, mais je ne suis pas intéressée comme toi. Je m’en fous de ton collier. J’ai quelqu’un qui me le donnera.
— Personne d’autre ne pourra te le donner, car je l’ai retenu chez Boucheron et j’ai sa parole qu’il ne le vendra qu’à moi.
— C’est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes précautions d’avance. C’est bien ce qu’on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie « sente » et non « Sémite », mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant à l’actrice. (Elle était moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix.) Mais tout n’est pas fini, sois-en sûr. Une parole donnée dans ces conditions n’a aucune valeur. Tu as agi par traîtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientôt de mes nouvelles, sois tranquille.
Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m’empêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu’il avait eu à Balbec : « De cette façon, j’ai barre sur elle. »
— Tu as mal compris ce que je t’ai dit pour le collier. Je ne te l’avais pas promis d’une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu’il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas où tu vois de la traîtrise là dedans, ni que je suis intéressé. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n’a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intéressé ? Tu sais bien que mon seul intérêt, c’est toi.
— Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu’un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur :
— Ah ! vraiment il est épatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu’il fait là. Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsés de Robert : « Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans l’élan momentané d’une cruauté sadique qui n’était d’ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d’affection pour Saint-Loup.
— Écoute, pour le dernière fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c’est irrévocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard.
Peut-être était-il sincère et le tourment de quitter sa maîtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester près d’elle dans certaines conditions.
— Mais mon petit, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ne reste pas là, je te dis, tu vas te mettre à tousser.
Je lui montrai le décor qui m’empêchait de me déplacer. Il toucha légèrement son chapeau et dit au journaliste :
— Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumée fait mal à mon ami.
Sa maîtresse, ne l’attendant pas, s’en allait vers sa loge, et se retournant :
— Est-ce qu’elles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites mains-là ? jeta-t-elle au danseur du fond du théâtre, avec une voix facticement mélodieuse et innocente d’ingénue, tu as l’air d’une femme toi-même, je crois qu’on pourrait très bien s’entendre avec toi et une de mes amies.
— Il n’est pas défendu de fumer, que je sache ; quand on est malade, on n’a qu’à rester chez soi, dit le journaliste.
Le danseur sourit mystérieusement à l’artiste.
— Oh ! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties !
— En tout cas, monsieur, vous n’êtes pas très aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l’air de constatation de quelqu’un qui vient de juger rétrospectivement un incident terminé.
À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s’il avait fait signe à quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante — après les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.
Maintenant qu’aux conversations cadencées des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succédé l’élan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n’eusse pas été trop étonné de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n’est pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il n’a encore été question que d’une rectification de frontière, ou la mort d’un malade alors qu’il n’était question que d’une grosseur du foie), c’était comment Saint-Loup avait pu faire suivre ces paroles qui appréciaient une nuance d’amabilité, d’un geste qui ne sortait nullement d’elles, qu’elles n’annonçaient pas, le geste de ce bras levé non seulement au mépris du droit des gens, mais du principe de causalité, en une génération spontanée de colère, ce geste créé ex nihilo. Heureusement le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant ne riposta pas. Quant à ses amis, l’un avait aussitôt détourné la tête en regardant avec attention du côté des coulisses quelqu’un qui évidemment ne s’y trouvait pas ; le second fit semblant qu’un grain de poussière lui était entré dans l’œil et se mit à pincer sa paupière en faisant des grimaces de souffrance ; pour le troisième, il s’était élancé en s’écriant :
— Mon Dieu, je crois qu’on va lever le rideau, nous n’aurons pas nos places.
J’aurais voulu parler à Saint-Loup, mais il était tellement rempli par son indignation contre le danseur, qu’elle venait adhérer exactement à la surface de ses prunelles ; comme une armature intérieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation intérieure se traduisant par une entière inamovibilité extérieure, il n’avait même pas le relâchement, le « jeu » nécessaire pour accueillir un mot de moi et y répondre. Les amis du journaliste, voyant que tout était terminé, revinrent auprès de lui, encore tremblants. Mais, honteux de l’avoir abandonné, ils tenaient absolument à ce qu’il crût qu’ils ne s’étaient rendu compte de rien. Aussi s’étendaient-ils l’un sur sa poussière dans l’œil, l’autre sur la fausse alerte qu’il avait eue en se figurant qu’on levait le rideau, le troisième sur l’extraordinaire ressemblance d’une personne qui avait passé avec son frère. Et même ils lui témoignèrent une certaine mauvaise humeur de ce qu’il n’avait pas partagé leurs émotions.
— Comment, cela ne t’a pas frappé ? Tu ne vois donc pas clair ?
— C’est-à-dire que vous êtes tous des capons, grommela le journaliste giflé.
Inconséquents avec la fiction qu’ils avaient adoptée et en vertu de laquelle ils auraient dû — mais ils n’y songèrent pas — avoir l’air de ne pas comprendre ce qu’il voulait dire, ils proférèrent une phrase qui est de tradition en ces circonstances : « Voilà que tu t’emballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents ! »
J’avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l’illusion sur laquelle reposait son amour pour « Rachel quand du Seigneur », je ne me rendais pas moins compte de ce qu’avaient au contraire de réel les souffrances qui naissaient de cet amour. Peu à peu celle qu’il ressentait depuis une heure, sans cesser, se rétracta, rentra en lui, une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittâmes le théâtre, Saint-Loup et moi, et marchâmes d’abord un peu. Je m’étais attardé un instant à un angle de l’avenue Gabriel d’où je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J’essayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j’allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis qu’un monsieur assez mal habillé avait l’air de lui parler d’assez près. J’en conclus que c’était un ami personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher encore l’un de l’autre ; tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif. Mais cette pièce d’artifice n’était qu’une roulée qu’administrait Saint-Loup, et dont le caractère agressif au lieu d’esthétique me fut d’abord révélé par l’aspect du monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongères aux personnes qui s’approchaient pour l’interroger, tourna la tête et, voyant que Saint-Loup s’éloignait définitivement pour me rejoindre, resta à le regarder d’un air de rancune et d’accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire l’était, bien qu’il n’eût rien reçu, et ses yeux étincelaient encore de colère quand il me rejoignit. L’incident ne se rapportait en rien, comme je l’avais cru, aux gifles du théâtre. C’était un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n’en revenait pas de l’audace de cette « clique » qui n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu’on lui avait faites avec la même indignation que les journaux d’un vol à main armée, osé en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu était excusable en ceci qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement. Or, que Saint-Loup fût beau n’était pas discutable. Des coups de poing comme ceux qu’il venait de donner ont cette utilité, pour des hommes du genre de celui qui l’avait accosté tout à l’heure, de leur donner sérieusement à réfléchir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour qu’ils puissent se corriger et échapper ainsi à des châtiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, toutes celles de ce genre, même si elles viennent en aide aux lois, n’arrivent pas à homogénéiser les mœurs.
Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent sans doute à Robert le désir d’être un peu seul. Au bout d’un moment il me demanda de nous séparer et que j’allasse de mon côté chez Mme de Villeparisis, il m’y retrouverait, mais aimait mieux que nous n’entrions pas ensemble pour qu’il eût l’air d’arriver seulement à Paris plutôt que de donner à penser que nous avions déjà passé l’un avec l’autre une partie de l’après-midi.
omme je l’avais supposé avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis à Balbec, il y avait une grande différence entre le milieu où elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs nièces ou leurs belles-sœurs, et même d’une ou deux têtes couronnées, vieilles relations de famille, n’ont dans leur salon qu’un public de troisième ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou tarée, dont la présence a depuis longtemps éloigné les gens élégants et snobs qui ne sont pas obligés d’y venir par devoirs de parenté ou d’intimité trop ancienne. Certes je n’eus au bout de quelques instants aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n’était pas possible malgré cela de s’arrêter à l’idée que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l’Ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise dans un monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d’ailleurs n’était probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu’un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d’autres aventures ? étant alors d’un caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et pieuse qui devait peut-être pourtant un peu de sa couleur à ces années ardentes et consumées, n’avait-elle pas su, en province où elle avait vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles générations, lesquelles en constataient seulement l’effet dans la composition mêlée et défectueuse d’un salon fait, sans cela, pour être un des plus purs de tout médiocre alliage ? Cette « mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des ennemis ? l’avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes ? Tout cela était possible ; et ce n’est pas la façon exquise, sensible — nuançant si délicatement non seulement les expressions mais les intonations — avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les comprennent à merveille (qui sauront en peindre dans leurs Mémoires une digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflète en eux, mais ne s’y continue pas. À la place du caractère qu’elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne servent pas à l’action. Et qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.
Sans doute c’étaient des qualités assez peu exaltantes, comme la pondération et la mesure, que prônait surtout Mme de Villeparisis ; mais pour parler de la mesure d’une façon entièrement adéquate, la mesure ne suffit pas et il faut certains mérites d’écrivains qui supposent une exaltation peu mesurée ; j’avais remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient eux-mêmes — dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître les plus hautes œuvres — de véritables qualités artistiques. Or, de telles qualités exercent sur toute situation mondaine une action morbide élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante que les plus solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’où ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d’eux une fatigue, une irritation d’où naît très vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des Mémoires d’elle qu’on a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grâce tout à fait mondaine. Ayant passé à côté de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n’avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu’elle dépeignait d’ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu’elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s’il s’applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une œuvre de l’intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffère peu, l’impression achevée de la frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains Mémoires écrits par une femme et considérés comme un chef-d’œuvre, telle phrase qu’on cite comme un modèle de grâce légère m’a toujours fait supposer que pour arriver à une telle légèreté l’auteur avait dû posséder autrefois une science un peu lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement à ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines qualités littéraires et l’insuccès mondain, la connexité est si nécessaire, qu’en lisant aujourd’hui les Mémoires de Mme de Villeparisis, telle épithète juste, telles métaphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu’à leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans l’escalier d’une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son savoir, n’avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acérés que le blessé n’oublie pas.
Puis le talent n’est pas un appendice postiche qu’on ajoute artificiellement à ces qualités différentes qui font réussir dans la société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une « femme complète ». Il est le produit vivant d’une certaine complexion morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine une sensibilité dont d’autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l’existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir d’aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de l’accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. J’avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée entre ses gens et ne jetant pas un coup d’œil sur les personnes assises dans le hall de l’hôtel. Mais j’avais eu le pressentiment que cette abstention n’était pas de l’indifférence, et il paraît qu’elle ne s’y était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel individu qui n’avait aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce qu’elle l’avait trouvé beau, ou seulement parce qu’on lui avait dit qu’il était amusant, ou qu’il lui avait semblé différent des gens qu’elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait pas encore parce qu’elle croyait qu’ils ne la lâcheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohème, ce petit bourgeois qu’elle avait distingué, elle était obligée de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur, avec une insistance qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs habitués à coter un salon d’après les gens que la maîtresse de maison exclut plutôt que d’après ceux qu’elle reçoit. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à attacher de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses qu’elle était plus qu’elles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci n’osaient pas dire, n’osaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais d’une autre manière que par l’esprit. Elle eût voulu attirer toutes celles qu’elle avait pris tant de soin d’écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d’ailleurs (car chacun, selon son âge, a comme un monde différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes gens de se faire une idée du passé et d’embrasser tout le cycle), ont été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière toute employée à reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent. Jeté au vent de quelle manière ? Les jeunes gens se le figurent d’autant moins qu’ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n’ont pas l’idée que la grave mémorialiste d’aujourd’hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la fortune d’hommes couchés depuis dans la tombe ; qu’elle se fût employée aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la situation qu’elle tenait de sa grande naissance ne signifie d’ailleurs nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis n’attachât pas un grand prix à sa situation. De même l’isolement, l’inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu’il se dépêche d’ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu’il ne rêve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être. Les saluts dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelque manière la nature véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à Mme Swann, « coupait » la marquise, celle-ci pouvait chercher à se consoler en se rappelant qu’un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilités royales, secrètes et ignorées, n’existaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplôme d’un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eût pourtant volontiers troquées contre le pouvoir permanent d’être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n’est écrit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son veston râpé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s’empressent patron, maître d’hôtel, garçons, chasseurs et jusqu’aux marmitons qui sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries, tandis que s’avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles, bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s’était tordu le pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd’hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
À cette première visite qu’en quittant Saint-Loup j’allai faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapés et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait — offerts par le modèle lui-même — de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impératrice d’Autriche. Mme de Villeparisis, coiffée d’un bonnet de dentelles noires de l’ancien temps (qu’elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu’un hôtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d’une aquarelle de fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu’à cause de l’affluence à ce moment-là des visites elle s’était arrêtée de peindre, et qui avaient l’air d’achalander le comptoir d’une fleuriste dans quelque estampe du xviiie siècle. Dans ce salon légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s’était enrhumée en revenant de son château, il y avait, parmi les personnes présentes quand j’arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu’elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu’elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l’œil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le kaléidoscope social était en train de tourner et que l’affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais, d’une part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n’est pas au début d’une tempête que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu’ici restée entièrement étrangère à l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il avait maintenant le menton ponctué d’un « bouc », il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contente parfaitement un goût d’orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif n’appartienne pas au « monde », sans quoi il prend facilement l’aspect d’un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, fait penser au nez de Mascarille plutôt qu’à celui de Salomon. Mais Bloch n’ayant pas été assoupli par la gymnastique du « Faubourg », ni ennobli par un croisement avec l’Angleterre ou l’Espagne, restait, pour un amateur d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu’un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurant, en somme, toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de cérémonie à la frise d’un monument de Suse qui défend les portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prénom juif, alors que c’était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.) Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement l’impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d’un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaître. Nous ne connaissions qu’une image superficielle ; voici qu’elle a pris de la profondeur, qu’elle s’étend dans les trois dimensions, qu’elle bouge. La jeune dame grecque, fille d’un riche banquier, et à la mode en ce moment, a l’air d’une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthétique à la fois, symbolisent, en chair et en os, l’art hellénique ; encore, au théâtre, la mise en scène banalise-t-elle ces images ; au contraire, le spectacle auquel l’entrée dans un salon d’une Turque, d’un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus étranges, comme s’il s’agissait en effet d’être évoqués par un effort médiumnique. C’est l’âme (ou plutôt le peu de chose auquel se réduit, jusqu’ici du moins, l’âme, dans ces sortes de matérialisations), c’est l’âme entrevue auparavant par nous dans les seuls musées, l’âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une vie tout à la fois insignifiante et transcendantale, qui semble exécuter devant nous cette mimique déconcertante. Dans la jeune dame grecque qui se dérobe, ce que nous voudrions vainement étreindre, c’est une figure jadis admirée aux flancs d’un vase. Il me semblait que si j’avais dans la lumière du salon de Mme de Villeparisis pris des clichés d’après Bloch, ils eussent donné d’Israël cette même image, si troublante parce qu’elle ne paraît pas émaner de l’humanité, si décevante parce que tout de même elle ressemble trop à l’humanité, et que nous montrent les photographies spirites. Il n’est pas, d’une façon plus générale, jusqu’à la nullité des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne l’impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons, rassemblés comme autour d’une table tournante, le secret de l’infini, prononce seulement ces paroles, les mêmes qui venaient de sortir des lèvres de Bloch : « Qu’on fasse attention à mon chapeau haut de forme. »
— Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, était en train de dire Mme de Villeparisis s’adressant plus particulièrement à mon ancien camarade, et renouant le fil d’une conversation que mon entrée avait interrompue, personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-père d’inviter M. Decazes à une redoute où mon père devait danser avec la duchesse de Berry. « Vous me ferez plaisir, Florimond », disait le roi. Mon grand-père, qui était un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit qu’il s’agissait de M. Decazes, il eut un moment de révolte, mais s’inclina et écrivit le soir même à M. Decazes en le suppliant de lui faire la grâce et l’honneur d’assister à son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on était poli, monsieur, dans ce temps-là, et une maîtresse de maison n’aurait pas su se contenter d’envoyer sa carte en ajoutant à la main : « une tasse de thé », ou « thé dansant », ou « thé musical ». Mais si on savait la politesse on n’ignorait pas non plus l’impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-père se sentant souffrant avait décommandé la redoute. Il avait obéi au roi, mais il n’avait pas eu M. Decazes à son bal… — Oui, monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c’était un homme d’esprit, il l’a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l’Académie, mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez lui son chapeau haut de forme à la main.
— Ah ! c’est bien évocateur d’un temps assez pernicieusement philistin, car c’était sans doute une habitude universelle d’avoir son chapeau à la main chez soi, dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare de s’instruire, auprès d’un témoin oculaire, des particularités de la vie aristocratique d’autrefois, tandis que l’archiviste, sorte de secrétaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire : « Voilà comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez l’interroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire. »
— Mais non, répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près d’elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l’heure elle recommencerait à peindre, c’était une habitude à M. Molé, tout simplement. Je n’ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui, excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout chez lui, le maître de la maison n’est plus qu’un visiteur dans son propre salon.
— Aristote nous a dit dans le chapitre II…, hasarda M. Pierre, l’historien de la Fronde, mais si timidement que personne n’y fit attention. Atteint depuis quelques semaines d’insomnie nerveuse qui résistait à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu’il se déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples pour d’autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de chacun n’était pas organisée d’une façon permanente pour donner leur maximum d’utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois fermée une bibliothèque qu’il n’était allé voir qu’en se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
— Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, je ne savais absolument pas cela — comme s’il était étrange qu’il ne le sût pas.
— À propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide que m’a faite hier matin mon neveu Basin ? demanda Mme de Villeparisis à l’archiviste. Il m’a fait dire, au lieu de s’annoncer, que c’était la reine de Suède qui demandait à me voir.
— Ah ! il vous a fait dire cela froidement comme cela ! Il en a de bonnes ! s’écria Bloch en s’esclaffant, tandis que l’historien souriait avec une timidité majestueuse.
— J’étais assez étonnée parce que je n’étais revenue de la campagne que depuis quelques jours ; j’avais demandé pour être un peu tranquille qu’on ne dise à personne que j’étais à Paris, et je me demandais comment la reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs étonnés qu’une visite de la reine de Suède ne fût en elle-même rien d’anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé avec l’archiviste la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d’un salon véritablement élégant d’où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu’elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n’est pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu’avait l’auteur disparaissent, parce qu’elles n’ont pas l’occasion d’y être citées ; et des visiteuses qu’il n’avait pas n’y font pas faute, parce que dans l’espace forcément restreint qu’offrent ces Mémoires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalités historiques, l’impression maximum d’élégance que des Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd’hui qui était Mme Leroi, son jugement s’est évanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d’Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré comme un des plus brillants du xixe siècle par cette postérité qui n’a pas changé depuis les temps d’Homère et de Pindare, et pour qui le rang enviable c’est la haute naissance, royale ou quasi royale, l’amitié des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l’aide desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes. Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait de parler de la question d’Orient aux premiers ministres aussi bien que de l’essence de l’amour aux romanciers et aux philosophes. « L’amour ? avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé : « Que pensez-vous de l’amour ? » L’amour ? je le fais souvent mais je n’en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux « Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D’ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n’en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu’il y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le cœur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit heures.
Au bout d’un instant entra d’un pas lent et solennel une vieille dame d’une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu’elle était une des trois femmes qu’on pouvait observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en étant d’une grande naissance, avaient été réduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et qu’aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque, à ne recevoir qu’une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa « duchesse de Guermantes », sa nièce brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer chez elle la « duchesse de Guermantes » d’une des deux autres. Mme de Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries, bas bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu’elles faisaient jouer, à se donner l’illusion d’un salon, elles avaient entre elles des rivalités qu’une fortune assez délabrée au cours d’une existence peu tranquille forçait à compter, à profiter du concours gracieux d’un artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu’elle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait s’empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n’allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu’à ces mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n’allait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l’hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort que détesté unissait les trois divinités déchues, desquelles j’aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège, avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les poussait, en même temps qu’à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune d’elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n’eussent-ils pas cru pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une dame fort titrée dont la sœur avait épousé un duc de Sagan ou un prince de Ligne ? D’autant plus qu’on parlait infiniment plus dans les journaux de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux « gratins » à qui un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le premier) disaient : « Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante X…, c’est un salon intéressant. » Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits amis chez les nièces ou belles-sœurs élégantes de ces dames. Les hommes très âgés, les jeunes femmes qui l’avaient appris d’eux, me dirent que si ces vieilles dames n’étaient pas reçues, c’était à cause du dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j’objectai que ce n’est pas un empêchement à l’élégance, me fut représenté comme ayant dépassé toutes les proportions aujourd’hui connues. L’inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à l’âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses, avaient filé le mauvais coton d’un nombre incalculable de messieurs. Je pensai que les hommes d’aujourd’hui exagéraient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée, Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices d’un être que quand il n’est plus guère en état de les exercer, et qu’à la grandeur du châtiment social, qui commence à s’accomplir et qu’on constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu’est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l’aspect solennel d’une dame d’au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu’elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire, à laquelle le pape donne toujours sa « rose d’or », et qui quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par l’Académie française. « Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis à la dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l’assemblée afin de dénicher s’il n’y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle n’en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. C’est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame de peur qu’il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l’hôtel du quai Malaquais. Ce n’était d’ailleurs qu’un rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait chipé l’artiste italienne ignorât l’événement avant qu’il fût accompli. Pour que celle-ci ne l’apprît pas par les journaux et ne s’en trouvât pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n’avait pas les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans des bouts rimés — ayant pris d’ailleurs l’habitude de la raideur hautaine et compensatrice, commune à toutes les personnes qu’une disgrâce particulière oblige à faire perpétuellement des avances — abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d’un autre côté ne s’occupa pas plus de moi que si je n’eusse pas existé. Son attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis : « Vous voyez que je n’en suis pas à une relation près et que les petits jeunes — à aucun point de vue, mauvaise langue, — ne m’intéressent pas. » Mais quand, un quart d’heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa à l’oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une des trois dont le nom éclatant — elle était d’ailleurs née Choiseul — me fit un prodigieux effet.
— Monsieur, j’crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l’historien de la Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la vieillesse, ainsi que par l’affectation d’imiter le ton presque paysan de l’ancienne aristocratie. J’vais vous montrer son portrait, l’original de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors à sa taille et qu’elle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l’impression presque d’une campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d’hôtel qui avait apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu’elle sonna pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus célèbres chapitres de l’Est. Tout le monde s’était levé. « Ce qui est assez amusant, dit-elle, c’est que dans ces chapitres où nos grand’tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France n’eussent pas été admises. C’étaient des chapitres très fermés. — Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela ? demanda Bloch stupéfait. — Mais parce que la Maison de France n’avait plus assez de quartiers depuis qu’elle s’était mésalliée. » L’étonnement de Bloch allait grandissant. « Mésalliée, la Maison de France ? Comment ça ? — Mais en s’alliant aux Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, n’est-ce pas ? et dans un état de conservation parfaite », ajouta-t-elle.
— Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand je vous ai amené Liszt il vous a dit que c’était celui-là qui était la copie.
— Je m’inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture ! D’ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas qu’il ait jamais dit cela. Mais ce n’est pas vous qui me l’avez amené. J’avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein.
Le coup d’Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l’air d’un visage de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d’un parc.
— Ah ! voilà encore un autre beau portrait, dit l’historien.
La porte s’ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
— Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en tirant d’une poche de son tablier une main qu’elle tendit à la nouvelle arrivante ; et cessant aussitôt de s’occuper d’elle pour se retourner vers l’historien : C’est le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld…
Un jeune domestique, à l’air hardi et à la figure charmante (mais rognée si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau légèrement enflammée semblaient garder quelque trace de la récente et sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
— C’est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la Marquise.
— Est-ce que vous lui avez dit que je recevais ?
— Il a entendu causer.
— Eh bien ! soit, faites-le entrer. C’est un monsieur qu’on m’a présenté, dit Mme de Villeparisis. Il m’a dit qu’il désirait beaucoup être reçu ici. Jamais je ne l’ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois qu’il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en désignant l’historien de la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes.
L’historien s’inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux s’animèrent et il s’apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi par l’aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l’indépendance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru avoir remarqué qu’il y avait quelqu’un devant eux ; après avoir poussé un léger soupir, elle se contenta de manifester de la nullité de l’impression que lui produisaient la vue de l’historien et la mienne en exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui attestait l’inertie absolue de son attention désœuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d’un air ingénu et fervent, c’était Legrandin.
— Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant sur le mot « beaucoup » : c’est un plaisir d’une qualité tout à fait rare et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa répercussion…
Il s’arrêta net en m’apercevant.
— Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de l’auteur des Maximes, il me vient de famille.
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s’excusant de n’avoir pu, cette année comme les autres, aller la voir. « J’ai eu de vos nouvelles par Madeleine », ajouta-t-elle.
— Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n’en pourrait jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d’après ce qu’on m’avait dit du changement à son égard de son père, qu’il n’enviât ma vie, je lui dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma part un simple effet de l’amabilité. Mais elle persuade aisément de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d’amour-propre, ou leur donne le désir de persuader les autres. « Oui, j’ai en effet une vie délicieuse, me dit Bloch d’un air de béatitude. J’ai trois grands amis, je n’en voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de félicités. » Je crois qu’il cherchait surtout à se louer et à me faire envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d’originalité dans son optimisme. Il fut visible qu’il ne voulait pas répondre les mêmes banalités que tout le monde : « Oh ! ce n’était rien, etc. » quand, à ma question : « Était-ce joli ? » posée à propos d’une matinée dansante donnée chez lui et à laquelle je n’avais pu aller, il me répondit d’un air uni, indifférent comme s’il s’était agi d’un autre : « Mais oui, c’était très joli, on ne peut plus réussi. C’était vraiment ravissant. »
— Ce que vous nous apprenez là m’intéresse infiniment, dit Legrandin à Mme de Villeparisis, car je me disais justement l’autre jour que vous teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose que j’appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire et l’instantané immortel. J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses œuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce.
J’avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de moi qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que je n’entendisse pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s’il avait voulu se moquer et se tourna vers l’historien.
— Et celle-ci, c’est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
— Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande ; elle est venue hier chez moi ; si j’avais su que vous n’aviez votre soirée prise par personne, je vous aurais envoyé chercher ; Mme Ristori, qui est venue à l’improviste, a dit devant l’auteur des vers de la reine Carmen Sylva, c’était d’une beauté !
« Quelle perfidie ! pensa Mme de Villeparisis. C’est sûrement de cela qu’elle parlait tout bas, l’autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme de Chaponay. » — J’étais libre, mais je ne serais pas venue, répondit-elle. J’ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n’est plus qu’une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d’Aoste, dire un chant de l’Enfer, de Dante. Voilà où elle est incomparable.
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue s’écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses, envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
— Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu’il s’était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa tante d’un regard ironique et interrogateur.
— C’est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis ; il a une sœur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi.
— Comment, mais je la connais parfaitement, s’écria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que ç’a été que sa visite. Elle m’a raconté qu’elle était allée à Londres, elle m’a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prétexte qu’elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu’on y aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à vous offrir des tartes aux fraises.
— Mais bien entendu, voyons, c’est un monstre, dit Mme de Guermantes à un regard interrogatif de sa tante. C’est une personne impossible : elle dit « plumitif », enfin des choses comme ça. — Qu’est-ce que ça veut dire « plumitif » ? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce ? — Mais je n’en sais rien ! s’écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-là. Et voyant que sa tante ne savait vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de montrer qu’elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa tante après s’être moquée de Mme de Cambremer : — Mais si, dit-elle avec un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient, tout le monde sait ça, un plumitif c’est un écrivain, c’est quelqu’un qui tient une plume. Mais c’est une horreur de mot. C’est à vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça.
— Comment, c’est le frère ! je n’ai pas encore réalisé. Mais au fond ce n’est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez bien à l’idée de cette parenté.
— Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n’as pas besoin de voir les portraits de tes arrière-grand’mères, tu les connais aussi bien que moi.
Mme de Villeparisis revint bientôt s’asseoir et se mit à peindre. Tout le monde se rapprocha, j’en profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien j’allais à la fois le blesser et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur moi quelques jours plus tard) que j’étais un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal.
« Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me répondit-il, sans me donner la main et d’une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu’il disait d’habitude, en avait un autre plus immédiat et plus saisissant avec quelque chose qu’il éprouvait. C’est que, ce que nous éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n’avons jamais pensé à la façon dont nous l’exprimerions. Et tout d’un coup, c’est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie. Mais vraiment Legrandin n’avait pas besoin de rappeler si souvent qu’il appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de colère ou d’amabilité étaient gouvernés par le désir d’avoir une bonne position dans celle-ci.
— Naturellement, quand on me persécute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il à voix basse, quoique j’aie bien droit à ma liberté, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre.
Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d’elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois des Guermantes au milieu du salon, à l’entour du pouf où elle était. Je me sentais seulement étonné que leur ressemblance ne fût pas plus lisible sur le visage de la duchesse, lequel n’avait rien de végétal et où tout au plus le couperosé des joues — qui auraient dû, semblait-il, être blasonnées par le nom de Guermantes — était l’effet, mais non l’image, de longues chevauchées au grand air. Plus tard, quand elle me fut devenue indifférente, je connus bien des particularités de la duchesse, et notamment (afin de m’en tenir pour le moment à ce dont je subissais déjà le charme alors sans savoir le distinguer) ses yeux, où était captif comme dans un tableau le ciel bleu d’une après-midi de France, largement découvert, baigné de lumière même quand elle ne brillait pas ; et une voix qu’on eût crue, aux premiers sons enroués, presque canaille, où traînait, comme sur les marches de l’église de Combray ou la pâtisserie de la place, l’or paresseux et gras d’un soleil de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente attention volatilisait immédiatement le peu que j’eusse pu recueillir et où j’aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas je me disais que c’était bien elle que désignait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes : la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien ; il venait de l’introduire au milieu d’êtres différents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exerçait une réaction si vive que je croyais voir, là où cette vie cessait de s’étendre, une frange d’effervescence en délimiter les frontières : dans la circonférence que découpait sur le tapis le ballon de la jupe de pékin bleu, et, dans les prunelles claires de la duchesse, à l’intersection des préoccupations, des souvenirs, de la pensée incompréhensible, méprisante, amusée et curieuse qui les remplissaient, et des images étrangères qui s’y reflétaient. Peut-être eussé-je été un peu moins ému si je l’eusse rencontrée chez Mme de Villeparisis à une soirée, au lieu de la voir ainsi à un des « jours » de la marquise, à un de ces thés qui ne sont pour les femmes qu’une courte halte au milieu de leur sortie et où, gardant le chapeau avec lequel elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans l’enfilade des salons la qualité de l’air du dehors et donnent plus jour sur Paris à la fin de l’après-midi que ne font les hautes fenêtres ouvertes dans lesquelles on entend les roulements des victorias : Mme de Guermantes était coiffée d’un canotier fleuri de bleuets ; et ce qu’ils m’évoquaient, ce n’était pas, sur les sillons de Combray où si souvent j’en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les soleils des lointaines années, c’était l’odeur et la poussière du crépuscule, telles qu’elles étaient tout à l’heure, au moment où Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D’un air souriant, dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de la pointe de son ombrelle, comme de l’extrême antenne de sa vie mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact avec ce que l’on considère soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s’adoucissant alors de cette sympathie humaine qu’éveille la présence même insignifiante d’une chose que l’on connaît, d’une chose qui est presque une personne ; ces meubles n’étaient pas comme nous, ils étaient vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante ; puis du meuble de Beauvais ce regard était ramené à la personne qui y était assise et reprenait alors le même air de perspicacité et de cette même désapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l’eût empêchée d’exprimer, mais enfin qu’elle eût éprouvée si elle eût constaté sur les fauteuils au lieu de notre présence celle d’une tache de graisse ou d’une couche de poussière.
L’excellent écrivain G… entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu’il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint près d’elle, le charme qu’elle avait, son tact, sa simplicité la lui faisant considérer comme une femme d’esprit. D’ailleurs la politesse lui faisait un devoir d’aller auprès d’elle, car, comme il était agréable et célèbre, Mme de Guermantes l’invitait souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou l’automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d’élite, à la condition toutefois qu’ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n’y avait que les plus élégantes beautés de Paris, c’est toujours sans elles qu’ils étaient invités ; et le duc, pour prévenir toute susceptibilité, expliquait à ces veufs malgré eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la société des femmes, presque comme si c’était par ordonnance du médecin et comme il eût dit qu’elle ne pouvait rester dans une chambre où il y avait des odeurs, manger trop salé, voyager en arrière ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d’elle, finit par appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante), et bien d’autres, mais on justifiait leur présence en disant que c’était la famille, ou des amies d’enfance qu’on ne pouvait éliminer. Persuadés ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait données sur la singulière maladie de la duchesse de ne pouvoir fréquenter des femmes, les grands hommes les transmettaient à leurs épouses. Quelques-unes pensaient que la maladie n’était qu’un prétexte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait être seule à régner sur une cour d’adorateurs. De plus naïves encore pensaient que peut-être la duchesse avait un genre singulier, voire un passé scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu’elle donnait le nom de sa fantaisie à la nécessité. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l’esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu’elle s’ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s’ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient quand elles s’imaginaient qu’elle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n’en parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la même tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses le respect des choses de l’armée, petite-fille de femmes qui avaient été liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu’avant tout il faut garder dans son salon une place aux gens d’esprit, mais avait d’autre part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs œuvres, ce qui ne les intéresserait d’ailleurs pas. Puis le genre d’esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d’une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait qu’elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère. Si Mme de Guermantes lui demandait s’il lui ferait plaisir d’être invité avec tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l’heure dite. La duchesse parlait au poète du temps qu’il faisait. On passait à table. « Aimez-vous cette façon de faire les œufs ? » demandait-elle au poète. Devant son assentiment, qu’elle partageait, car tout ce qui était chez elle lui paraissait exquis, jusqu’à un cidre affreux qu’elle faisait venir de Guermantes : « Redonnez des œufs à monsieur », ordonnait-elle au maître d’hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu’avaient sûrement eu l’intention de se dire, puisqu’ils avaient arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m’avait donné l’avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s’il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu’au moment de se quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand secret qu’ils seraient plus heureux d’avouer ait pu jamais passer de leur cœur à leurs lèvres. D’ailleurs il faut ajouter que ce silence gardé sur les choses profondes qu’on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s’il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n’était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd’hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j’avais peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l’inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique. Mais pour que je n’eusse pas été déçu par les paroles que j’entendrais prononcer à une personne qui s’appelait Mme de Guermantes, même si je ne l’eusse pas aimée, il n’eût pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu’elles reflétassent cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur que je m’étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa personne et que j’avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute j’avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont l’intelligence n’avait rien d’extraordinaire prononcer sans précaution ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d’une personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n’ayant pas l’air de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes qu’ils ont cependant eues, affectation que moi aussi je m’efforçais d’imiter en disant sur le ton le plus naturel : la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d’autres. Du reste tout le monde assurait que c’était une femme très intelligente, d’une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intéressantes : paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n’est nullement l’intelligence telle que je la connaissais que j’imaginais, fût-ce celle des plus grands esprits, ce n’était nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, j’entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d’une fraîcheur sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens où je prenais le mot « intelligent » quand il s’agissait d’un philosophe ou d’un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore mon attente d’une faculté si particulière, que si, dans une conversation insignifiante, elle s’était contentée de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à elle, qui m’eussent évoqué sa vie.
— Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes à sa tante.
— Je ne l’ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d’un ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l’ai pas vu, ou enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de Suède.
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle avait mordu sa voilette.
— Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu’elle est malade.
— Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l’air d’une grenouille.
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait qu’elle ricanait par acquit de conscience.
— Je ne savais pas que j’avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c’est la grenouille qui a réussi à devenir aussi grosse que le bœuf. Ou plutôt ce n’est pas tout à fait cela, parce que toute sa grosseur s’est amoncelée sur le ventre, c’est plutôt une grenouille dans une position intéressante.
— Ah ! je trouve ton image drôle, dit Mme de Villeparisis qui était au fond assez fière, pour ses visiteurs, de l’esprit de sa nièce.
— Elle est surtout arbitraire, répondit Mme de Guermantes en détachant ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, car j’avoue n’avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d’ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l’ai jamais vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la maison un jour de la semaine prochaine. J’ai dit que je vous préviendrais à tout hasard.
Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct.
— Je sais qu’elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le raconter, assez drôlement je dois dire.
— Il y avait à ce dîner quelqu’un de bien plus spirituel encore que Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu’elle fût avec M. de Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l’appelant par ce diminutif. C’est M. Bergotte.
Je n’avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il m’apparaissait comme mêlé à l’humanité intelligente, c’est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j’avais aperçu sous les toiles de pourpre d’une baignoire et où M. de Bréauté, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable : une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navré de voir l’équilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d’avoir évité Bergotte le soir de Phèdre, de ne pas être allé à lui, en entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis :
— C’est la seule personne que j’aie envie de connaître, ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d’une marée spirituelle, voir le flux d’une curiosité à l’égard des intellectuels célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me ferait un plaisir !
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu’il m’eût été si facile d’obtenir, mais que j’aurais crue capable de donner une mauvaise idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour résultat qu’elle m’eût fait signe de venir dans sa baignoire et m’eût demandé d’amener un jour déjeuner le grand écrivain.
— Il paraît qu’il n’a pas été très aimable, on l’a présenté à M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu’un Chinois se serait mouché avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois « Monseigneur », ajouta-t-elle, d’un air amusé par ce détail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours d’une audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n’avait d’ailleurs pas l’air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un mérite sans qu’elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette façon étrange de comprendre l’originalité de Bergotte, il m’arriva plus tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et, malgré tout, justes, sont ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des valeurs telle que l’établira la génération suivante au lieu de s’en tenir éternellement à l’ancienne.
Le comte d’Argencourt, chargé d’affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à qui Mme de Guermantes dit : « Bonjour, mon petit Châtellerault », d’un air distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dorés, tout à fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient l’air d’une condensation de la lumière printanière et vespérale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d’eux. L’historien de la Fronde pensa qu’ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité qu’il leur supposait :
— Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abîmer.
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses prunelles, y roula tout à coup une couleur d’un bleu cru et tranchant qui glaça le bienveillant historien.
— Comment s’appelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de m’être présenté par Mme de Villeparisis.
— M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
— Pierre de quoi ?
— Pierre, c’est son nom, c’est un historien de grande valeur.
— Ah !… vous m’en direz tant.
— Non, c’est une nouvelle habitude qu’ont ces messieurs de poser leurs chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je ne m’y habitue pas. Mais j’aime mieux cela que mon neveu Robert qui laisse toujours le sien dans l’antichambre. Je lui dis, quand je le vois entrer ainsi, qu’il a l’air de l’horloger et je lui demande s’il vient remonter les pendules.
— Vous parliez tout à l’heure, madame la marquise, du chapeau de M. Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre des chapeaux, dit l’historien de la Fronde, un peu rassuré par l’intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d’une voix encore si faible que, sauf moi, personne ne l’entendit.
— Elle est vraiment étonnante la petite duchesse, dit M. d’Argencourt en montrant Mme de Guermantes qui causait avec G… Dès qu’il y a un homme en vue dans un salon, il est toujours à côté d’elle. Évidemment cela ne peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d’Avenel. Mais alors ce sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville, où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème d’émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d’un côté d’elle M. Deschanel, de l’autre l’ambassadeur d’Allemagne : elle leur tenait tête sur la Chine ; le gros public, à distance respectueuse, et qui n’entendait pas ce qu’ils disaient, se demandait s’il n’y allait pas y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le cercle.
Chacun s’était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
— Ces fleurs sont d’un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n’être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l’incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort.
Un artiste, si modeste qu’il soit, accepte toujours d’être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
— Ce qui vous fait cet effet-là, c’est qu’ils peignaient des fleurs de ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science.
— Ah ! des fleurs de ce temps-là, comme c’est ingénieux, s’écria Legrandin.
— Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier… ou de roses de mai, dit l’historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur, mais avec de l’assurance dans la voix, car il commençait à oublier l’incident des chapeaux.
— Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s’adressant à sa tante.
— Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs.
— Ah ! oui, c’est vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers était déjà passée, dit au hasard l’historien de la Fronde pour s’excuser.
— Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines, dit l’archiviste qui, gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au courant des choses de la campagne.
— Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance. En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu’après le 20 mai.
— Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fièvre des foins, c’est épatant.
— La fièvre des foins, je n’ai jamais entendu parler de cela, dit l’historien.
— C’est la maladie à la mode, dit l’archiviste.
— Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c’est une année où il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y a des pommes… dit M. d’Argencourt, qui n’étant pas tout à fait français, cherchait à se donner l’air parisien.
— Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. C’est une fleuriste qui m’a envoyé ces branches-là en me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères, dit-elle en se tournant vers l’archiviste, qu’une fleuriste m’envoie des branches de pommier ? Mais j’ai beau être une vieille dame, je connais du monde, j’ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicité, crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu’elle trouvait du piquant à tirer vanité de l’amitié d’une fleuriste quand on avait d’aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme de Villeparisis.
— N’importe, marquise, dit l’historien regagnant sa chaise, quand même reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté l’histoire de France — et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir s’il ne se trouvait aucun « mal pensant » dans le salon, encore qu’il n’en doutât pas, — avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d’affaire. L’historien de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies. Mais il se rappela soudain qu’il n’avait pas dormi depuis six jours, alors une dure fatigue, née de son esprit, s’empara de ses jambes, lui fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui d’un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d’un coup de coude il renversa le vase où était la branche et toute l’eau se répandit sur le tapis.
— Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l’historien qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s’était pas aperçu de la maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s’appliquaient à lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie :
— Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillé.
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda :
— Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d’Auberjon et de Portefin) d’être là un peu avant deux heures pour m’aider, comme elle aurait dit à des maîtres d’hôtel extras d’arriver d’avance pour faire les compotiers.
Elle n’avait avec ses parents princiers, pas plus qu’avec M. de Norpois, aucune de ces amabilités qu’elle avait avec l’historien, avec Cottard, avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n’avoir pour elle d’autre intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C’est qu’elle savait qu’elle n’avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle n’était pas une femme plus ou moins brillante, mais la sœur susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d’eux, à qui cela ne pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n’étaient plus pour elle qu’un résidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler d’eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires dont celle-ci n’était qu’une sorte de répétition, de première lecture à haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de la Fronde de tout genre, c’était dans celle-là que, pour Mme de Villeparisis — à défaut de la partie du monde élégant qui n’allait pas chez elle — étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la vie ; c’étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux (qui valaient bien qu’elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu’ils la connussent jamais, la duchesse de Guermantes) : des dîners avec des hommes remarquables dont les travaux l’avaient intéressée, un opéra-comique ou une pantomime toute montée que l’auteur faisait représenter chez elle, des loges pour des spectacles curieux. Bloch se leva pour partir. Il avait dit tout haut que l’incident du vase de fleurs renversé n’avait aucune importance, mais ce qu’il disait tout bas était différent, plus différent encore ce qu’il pensait : « Quand on n’a pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas d’avoir de ces luxes-là », grommelait-il tout bas. Il était de ces gens susceptibles et « nerveux » qui ne peuvent supporter d’avoir commis une maladresse qu’ils ne s’avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus retourner dans le monde. C’était le moment où un peu de distraction est nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait le retenir. Soit parce qu’elle connaissait les opinions de ses amis et le flot d’antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction, elle ne l’avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui, cependant, qui avait peu l’usage du monde, crut qu’en s’en allant il devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité ; il inclina plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col, regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d’un air froid et mécontent. Mais Mme de Villeparisis l’arrêta ; elle avait encore à lui parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d’autre part elle n’aurait pas voulu qu’il partît sans avoir eu la satisfaction de connaître M. de Norpois (qu’elle s’étonnait de ne pas voir entrer), et bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à l’œil chez la marquise, dans l’intérêt de leur gloire, à une de ces réceptions où fréquentait l’élite de l’Europe. Il avait même proposé en plus une tragédienne « aux yeux purs, belle comme Héra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme de Villeparisis avait refusé, car c’était l’amie de Saint-Loup.
— J’ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l’oreille, je crois que cela ne bat plus que d’une aile et qu’ils ne tarderont pas à être séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et l’accusait de favoriser une liaison infâme.) C’est quelqu’un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l’accent vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal, reprit-elle en mettant trois t à très. On sentait qu’elle ne doutait pas qu’il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l’amabilité était chez la marquise l’habitude dominante, son expression de sévérité froncée envers l’horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase ironique le nom : le Prince de Borodino, en femme pour qui l’Empire ne compte pas, s’acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un clignement d’œil mécanique de connivence vague avec moi.
— J’aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu’il soit un mauvais chien, parce qu’il est extrêmement bien élevé. J’aime beaucoup, pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c’est si rare, continua-t-il sans se rendre compte, parce qu’il était lui-même très mal élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l’ai rencontré une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à deux chevaux nourris d’avoine et d’orge et qu’il n’est pas besoin d’exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n’entendis pas le nom du jeune homme, car on n’entend jamais le nom des personnes à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c’était une plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon. Or, par hasard, j’ai appris quelques jours après que le jeune homme était le fils de Sir Rufus Israël !
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l’amitié de qui on n’eût pas eu l’idée de s’enorgueillir, bien au contraire !
— Je l’ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait extraordinaire. Ah ! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec cette énergie affirmative, cet accent d’enthousiasme qu’on n’apporte qu’aux convictions qu’on ne s’est pas formées soi-même.
Bloch s’était montré enchanté de l’idée de connaître M. de Norpois.
— Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l’affaire Dreyfus. Il y a là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d’un ton sarcastique pour ne pas avoir l’air de se juger inférieur à l’Ambassadeur.
— Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup ? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m’en moque comme de l’an quarante, mais c’est au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c’est placé, s’il a des valeurs françaises, étrangères, des terres ?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch demanda très haut la permission d’ouvrir les fenêtres et, sans attendre la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu’il était impossible d’ouvrir, qu’elle était enrhumée. « Ah ! si ça doit vous faire du mal ! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu’il fait chaud ! » Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour de l’assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses yeux allumés, qui n’avaient pu débaucher personne, reprirent avec résignation leur sérieux ; il déclara en matière de défaite : « Il fait au moins 22 degrés 25 ! Cela ne m’étonne pas. Je suis presque en nage. Et je n’ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de me tremper dans l’onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de m’oindre d’une huile parfumée. » Et avec ce besoin qu’on a d’esquisser à l’usage des autres des théories médicales dont l’application serait favorable à notre propre bien-être : « Puisque vous croyez que c’est bon pour vous ! Moi je crois tout le contraire. C’est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu’il eût dit cela aussi tout haut, mais n’y attacha pas grande importance quand elle vit que l’archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée d’entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l’avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la plaisanterie paternelle : « N’ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gâteux ? Il me semble que c’est lui que j’ai vu viser son siège, avant d’aller s’y asseoir, en glissant comme sur des roulettes. »
— Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu’il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle :
— Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu’il viendrait dans vingt minutes et voilà une heure trois quarts que je l’attends. Il vous parlera de l’affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d’un ton boudeur à Bloch, il n’approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de Villeparisis, bien qu’il ne se fût pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu’il était obligé de cultiver), était tenue par lui au courant de ce qui se passait. De même ces hommes politiques du régime n’auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l’adresse. On allait au château. On ne voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait : « Monsieur, je sais qu’on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux ? »
— Vous n’êtes pas trop pressé ? demanda Mme de Villeparisis à Bloch.
— Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
— Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu’il est encore là ? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et pensant que des gens qu’elle connaissait tous deux n’avaient aucune raison de ne pas se lier.
— Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais… qu’à peine, il est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.
Le maître d’hôtel n’avait pas dû exécuter d’une façon complète la commission dont il venait d’être chargé pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu’il arrivait du dehors et n’avait pas encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l’antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt qu’on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette comédie, à laquelle elle coupa court d’ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilités qu’on faisait à celui qu’il ne savait pas encore être M. de Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels l’Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce cérémonial et, vexé de penser qu’il ne s’adresserait jamais à lui, m’avait dit pour avoir l’air à l’aise : « Qu’est-ce que cette espèce d’imbécile ? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu’il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d’un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu’il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et même l’enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva en être l’objet.
— Monsieur l’Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, à lui dire : « Monsieur l’Ambassadeur » par savoir-vivre, par considération exagérée du rang d’ambassadeur, considération que le marquis lui avait inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus cérémonieuses à l’égard d’un certain homme, lesquelles dans le salon d’une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondément sa haute taille comme s’il l’inclinait devant tout ce que lui représentait de notoire et d’imposant le nom de Bloch, murmura « je suis enchanté », tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit : « Mais pas du tout, au contraire, c’est moi qui suis enchanté ! » Mais cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit :
— Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si cela est plus commode ; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l’affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu’elle n’eût pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire éclairer pour l’historien, ou au thé avant d’en offrir une tasse.
— Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour. N’est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ?
— Avez-vous quelque chose sur le chantier ? me demanda M. de Norpois avec un signe d’intelligence en me serrant la main cordialement. J’en profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu’il avait cru devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m’apercevoir que c’était le mien qu’il avait pris par hasard. « Vous m’aviez montré une œuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donné franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque chose ? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. — Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, s’écria la duchesse. — Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s’en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou à l’eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue et d’élever les cœurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J., ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J’espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu’il me prêterait peut-être pour aller chez elle l’aide qu’il m’avait refusée pour aller chez M. Swann. « Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c’est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j’ai aperçue à l’Exposition et que j’aimerais tant revoir ; quel chef-d’œuvre que ce tableau ! » Et en effet, si j’avais été un homme en vue, et qu’on m’eût demandé le morceau de peinture que je préférais, j’aurais cité cette botte de radis.
— Un chef-d’œuvre ? s’écria M. de Norpois avec un air d’étonnement et de blâme. Ce n’a même pas la prétention d’être un tableau, mais une simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d’œuvre cette vive pochade, que direz-vous de la « Vierge » d’Hébert ou de Dagnan-Bouveret ?
— J’ai entendu que vous refusiez l’amie de Robert, dit Mme de Guermantes à sa tante après que Bloch eût pris à part l’Ambassadeur, je crois que vous n’avez rien à regretter, vous savez que c’est une horreur, elle n’a pas l’ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
— Mais comment la connaissez-vous, duchesse ? dit M. d’Argencourt.
— Mais comment, vous ne savez pas qu’elle a joué chez moi avant tout le monde ? je n’en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisqu’on parlait de cette actrice, de faire savoir qu’elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je n’ai plus qu’à partir, ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu’elle prononçait, faisait allusion au comique d’avoir l’air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logées dans l’œil comme les « mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l’excellent tireur qu’il était, le duc s’avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d’Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant, comme l’aileron d’un requin, à côté de sa poitrine, et qu’il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu’on lui présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à l’empressement de tous, en murmurant seulement : « Bonsoir, mon bon », « bonsoir mon cher ami », « charmé monsieur Bloch », « bonsoir Argencourt », et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom : « Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d’un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l’est de moins en moins, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de quelque dieu grec.
— Vraiment, elle a joué chez vous ? demanda M. d’Argencourt à la duchesse.
— Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la main et d’autres lis « su » sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de l’affectation à prononcer certains mots d’une façon très paysanne, quoiqu’elle ne roulât nullement les r comme faisait sa tante.)
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n’emmenât Bloch dans la petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot d’un fauteuil académique pour mon père. Il voulut d’abord remettre la conversation à plus tard. Mais j’objectai que j’allais partir pour Balbec. « Comment ! vous allez de nouveau à Balbec ? Mais vous êtes un véritable globe-trotter ! » Puis il m’écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d’un air soupçonneux. Je me figurai qu’il avait peut-être tenu à M. Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu’il craignait que l’économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut animé d’une véritable affection pour mon père. Et après un de ces ralentissements du débit où tout d’un coup une parole éclate, comme malgré celui qui parle, et chez qui l’irrésistible conviction emporte les efforts bégayants qu’il faisait pour se taire : « Non, non, me dit-il avec émotion, il ne faut pas que votre père se présente. Il ne le faut pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est grande et qu’il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu merci, il n’est pas orateur. Et c’est la seule chose qui compte auprès de mes chers collègues, quand même ce qu’on dit ne serait que turlutaines. Votre père a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce les buissons, d’ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d’Academus. D’ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L’Académie aime à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le « Farà da se » de nos voisins d’au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m’a parlé de tout cela d’une manière qui ne m’a pas plu. Il m’a du reste semblé à vue de nez avoir partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu vivement qu’habitué à s’occuper de cotons et de métaux, il méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est que votre père se présente : « Principiis obsta ». Ses amis se trouveraient dans une position délicate s’il les mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d’un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh bien, justement parce que je l’aime, justement (nous sommes les deux inséparables, Arcades ambo) parce que je sais les services qu’il peut rendre à son pays, les écueils qu’il peut lui éviter s’il reste à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois l’avoir laissé entendre. (Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de Leroy-Beaulieu.) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. » À plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d’un club ou d’une Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus contraire au sien, moins pour l’utilité de pouvoir dire : « Ah ! si cela ne dépendait que de moi ! » que pour la satisfaction de présenter le titre qu’il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. « Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j’aime mieux pour votre père une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l’événement même, un sens différent.
— Vous n’avez pas l’intention d’entretenir l’Institut du prix du pain pendant la Fronde ? demanda timidement l’historien de la Fronde à M. de Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à l’Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que d’aujourd’hui l’historien. Tout d’un coup je me rappelai : ce même regard, je l’avais vu dans les yeux d’un médecin brésilien qui prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j’avais par d’absurdes inhalations d’essences de plantes. Comme, pour qu’il prît plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il m’avait répondu, comme dans l’intérêt de Cottard : « Voilà un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d’une retentissante communication à l’Académie de médecine ! » Il n’avait osé insister mais m’avait regardé de ce même air d’interrogation timide, intéressée et suppliante que je venais d’admirer chez l’historien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l’un de l’autre et qui ne se sont jamais vus. Je n’entendis pas la réponse de l’Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s’était approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
— Vous savez de qui nous parlons, Basin ? dit la duchesse à son mari.
— Naturellement je devine, dit le duc.
— Ah ! ce n’est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande lignée.
— Jamais, reprit Mme de Guermantes s’adressant à M. d’Argencourt, vous n’avez imaginé quelque chose de plus risible.
— C’était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu’il n’était pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
— Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu l’aimer. Oh ! je sais bien qu’il ne faut jamais discuter ces choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale désenchantée. Je sais que n’importe qui peut aimer n’importe quoi. Et, ajouta-t-elle — car si elle se moquait encore de la littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des journaux ou à travers certaines conversations, s’était un peu infiltrée en elle — c’est même ce qu’il y a de beau dans l’amour, parce que c’est justement ce qui le rend « mystérieux ».
— Mystérieux ! Ah ! j’avoue que c’est un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte d’Argencourt.
— Mais si, c’est très mystérieux, l’amour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l’intransigeante conviction d’une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu’il n’y a pas que du bruit dans la Walkyrie. Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce n’est peut-être pas du tout pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d’un coup par son interprétation l’idée qu’elle venait d’émettre. Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d’un air sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c’est plus « intelligent » ; il ne faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en critiquant le choix de Saint-Loup.
— Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu’on puisse trouver de la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu’il avait une haute valeur morale, et que l’espèce de gens qui fréquentait la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne, tous les coups qu’il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il alla une fois jusqu’à parler d’un procès qu’il voulait intenter à un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d’une façon mensongère et dont l’inculpé ne pourrait pas cependant prouver la fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son projet, pensait le désespérer et l’affoler davantage. Quel mal y avait-il à cela, puisque celui qu’il voulait frapper ainsi était un homme qui ne pensait qu’au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme lui, Bloch ?
— Pourtant, voyez Swann, objecta M. d’Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu’avait prononcées sa cousine, était frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l’exemple de gens ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
— Ah ! Swann ce n’est pas du tout le même cas, protesta la duchesse. C’était très étonnant tout de même parce que c’était une brave idiote, mais elle n’était pas ridicule et elle a été jolie.
— Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
— Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s’habillait et elle s’habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu’elle est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m’a fait pas moins de chagrin que Charles l’ait épousée, parce que c’était tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. d’Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu’elle la trouvât drôle, ou seulement qu’elle trouvât gentil le rieur qu’elle se mit à regarder d’un air câlin, pour ajouter l’enchantement de la douceur à celui de l’esprit. Elle continua :
— Oui, n’est-ce pas, ce n’était pas la peine, mais enfin elle n’était pas sans charme et je comprends parfaitement qu’on l’aimât, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu’elle est à mourir de rire. Je sais bien qu’on m’objectera cette vieille rengaine d’Augier : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Eh bien, Robert a peut-être l’ivresse, mais il n’a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du flacon ! D’abord, imaginez-vous qu’elle avait la prétention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C’est un rien, n’est-ce pas, et elle m’avait annoncé qu’elle resterait couchée à plat ventre sur les marches. D’ailleurs, si vous aviez entendu ce qu’elle disait ! je ne connais qu’une scène, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer quelque chose de pareil : cela s’appelle les Sept Princesses.
— Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme ! s’écria M. d’Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la pièce. C’est d’un de mes compatriotes. Il l’a envoyée au Roi qui n’y a rien compris et m’a demandé de lui expliquer.
— Ce n’est pas par hasard du Sar Peladan ? demanda l’historien de la Fronde avec une intention de finesse et d’actualité, mais si bas que sa question passa inaperçue.
— Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? répondit la duchesse à M. d’Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n’en connais qu’une, mais cela m’a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles à celle que j’ai vue !
« Quelle buse ! » pensais-je, irrité de l’accueil glacial qu’elle m’avait fait. Je trouvais une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. « C’est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j’ai de la bonté. Maintenant c’est moi qui ne voudrais pas d’elle. » Tels étaient les mots que je me disais ; ils étaient le contraire de ma pensée ; c’étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le besoin, à défaut d’autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincérité, comme avec un étranger.
— Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c’était à se tordre de rire. On ne s’en est pas fait faute, trop même, car la petite personne n’a pas aimé cela, et dans le fond Robert m’en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande jusqu’à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes, veuve d’Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion, soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
— D’abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu’elle disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle s’arrêtait ; elle ne disait plus rien, mais je n’exagère pas, pendant cinq minutes.
— Oïl, oïl, oïl ! s’écria M. d’Argencourt.
— Avec toute la politesse du monde je me suis permis d’insinuer que cela étonnerait peut-être un peu. Et elle m’a répondu textuellement : « Il faut toujours dire une chose comme si on était en train de la composer soi-même. » Si vous y réfléchissez c’est monumental, cette réponse !
— Mais je croyais qu’elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens.
— Elle ne se doute pas de ce que c’est, répondit Mme de Guermantes. Du reste je n’ai pas eu besoin de l’entendre. Il m’a suffi de la voir arriver avec des lis ! J’ai tout de suite compris qu’elle n’avait pas de talent quand j’ai vu les lis !
Tout le monde rit.
— Ma tante, vous ne m’en avez pas voulu de ma plaisanterie de l’autre jour au sujet de la reine de Suède ? je viens vous demander l’aman.
— Non, je ne t’en veux pas ; je te donne même le droit de goûter si tu as faim.
— Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis à l’archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s’était affalé, son chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d’un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
— Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec cette noble assistance, j’accepterai un baba, ils semblent excellents.
— Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M. d’Argencourt qui, par esprit d’imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis.
L’archiviste présenta l’assiette de petits fours à l’historien de la Fronde.
— Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui avaient déjà fait comme lui.
— Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis, qu’est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j’entrais ? Je dois le connaître parce qu’il m’a fait un grand salut, mais je ne l’ai pas remis ; vous savez, je suis brouillé avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d’un air de satisfaction.
— M. Legrandin.
— Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l’Éprevier.
— Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n’a aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu’à l’être de tout ce que tu voudras. La sœur de celui-ci s’appelle Mme de Cambremer.
— Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s’écria la duchesse avec indignation, c’est le frère de cette énorme herbivore que vous avez eu l’étrange idée d’envoyer venir me voir l’autre jour. Elle est restée une heure, j’ai pensé que je deviendrais folle. Mais j’ai commencé par croire que c’était elle qui l’était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l’air d’une vache.
— Écoutez, Oriane, elle m’avait demandé votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez, elle n’a pas l’air d’une vache, ajouta-t-il d’un air plaintif, mais non sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l’assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.
— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance, selon toutes les règles de l’art. Depuis je ne sais combien de temps j’étais bombardée de ses cartes, j’en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J’ignorais le but de cette réclame. On ne voyait chez moi que « Marquis et Marquise de Cambremer » avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d’ailleurs résolue à ne jamais me servir.
— Mais c’est très flatteur de ressembler à une reine, dit l’historien de la Fronde.
— Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce n’est pas grand’chose ! dit M. de Guermantes parce qu’il avait la prétention d’être un esprit et moderne, et aussi pour n’avoir pas l’air de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s’étaient levés, se trouvèrent plus près de nous.
— Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l’affaire Dreyfus ?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l’énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le devoir d’obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d’affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l’innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l’amabilité de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité. Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui étaient d’accord, quelle opinion avait-il donc de l’affaire, qui pût les réunir ? Bloch était d’autant plus étonné de l’accord mystérieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
— Vous n’êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l’ancien ambassadeur, et je vous en félicite, vous n’êtes pas de ce temps où les études désintéressées n’existent plus, où on ne vend plus au public que des obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la même voie que beaucoup, il ne s’était pas cru si exceptionnel. Il revint à l’affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux à ce moment-là ; ils excitaient plus la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce qu’ils n’étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume spécial, du fond d’une vie différente et d’un silence religieusement gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d’une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n’en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d’habitudes réveillant l’éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s’y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s’était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l’illusion du pouvoir le jeûne et les fatigues d’une journée commencée si tôt et où on n’avait pas déjeuné. L’homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de l’expérience et de l’imagination, voudrait approfondir la vie idéale des gens qu’il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit :
— Il y a deux officiers mêlés à l’affaire en cours et dont j’ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m’inspirait grande confiance et qui faisait d’eux le plus grand cas (M. de Miribel), c’est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
— Mais, s’écria Bloch, la divine Athèna, fille de Zeus, a mis dans l’esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l’esprit de l’autre. Et ils luttent l’un contre l’autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l’armée, mais sa Moire l’a conduit du côté qui n’était pas le sien. L’épée des nationalistes tranchera son corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
— De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
— De l’affaire Dreyfus.
— Ah ! diable ! À propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai même qu’au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours…
— Évidemment, interrompit la duchesse, s’ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu’il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem…
— Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées, interrompit M. d’Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l’aimait pas. Très « suffisant », il détestait d’être interrompu, puis il avait dans son ménage l’habitude d’être brutal avec elle. Frémissant d’une double colère de mauvais mari à qui on parle et de beau parleur qu’on n’écoute pas, il s’arrêta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
— Qu’est-ce qu’il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem ? dit-il enfin. Il ne s’agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d’un ton radouci, vous m’avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n’ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n’est pas de notre époque et j’ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise !
M. de Guermantes prononça ces mots : « quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. Il savait pourtant bien que c’était une plus grande chose de s’appeler « le duc de Guermantes ». Mais si son amour-propre avait des tendances à s’exagérer plutôt la supériorité du titre de duc de Guermantes, ce n’était peut-être pas tant les règles du bon goût que les lois de l’imagination qui le poussaient à le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu’il voit à distance, ce qu’il voit chez les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans l’imagination s’appliquent aussi bien aux ducs qu’aux autres hommes. Non seulement les lois de l’imagination, mais celles du langage. Or, l’une ou l’autre de deux lois du langage pouvaient s’appliquer ici, l’une veut qu’on s’exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d’origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions, même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits bourgeois qui auraient dit : « Quand on s’appelle le duc de Guermantes », tandis qu’un homme lettré, un Swann, un Legrandin, ne l’eussent pas dit. Un duc peut écrire des romans d’épicier, même sur les mœurs du grand monde, les parchemins n’étant là de nul secours, et l’épithète d’aristocratique être méritée par les écrits d’un plébéien. Quel était dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes avait entendu dire : « Quand on s’appelle », il n’en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s’éloignent certaines maladies dont on n’entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d’Amérique dont la graine prise après la peluche d’une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d’expressions qu’on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu’une certaine année j’entendis Bloch dire en parlant de lui-même : « Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se sont aperçus qu’il n’y avait qu’un seul être qu’ils trouvaient intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c’était Bloch » et la même phrase dans la bouche de bien d’autres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de même je devais entendre souvent le « quand on s’appelle ».
— Que voulez-vous, continua le duc, avec l’esprit qui règne là, c’est assez compréhensible.
— C’est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
— Oui, mais il n’y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d’influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d’esprit.
— Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui était secrétaire des comités antirevisionnistes. On dit « mentalité ». Cela signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et, comme on dit, le « dernier cri ».
Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l’archiviste et faisant l’antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s’il se rendait compte qu’elle avait reçu un Juif plus ou moins affilié au « syndicat ».
— Ah ! mentalité, j’en prends note, je le resservirai, dit le duc. (Ce n’était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de « citations » et qu’il relisait avant les grands dîners.) Mentalité me plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu’on lance, mais ils ne durent pas. Dernièrement, j’ai lu comme cela qu’un écrivain était « talentueux ». Comprenne qui pourra. Puis je ne l’ai plus jamais revu.
— Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l’historien de la Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d’une commission au ministère de l’Instruction publique où je l’ai entendu employer plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner chez M. Émile Ollivier.
— Moi qui n’ai pas l’honneur de faire partie du ministère de l’Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s’empêcher de sourire et ses yeux de jeter à l’assistance des regards pétillants de joie sous l’ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n’ai pas l’honneur de faire partie du ministère de l’Instruction publique, reprit-il, s’écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de l’Union et du Jockey)… vous n’êtes pas du Jockey, monsieur ? demanda-t-il à l’historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt.
— Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraît que c’est parce qu’il est l’amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
— Ah ! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M. d’Argencourt.
— Je vous trouve tous aussi assommants les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours à montrer qu’elle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n’en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d’autre part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu’elles sont bien pensantes, qu’elles n’achètent rien aux marchands juifs ou qu’elles ont « Mort aux Juifs » écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand ou Dubois, que nous n’aurions jamais connues, nous soient imposées par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard avant-hier. C’était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu’on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu’elles sont contre Dreyfus, et d’autres dont on n’a pas idée qui c’est.
— Non, c’est la femme du ministre de la Guerre. C’est du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu’il croyait ancien régime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais avec un nègre s’il était de mes amis, et je me soucierais de l’opinion du tiers et du quart comme de l’an quarante, mais enfin tout de même vous m’avouerez que, quand on s’appelle Saint-Loup, on ne s’amuse pas à prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d’esprit que Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que j’appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se présenter au Cercle ! Elle est un peu roide ! Non, c’est probablement sa petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé qu’il se classerait parmi les « intellectuels ». Les intellectuels, c’est le « tarte à la crème » de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d’Argencourt : « Mater Semita » qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui lui permettent d’être disséminée à une plus grande distance de son lieu d’éclosion, c’est encore une plaisanterie.
— Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l’air d’une érudit, dit-il en montrant l’historien. Mais il est préférable de n’en pas parler, d’autant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu’elle peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu’à la tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu’il n’y a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de même pas nous la faire à l’oseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. D’autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui mènera tout, et vous savez s’il aime à faire des embarras, dit le duc qui n’était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l’esbroufe, mais des complications.
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
— Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition était nécessaire. Je sais qu’en soutenant cette opinion j’ai fait pousser à plus d’un de mes collègues des cris d’orfraie, mais, à mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d’une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l’officier lui-même, cette déposition produisit à la première audience une impression des plus favorables. Quand on l’a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait cru, dire : « Sur mon honneur de soldat (et ici la voix de M. de Norpois vibra d’un léger trémolo patriotique) telle est ma conviction », il n’y a pas à nier que l’impression a été profonde.
« Voilà, il est dreyfusard, il n’y a plus l’ombre d’un doute », pensa Bloch.
— Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu’il avait pu rallier d’abord, cela a été sa confrontation avec l’archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n’a qu’une parole (et M. de Norpois accentua avec l’énergie des convictions sincères les mots qui suivirent), quand on l’entendit, quand on le vit regarder dans les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et lui dire d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n’ai jamais menti, vous savez bien qu’en ce moment, comme toujours, je dis la vérité », le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco.
« Non, décidément il est antidreyfusard, c’est couru, se dit Bloch. Mais s’il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de ses révélations et les évoquer comme s’il y trouvait du charme et les croyait sincères ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ? »
— En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent.
Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc : « Eh bien, moi, je ne le trouve pas drôle ; ou plutôt cela m’est tout à fait égal qu’il soit drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l’esprit. » M. d’Argencourt protestait. « Il ne pense pas un mot de ce qu’il dit », murmura la duchesse. « C’est sans doute parce que j’ai fait partie des Chambres où j’ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J’ai appris à y apprécier surtout la logique. C’est sans doute à cela que je dois de n’avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont indifférentes. — Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n’aime plus l’esprit que vous. — Laissez-moi finir. C’est justement parce que je suis insensible à un certain genre de facéties, que je prise souvent l’esprit de ma femme. Car il part généralement d’une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un écrivain. »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s’ils eussent été d’accord venait-elle de ce qu’il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l’était pas assez, il en était l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l’objet auquel il s’attachait en politique était quelque chose de plus profond, situé dans un autre plan, et d’où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures. Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne s’appliquant qu’à des questions de forme, de procédé, d’opportunité, elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu’en philosophie la pure logique l’est à trancher les questions d’existence, ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances secondaires. Mais où Bloch se trompait, c’est quand il croyait que M. de Norpois, même moins prudent de caractère et d’esprit moins exclusivement formel, eût pu, s’il l’avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle d’Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de l’affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connût. Comment l’aurait-il ignorée puisqu’il connaissait les ministres ? Certes, Bloch pensait que la vérité politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides, mais il s’imaginait, tout comme le gros du public, qu’elle habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d’un cliché radioscopique où le vulgaire croit que la maladie du patient s’inscrit en toutes lettres, tandis qu’en fait, ce cliché fournit un simple élément d’appréciation qui se joindra à beaucoup d’autres sur lesquels s’appliquera le raisonnement du médecin et d’où il tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu’on croit l’atteindre, se dérobe. Même plus tard, et pour en rester à l’affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi éclatant que l’aveu d’Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du faux et conduit l’interrogatoire ; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d’Henry fut expliqué de façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice d’Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c’est que, s’il était vrai que le chef d’état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement regrettable.
— Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, in petto du moins, vouer son chef d’état-major aux dieux infernaux. Un désaveu officiel n’eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de la Guerre s’exprime fort crûment là-dessus inter pocula. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
— Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu’il n’approuvait pas les manifestations du Prince Henri d’Orléans :
— D’ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans l’autre seraient à déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes, mais nous n’avons non plus que faire d’un grabuge encouragé par ceux des éléments de droite qui, au lieu de servir l’idée patriotique, songent à s’en servir. La France, Dieu merci, n’est pas une république sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d’un général de pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l’affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce jugement.
— Si c’est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi nombreuses, il n’y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l’algarade du prince Henri d’Orléans, je doute fort qu’elle ait été du goût de son père.
— Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l’air scandalisé.
— Nullement, je voulais seulement dire qu’il y a dans toute la famille, de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l’admirable princesse Clémentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n’est pas le prince de Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
— Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n’était pas jalouse : « Si, Monseigneur, de vos bracelets. »
— Vous n’allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? dit M. de Norpois à Mme de Villeparisis pour couper court à l’entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l’Ambassadeur qui nous dit plus tard, non sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu’il avait pourtant abandonnée : « Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait : « les Doctes Sœurs » comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C’est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l’était même dans celle qui l’avait précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier que lui parût l’interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l’entretien n’avait que trop duré.
— Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? C’est de votre âge, ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son ami, et Bloch. Moi aussi j’ai été invitée, dit-elle en affectant par plaisanterie d’en tirer vanité. On est même venu m’inviter. (On : c’était la princesse de Sagan.)
— Je n’ai pas de carte d’invitation, dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l’ami d’une femme qu’elle était venue inviter en personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n’insista pas, car il avait une affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu’ils avaient donné leur démission du cercle de la rue Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de Villeparisis de l’y faire recevoir.
— Est-ce que ce n’est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces Sagan ? dit-il d’un air sarcastique.
— Mais pas du tout, c’est ce que nous faisons de mieux dans le genre, répondit M. d’Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries parisiennes.
— Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c’est ce qu’on appelle une des solennités, des grandes assises mondaines de la saison !
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes :
— Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela, lui répondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c’était qu’une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort.
— Ah ! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à propos de l’affaire Dreyfus ; celui-ci déclara qu’à « vue de nez » le colonel du Paty de Clam lui faisait l’effet d’un cerveau un peu fumeux et qui n’avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction.
— Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi que l’élargissement immédiat du prisonnier de l’île du Diable. Mais je pense que nous n’en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là, jusqu’ici, c’est la bouteille à l’encre. Je ne dis pas que d’un côté comme de l’autre il n’y ait à cacher d’assez vilaines turpitudes. Que même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire, mais vous savez que l’enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l’impression qu’il n’est pas aux mains des factions de gauche et qu’il n’a pas à se rendre pieds et poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui, croyez-moi, n’est pas l’armée. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c’est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les coqs-à-l’âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l’on ait pris l’habitude dans notre douce France, où l’on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n’est bien souvent qu’un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n’y à pas de juges qu’à Berlin. Mais une fois l’action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l’écouter ? Quand il vous conviera à remplir votre devoir civique, saurez-vous l’écouter, vous rangerez-vous autour de lui ? à son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et répondre : « Présent ! » ?
M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui, tout en intimidant mon camarade, le flattait aussi ; car l’Ambassadeur avait l’air de s’adresser en lui à tout un parti, d’interroger Bloch comme s’il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilité des décisions qui seraient prises. « Si vous ne désarmiez pas, continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de Bloch, si, avant même que fût séchée l’encre du décret qui instituerait la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot d’ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stérile qui semble pour certains l’ultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait à votre grand dam. Êtes-vous prisonniers des fauteurs de désordre ? Leur avez-vous donné des gages ? » Bloch était embarrassé pour répondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. « Si la négative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l’état-major puisse tirer son épingle du jeu, mais c’est déjà bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du grabuge. Il va de soi d’ailleurs que c’est au gouvernement qu’il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-être avec l’instinct qu’ont tous les conservateurs de se ménager des appuis dans le camp adverse. L’action gouvernementale doit s’exercer sans souci des surenchères, d’où qu’elles viennent. Le gouvernement n’est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à l’autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son immense majorité désire le travail, dans l’ordre ! Là-dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d’éclairer l’opinion ; et si quelques moutons, de ceux qu’a si bien connus notre Rabelais, se jetaient à l’eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu’elle a été troublée à dessein par une engeance qui n’est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l’air de sortir de sa passivité à son corps défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j’entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S’il est avéré qu’il y ait eu erreur judiciaire, il sera assuré d’une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner du champ.
— Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d’Argencourt à qui on l’avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes certainement dreyfusard : à l’étranger tout le monde l’est.
— C’est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n’est-ce pas ? répondit M. d’Argencourt avec cette insolence particulière qui consiste à prêter à l’interlocuteur une opinion qu’on sait manifestement qu’il ne partage pas, puisqu’il vient d’en émettre une opposée.
Bloch rougit ; M. d’Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu’il l’adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l’arrêtant finalement sur mon ami afin d’ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher des mots qu’il venait d’entendre et qui n’en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit à l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose que je n’entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu’on a d’être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d’hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu’inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Châtellerault : « Vous, monsieur, qui êtes français, vous savez certainement qu’on est dreyfusard à l’étranger, quoiqu’on prétende qu’en France on ne sait jamais ce qui se passe à l’étranger. Du reste je sais qu’on peut causer avec vous, Saint-Loup me l’a dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était lâche comme on l’est souvent dans le monde, usant d’ailleurs d’un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus : « Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu’il n’eût l’habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d’une de ces phrases, lesquelles sans doute n’étaient pas prêtes, le déclic de la machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci : « Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme s’il avait été le fils d’un forçat. D’autre part, étant donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage, son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l’ayant pas complètement satisfait, il s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne répondit rien ; il était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu’il y aurait bientôt une guerre sociale et qu’elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n’était pas un émissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l’archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l’article de M. Judet dans le Petit Journal). Elle voulut donc signifier à Bloch qu’il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu’un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence. Ses regards noyés n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l’étonnement, mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa pas qu’elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu’on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant à donner une satisfaction immédiate à l’archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l’avenir, elle se contenta d’abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
— Je crois qu’elle dort, dit Bloch à l’archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d’une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se tourna, débordante d’une vie retrouvée, vers le marquis d’Argencourt tandis que Bloch s’éloignait persuadé qu’elle était « ramollie ». Plein de curiosité et du dessein d’éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu’elle était bonne femme, que l’archiviste n’était pas là, qu’elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu’enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu’elle désirait, lequel fut universellement admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d’après une version qui n’avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
— Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez (je n’en suis pas plus fier pour ça) que l’auteur de ce… comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. d’Argencourt avec une ironie mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l’auteur d’une œuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état, ajouta-t-il.
— Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas d’être pour quoi que ce soit dans les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas à l’auteur de cette ineptie. Je connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein d’esprit, mes cousins Ligne et bien d’autres, mais heureusement vous ne parlez pas le même langage que l’auteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, c’est trop d’en parler parce que surtout ce n’est rien. Ce sont des gens qui cherchent à avoir l’air obscur et au besoin qui s’arrangent d’être ridicules pour cacher qu’ils n’ont pas d’idées. S’il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, du moment qu’il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués ; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte qu’elle ne courait pas de grands risques, j’avoue que j’ai trouvé cela infiniment curieux. Mais les Sept Princesses ! L’une d’elle a beau avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille…
La duchesse s’arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d’une bonté, d’une résignation angéliques. On me l’avait dit et je n’avais pas de raison particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu’elle était la propre sœur du duc de Guermantes. Plus tard j’ai toujours été étonné chaque fois que j’appris, dans cette société, que des femmes mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d’idéales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères brutaux, débauchés et vils. Des frères et sœurs, quand ils sont tout à fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un même cœur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes vues si elle est d’esprit borné, et une abnégation sublime si elle est de cœur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l’édifiait aussi. Mais la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d’être une femme, et peut-être d’avoir été malheureuse et d’avoir l’opinion de tous pour soi, pouvait faire qu’on fût aussi différent des siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les grâces sont réunies en la sœur de frères farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d’innovation qu’elle fît, avec des matériaux analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles étaient noires. C’est qu’elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. C’était une grande dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences de cour, avec tout ce qu’elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n’avait pas eu la force de regretter longtemps son père et sa mère, mais pour rien au monde elle n’eût porté de couleurs dans le mois qui suivait la mort d’un cousin. Elle fut plus qu’aimable avec moi parce que j’étais l’ami de Robert et parce que je n’étais pas du même monde que Robert. Cette bonté s’accompagnait d’une feinte timidité, de l’espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensée qu’on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse, comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu’il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d’ailleurs, plusieurs de ces dames versant très vite dans le dévergondage des mœurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », soit pour faire admirer son humilité, soit par le même goût qu’avait M. de Guermantes de revenir aux formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation actuelle où on ne se dit pas assez « honoré ». Quelle que fût celle de ces deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur », elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu’elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans son château, s’ils s’étaient trouvés dans le voisinage. D’autre part, comme sa famille était nombreuse, qu’elle l’aimait beaucoup, que, lente de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d’étonner et tout en n’aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d’Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu’elle faisait, mais surtout parce que la pureté d’un sang où depuis plusieurs générations on ne rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ôté à sa manière d’être tout ce que les gens du peuple appellent « des manières » et lui avait donné la parfaite simplicité. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au château. C’était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c’est jouer à la grande dame, c’est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C’est un jeu qui coûte extrêmement cher, d’autant plus que la simplicité ne ravit qu’à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être simples, c’est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l’avais vue : « Vous avez dû vous rendre compte qu’elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement ce jour-là qu’elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou long et l’air triste.
— Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois que j’aurai tout à l’heure la visite d’une femme que tu ne veux pas connaître, j’aime mieux te prévenir pour que cela ne t’ennuie pas. D’ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l’aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd’hui. C’est la femme de Swann.
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait supplié de ne plus jamais parler de l’innocence du condamné. Quand il n’était pas là elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué des relations avec plusieurs personnes de l’aristocratie. Il peut paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu’il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que c’était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait qu’elle « n’avait pas » à faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu’avait décidé son « libre arbitre » mondain, fort arbitraire.
— Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai à temps.
— Je t’assure, Oriane, elle est très agréable, c’est une excellente femme, dit Mme de Marsantes.
— Je n’en doute pas, mais je n’éprouve aucun besoin de m’en assurer par moi-même.
— Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël ? demanda Mme de Villeparisis à la duchesse, pour changer la conversation.
— Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes. C’est à Marie-Aynard qu’il faut demander cela. Elle la connaît et je me suis toujours demandé pourquoi.
— Je l’ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que c’est une des pires et qu’elle ne s’en cache pas. Du reste, nous avons tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus personne de cette nation. Pendant qu’on avait de vieux cousins de province du même sang, à qui on fermait sa porte, on l’ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas ! je n’ai rien à dire, j’ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu’il est, toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. d’Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert, est-ce que vous ne l’avez pas vu ? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis ; comme c’est samedi, je pensais qu’il aurait pu passer vingt-quatre heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n’aurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que s’il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en ayant l’air de croire qu’elle l’eût trouvé ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites qu’il ne lui avait pas faites.
— Robert ici ! Mais je n’ai pas même eu un mot de lui ; je crois que je ne l’ai pas vu depuis Balbec.
— Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu’avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-sœur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra.
— Tiens, quand on parle du Saint-Loup… dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés :
— Comment, tu es venu ! quel bonheur ! quelle surprise !
— Ah ! quand on parle du Saint-Loup… je comprends, dit le diplomate belge riant aux éclats.
— C’est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait les calembours et n’avait hasardé celui-là qu’en ayant l’air de se moquer d’elle-même.
— Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilà comme on oublie sa tante.
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers moi.
— Bonjour, comme allez-vous ? me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu’on a couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l’observait et faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint l’alimenter et répondit pour moi :
— Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué ; du reste, il irait peut-être mieux s’il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu’il aime beaucoup te voir.
— Ah ! mais, c’est très aimable, dit Mme de Guermantes d’un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis très flattée.
— Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit Saint-Loup en me forçant ainsi à m’asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
— Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une nouvelle qu’elle m’eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça fait beaucoup de bien à la santé.
— Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille pour lui dire qu’elle ne m’attende pas à dîner ? Je resterai chez moi puisque j’ai Robert. Si même j’avais osé vous demander de dire en passant qu’on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça s’appelle des « Corona », il n’y en a plus.
Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-Ferréol.
— Qu’est-ce que c’est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol ? demanda-t-il sur un ton d’étonnement et de décision, car il affectait d’ignorer tout ce qui concernait le monde.
— Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c’est la sœur de Vermandois ; c’est elle qui t’avait donné ce beau jeu de billard que tu aimais tant.
— Comment, c’est la sœur de Vermandois, je n’en avais pas la moindre idée. Ah ! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi et en prenant sans s’en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui s’appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria, elle mène une existence fabuleuse. C’est prodigieux.
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme d’un sourire forcé qu’on ravale, et qui était destiné à montrer qu’elle prenait part, dans la mesure où la parenté l’y obligeait, à l’esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu’il était là.
— Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l’ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela :
— Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l’Impératrice Charlotte ?
— Ah ! je crois qu’il sera ravi, dit l’Ambassadeur d’un ton pénétré et comme s’il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l’attendait.
— Ah ! je sais qu’il est très bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c’est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C’est l’antisémitisme en personne.
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec laquelle ses premières syllabes étaient — comme on dit en musique — attaquées, et dans la bégayante répétition qui les scandait, l’élan, la naïveté maniérée, les lourdes « délicatesses » germaniques projetées comme des branchages verdâtres sur le « Heim » d’émail bleu sombre qui déployait la mysticité d’un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du xviiie siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il était formé, celui d’une petite ville d’eaux allemande, où tout enfant j’avais été avec ma grand’mère, au pied d’une montagne honorée par les promenades de Gœthe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres à l’appellation composée et retentissante comme les épithètes qu’Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu’avant de m’être rappelé la station thermale il me parut diminuer, s’imprégner d’humanité, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec quelque chose d’autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d’un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, j’allais en barque, à travers les moustiques ; et celui d’une forêt assez éloignée pour que le médecin ne m’eût pas permis d’y aller en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du seigneur s’étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans l’énumération de ses titres les noms qu’on pouvait lire à côté les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du Saint-Empire et de l’écuyer de Franconie, ce fut le visage d’une terre aimée où s’étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur palatin, fût entré. Car j’appris en quelques instants que les revenus qu’il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et d’ondines, de la montagne enchantée où s’élève le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le lundi à l’Opéra et une aux « mardis » des « Français ». Il ne me semblait pas — et il ne semblait pas lui-même le croire — qu’il différât des hommes de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine. Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais seulement à cause des avantages qu’il lui conférait, et n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d’être présenté chez la marquise, ce n’était pas qu’il en eût éprouvé d’abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d’entrer à l’Institut, il n’avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l’air de ne pas compter, qui n’avait pas fait avancer sa candidature d’un pas, ne lui avait même pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu’il se dérangeât et « prît la peine de venir jusqu’à sa porte », se rendait lui-même à l’hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé : « Je voudrais bien être votre collègue », répondait d’un ton pénétré : « Ah ! je serais très heureux ! » Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit : « Voyons, il est là chez moi, c’est lui qui a tenu à venir parce qu’il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu’il serait heureux que je sois de l’Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable ! sans doute s’il ne me propose pas de voter pour moi, c’est qu’il n’y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j’ai autant de voix que j’en veux, et c’est pour cela qu’il ne m’offre pas la sienne, mais je n’ai qu’à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire : « Eh bien ! votez pour moi », et il sera obligé de le faire.
Mais le prince de Faffenheim n’était pas un naïf ; il était ce que le docteur Cottard eût appelé « un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois n’en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé de lui-même qu’il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d’avance jusqu’où on veut aller et ce qu’on ne vous fera pas dire. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Mais s’il eût dû rendre compte à son gouvernement de l’entretien qu’il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche :
« J’ai compris que j’avais fait fausse route. » Car dès qu’il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit :
— J’aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C’est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l’Académie est très routinière, elle s’effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l’en blâme. Que de fois il m’est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d’encroûtés n’est pas sorti une fois de mes lèvres, avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d’œil rapide et oblique de son œil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s’embarquer dans une partie perdue d’avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j’estime que la sagesse est de s’abstenir. Croyez bien d’ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j’escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir.
« Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince ; les négociations n’ont pas fait un pas ; ce n’est pas cela qu’il voulait. Je n’ai pas mis la main sur la bonne clef. »
C’était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s’extasient devant une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie : les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet équilibre, européen ou autre, qu’on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, les déterminations, consiste en autre chose, en la possibilité que l’adversaire a, s’il est assez fort, ou n’a pas, de contenter, par moyen d’échange, un désir. Cet ordre de vérités, qu’une personne entièrement désintéressée comme ma grand’mère, par exemple, n’eût pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent été aux prises avec lui. Chargé d’affaires dans les pays avec lesquels nous avions été à deux doigts d’avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très bien que ce n’était pas par le mot « Paix », ou par le mot « Guerre », qu’ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, et que le diplomate, à l’aide de son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. Et même, selon une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier rapprochement de deux êtres promis l’un à l’autre la forme d’une entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le dialogue où le destin dicterait le mot « Guerre » ou le mot « Paix » n’avait généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d’un « Kurgarten » où le ministre et M. de Norpois allaient l’un et l’autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres d’une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient à l’heure de la cure, faisaient d’abord ensemble quelques pas d’une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu’un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.
Et certes on ne peut prétendre que ma grand’mère et ses rares pareils eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de l’humanité, exerçant des professions tracées d’avance, rejoint par son manque d’intuition l’ignorance que ma grand’mère devait à son haut désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit : « Ne parlons pas d’argent », cette parole doit être comptée, ainsi qu’on dit en musique, comme « une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui déclare : « Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent caché la vérité, je suis à bout », il doit interpréter : « un autre protecteur lui offre davantage » ? Encore n’est-ce là que le langage d’une cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ». Mais comme tout cela n’est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s’il est guerrier, c’est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont décidé les chefs d’État avertis par les Norpois.
L’hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son cœur resta irrémédiablement atteint. « Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l’Institut car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d’être nommé. Ce serait vraiment désagréable. »
Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue des Deux Mondes et s’y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu’un qui vient d’essayer d’une autre clef pour une serrure : « Ce n’est pas encore celle-ci », et se sentant un peu essoufflé en reconduisant M. de Norpois, pensa : « Sapristi, ces gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons. »
Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l’Opéra :
— Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; c’est fort exagéré, car vous ne m’en devez aucune, mais je vais avoir l’indélicatesse de vous prendre au mot.
M. de Norpois n’estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immédiatement que ce n’était pas une demande qu’allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilité souriante il se mit en devoir de l’écouter.
— Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous allez le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles comptent vivre désormais : ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques dîners, notamment en l’honneur du roi et de la reine d’Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs convives une personne pour laquelle, sans la connaître, elle éprouvent toutes deux une grande admiration. J’avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur désir quand j’ai appris tout à l’heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais qu’elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me témoignez, je suis sûr qu’elle permettrait que vous me présentiez chez elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine d’Angleterre et, qui sait, si nous ne l’ennuyons pas trop, passer les vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s’appelle la marquise de Villeparisis. J’avoue que l’espoir de devenir l’un des habitués d’un pareil bureau d’esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à l’Institut. Chez elle aussi on tient commerce d’intelligence et de fines causeries.
Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne résistait pas et qu’enfin cette clef-là y entrait.
— Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de Norpois ; rien ne s’accorde mieux avec l’Institut que le salon dont vous parlez et qui est une véritable pépinière d’académiciens. Je transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis : elle en sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à l’Académie ; je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une élection ; j’avais déjà laissé tomber devant lui votre nom qu’il connaît, naturellement, à merveille. Il avait émis certaines objections. Mais il se trouve qu’il a besoin de l’appui de mon groupe pour l’élection prochaine, et j’ai l’intention de revenir à la charge ; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond soupir de soulagement) et il sait que j’ai des amis. J’estime que, si je parvenais à m’assurer son concours, vos chances deviendraient fort sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin.
C’est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je n’avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et généraux plus forts qu’une nationalité, de sorte que, dans un dictionnaire illustré où l’on donne jusqu’au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus forts qu’une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours où je croyais d’avance que j’entendrais le frôlement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poétique origine : le fait qu’en s’inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit : « Ponchour, Matame la marquise » avec le même accent qu’un concierge alsacien.
— Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de tarte, elle est très bonne, me dit Mme de Guermantes, désireuse d’avoir été aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si c’était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d’un peu guttural à sa voix, comme si elle avait étouffé un rire rauque.
— Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout à l’heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de l’Académie ?
Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son poignet pour regarder l’heure.
— Oh ! mon Dieu ; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi.
Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d’apercevoir Mme Swann, qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu’avant personne elle m’avait dit être convaincue de l’innocence de Dreyfus.
— Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint-Loup. C’est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède.
La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un fait qui s’était produit quelques jours auparavant, et qu’il est nécessaire de relater à cause des conséquences qu’il devait avoir beaucoup plus tard, et qu’on suivra dans leur détail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j’en avais reçu une à laquelle je ne m’attendais guère, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l’ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel j’avais vu la dame en rose) était mort l’année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l’intention de venir me voir ; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l’aurais vu volontiers car j’avais appris par Françoise qu’il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d’aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement qu’avec goût, mais qui pourtant avait l’air de tout, excepté d’un valet de chambre. Il tint du reste, dès l’abord, à couper le câble avec la domesticité d’où il sortait, en m’apprenant avec un sourire satisfait qu’il était premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite était celui-ci : son père avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de côté certains qu’il avait jugé inconvenant d’envoyer à mes parents, mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de mon âge. C’étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les dernières images de cette vie de vieux viveur qu’il séparait, par une cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu’il affectait de me parler comme à un égal. Il avait à dire « vous », et le moins souvent possible « Monsieur », le plaisir de quelqu’un dont le père n’avait jamais employé, en s’adressant à mes parents, que la « troisième personne ». Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que : « À mon meilleur ami ». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit : « Au meilleur des amis », ce qui lui permettait, m’a-t-on assuré, de dire que mon oncle n’était nullement, et à beaucoup près, son meilleur ami, mais l’ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l’ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau chercher à s’évader de ses origines, on sentait que l’ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n’avait cessé de planer, presque sacrée, sur l’enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer : « Mais comment se fait-il, me dit-il (d’un ton où le reproche n’avait pas besoin de s’exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n’en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre ? » Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai : « Mais je crois que je n’en ai pas. — Comment, vous n’avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant ! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantités qu’a mon paternel, et j’espère que vous l’installerez à la place d’honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je n’avais même pas une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n’y avait rien de si choquant à ce qu’il ne s’en trouvât pas de mon oncle Adolphe. Mais il n’était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat amoindri. J’étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très « arriviste ». Ainsi, ce jour-là, il me demanda, étant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde « aristo ». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les œuvres de ce poète et n’avait jamais entendu son nom, qu’il prit en note. Or je sus que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu’admirateur fanatique de ses œuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez la Comtesse ***. C’était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas.
Au reste, Charles Morel semblait avoir, à côté de l’ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes. Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu’il me dît seulement avoir justement besoin d’un gilet « de fantaisie », je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il n’hésita pas à me demander de descendre et de la présenter, « mais par rapport à votre famille, vous m’entendez, je compte sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants ». Bien qu’il m’eût insinué que, ne le connaissant pas assez pour l’appeler, il le comprenait, « cher ami », je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme « pas Cher Maître évidemment… quoique, mais, si cela vous plaît : cher grand artiste », j’évitai dans la boutique de le « qualifier » comme eût dit Saint-Simon, et me contentai de répondre à ses « vous » par des « vous ». Il avisa, parmi quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu’il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux « apprenties », mais il me sembla que l’impression avait été réciproque et que Charles Morel, qu’elle crut « de son monde » (plus élégant seulement et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j’avais été très étonné de trouver parmi les photographies que m’envoyait son père une du portrait de miss Sacripant (c’est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à Charles Morel, en l’accompagnant jusqu’à la porte cochère : « Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon oncle je puis la situer ; et cela m’intéresse à cause de M. Swann… — Justement j’oubliais de vous dire que mon père m’avait recommandé d’attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l’avez vu. Mon père ne savait pas trop s’il pouvait vous faire entrer. Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la fâche dans la famille, à ce que m’a dit mon père, et vous n’avez jamais revu votre oncle. » Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d’un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon souvenir, que j’aurais désormais à l’identifier avec la « Dame en rose ».
M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les réunions où il se trouvait, et dédaigneux avec les hommes, courtisé par les femmes, il avait vite fait d’aller faire corps avec la plus élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits remis par un grand coloriste d’un homme en noir, mais qui a près de lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu’il va revêtir pour quelque bal costumé. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse, procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu’il aimait. Il avait, par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d’amusantes histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d’aller dire bonjour aux autres, donc d’avoir des devoirs à rendre. Derrière la barrière parfumée que lui faisait la beauté choisie, il était isolé au milieu d’un salon comme au milieu d’une salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beauté de sa compagne, il était excusable de répondre fort brièvement et sans s’interrompre de parler à une femme. Certes Mme Swann n’était guère du rang des personnes avec qui il aimait ainsi à s’afficher. Mais il faisait profession d’admiration pour elle, d’amitié pour Swann, savait qu’elle serait flattée de son empressement, et était flatté lui-même d’être compromis par la plus jolie personne qu’il y eût là.
Mme de Villeparisis n’était d’ailleurs qu’à demi contente d’avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à sa tante, l’aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il faisait état de petites choses qu’il semblait jusque-là n’avoir pas remarquées. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon séjour à Balbec me mit au courant de lui : Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emporté assez d’argent pour prolonger sa villégiature à Balbec, et n’aimant pas, comme elle était avare et craignait les frais superflus, faire venir de l’argent de Paris, s’était fait prêter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mécontent de sa tante pour une raison insignifiante, les lui réclama par mandat télégraphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours après à Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer l’erreur commise par la banque chargée de l’envoi. « Mais il n’y a pas erreur, répondit Mme de Villeparisis, le mandat télégraphique coûte six francs soixante-quinze. — Ah ! du moment que c’est intentionnel, c’est parfait, répliqua M. de Charlus. Je vous l’avais dit seulement pour le cas où vous l’auriez ignoré, parce que dans ce cas-là, si la banque avait agi de même avec des personnes moins liées avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier. — Non, non, il n’y a pas erreur. — Au fond vous avez eu parfaitement raison », conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps après, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et « monter contre lui tout un complot », comme celle-ci se retranchait assez bêtement derrière des hommes d’affaires avec qui il l’avait précisément soupçonnée d’être alliée contre lui, il lui avait écrit une lettre qui débordait de fureur et d’insolence. « Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais dès demain aller raconter à tout le monde l’histoire du mandat télégraphique et des six francs soixante-quinze que vous m’avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prêtés, je vous déshonorerai. » Au lieu de cela il était allé le lendemain demander pardon à sa tante Villeparisis, ayant regret d’une lettre où il y avait des phrases vraiment affreuses. D’ailleurs à qui eût-il pu apprendre l’histoire du mandat télégraphique ? Ne voulant pas de vengeance, mais une sincère réconciliation, cette histoire du mandat, c’est maintenant qu’il l’aurait tue. Mais auparavant il l’avait racontée partout, tout en étant très bien avec sa tante, il l’avait racontée sans méchanceté, pour faire rire, et parce qu’il était l’indiscrétion même. Il l’avait racontée, mais sans que Mme de Villeparisis le sût. De sorte qu’ayant appris par sa lettre qu’il comptait la déshonorer en divulguant une circonstance où il lui avait déclaré à elle-même qu’elle avait bien agi, elle avait pensé qu’il l’avait trompée alors et mentait en feignant de l’aimer. Tout cela s’était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas exactement l’opinion que l’autre avait de lui. Certes il s’agit là d’un cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D’ordre différent étaient celles de Bloch et de ses amis. D’un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre ; tant d’infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements d’alliances en si peu de temps, entre les peuples.
— Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les déranger. Aux pures tout est pur !
Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son œil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant. Je n’avais pas osé le saluer, car il ne m’avait fait aucun signe. Or, bien qu’il ne fût pas tourné de mon côté, j’étais persuadé qu’il m’avait vu ; tandis qu’il débitait quelque histoire à Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensée, les yeux errants de M. de Charlus, pareils à ceux d’un marchand en plein vent qui craint l’arrivée de la Rousse, avaient certainement exploré chaque partie du salon et découvert toutes les personnes qui s’y trouvaient. M. de Châtellerault vint lui dire bonjour sans que rien décelât dans le visage de M. de Charlus qu’il eût aperçu le jeune duc avant le moment où celui-ci se trouva devant lui. C’est ainsi que, dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, préexistant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d’amabilité pour eux. Néanmoins il fallait bien que j’allasse dire bonjour à Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me présenter. Je m’avançai alors vers M. de Charlus, et aussitôt le regrettai car, devant très bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment où je m’inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m’empêchait d’approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eût-on dit, d’un anneau épiscopal dont il avait l’air d’offrir, pour qu’on la baisât, la place consacrée, et dus paraître avoir pénétré, à l’insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilité, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann à se départir de la sienne.
— Comme tu as l’air fatigué et agité, dit Mme de Marsantes à son fils qui était venu dire bonjour à M. de Charlus.
Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre à une profondeur qu’ils quittaient aussitôt comme un plongeur qui a touché le fond. Ce fond, qui faisait si mal à Robert quand il le touchait qu’il le quittait aussitôt pour y revenir un instant après, c’était l’idée qu’il avait rompu avec sa maîtresse.
— Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, c’est bon de voir son petit garçon.
Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon, là où, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacées comme des iris empourprés dans un champ de boutons d’or. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que j’étais lié avec Saint-Loup me fit signe de venir auprès d’elle. Ne l’ayant pas vue depuis si longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement à qui pouvait en appartenir un qui n’était pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G était surmonté de la couronne ducale. Je savais qui étaient tous les visiteurs et n’en trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
— Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c’est une peste, mais…
— Il a raison, répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu’elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d’avoir l’air d’être très occupée par quelqu’un dans ce salon où elle ne connaissait presque personne, elle m’emmena dans un coin.
— Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très « honnête homme », vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois leur aurait dit — c’est inepte, n’allez pas vous mettre martel en tête pour cela, personne n’y a attaché d’importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait — que vous étiez un flatteur à moitié hystérique.
J’ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu’un ami de mon père comme était M. de Norpois eût pu s’exprimer ainsi en parlant de moi. J’en éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien où j’avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du « monde », des gens qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s’en trouverait bien une qui lèverait) s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtât, à des distances infinies — en l’espèce jusque chez la princesse de Guermantes — et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes, mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X. Ce n’est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : « Dromadaire couché ». Plus tard, cet écart entre notre image selon qu’elle est dessinée par nous-même ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant béatement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes tandis qu’alentour grimaçaient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : « C’est vous. »
Il y a quelques années j’aurais été bien heureux de dire à Mme Swann « à quel sujet » j’avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce « sujet » était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je n’aimais plus Gilberte. D’autre part, je ne parvenais pas à identifier Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me préoccupait en ce moment.
— Avez-vous vu tout à l’heure la duchesse de Guermantes ? demandai-je à Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l’air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence de laquelle on ne s’aperçoit même pas.
— Je ne sais pas, je n’ai pas réalisé, me répondit-elle d’un air désagréable, en employant un terme traduit de l’anglais.
J’aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les êtres qui l’approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des points que les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la vie de Mme de Guermantes, j’interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi.
— Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu’elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J’ai connu des gens si intéressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n’ajouterait rien à ce que j’ai.
Mme de Marsantes, qui faisait la dame d’honneur de la marquise, me présenta au prince, et elle n’avait pas fini que M. de Norpois me présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être trouvait-il commode de me faire une politesse qui n’entamait en rien son crédit puisque je venais justement d’être présenté ; peut-être parce qu’il pensait qu’un étranger, même illustre, était moins au courant des salons français et pouvait croire qu’on lui présentait un jeune homme du grand monde ; peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle d’ajouter le poids de sa propre recommandation d’ambassadeur, ou par le goût d’archaïsme de faire revivre en l’honneur du prince l’usage, flatteur pour cette Altesse, que deux parrains étaient nécessaires si on voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me faire dire par lui qu’elle n’avait pas à regretter de ne pas connaître Mme Leroi.
— N’est-ce pas, monsieur l’ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici, et que j’ai eu raison de ne pas l’attirer ?
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre par un salut plein de respect mais vide de signification.
— Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j’ai eu aujourd’hui la visite d’un monsieur qui a voulu me faire croire qu’il avait plus de plaisir à embrasser ma main que celle d’une jeune femme ?
Je compris tout de suite que c’était Legrandin. M. de Norpois sourit avec un léger clignement d’œil, comme s’il s’agissait d’une concupiscence si naturelle qu’on ne pouvait en vouloir à celui qui l’éprouvait, presque d’un commencement de roman qu’il était prêt à absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon ou à la Crébillon fils.
— Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j’ai vu là, dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d’être exposées.
— Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur.
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l’habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l’ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu’un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l’arrêter aucune impression vraiment sentie.
— Je n’ai aucun mérite à connaître les fleurs, j’ai toujours vécu aux champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s’adressant au prince, si j’en ai eu toute jeune des notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je l’ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de Castellane) m’avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J’étais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu’il disait. Mais il s’amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m’envoya un bel herbier en souvenir d’une promenade que nous avions été faire en phaéton au Val Richer et où je m’étais endormie sur ses genoux. J’ai toujours conservé cet herbier et il m’a appris à remarquer bien des particularités des fleurs qui ne m’auraient pas frappée sans cela. Quand Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectées comme elle était elle-même, j’avais espéré y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c’était une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion.
Robert m’appela dans le fond du salon, où il était avec sa mère.
— Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dîner demain ensemble ?
— Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je l’ai rencontré devant la porte ; après un instant de froideur, parce que j’avais, malgré moi, laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m’a pas dit que c’était cela qui l’avait froissé, mais je l’ai compris), il a été d’une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c’est à la vie, à la mort.
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l’effet d’une vive sympathie qu’il avait cru qu’on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu’on peut avoir été malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d’une froideur voulue. Aussi je n’ai jamais cru que ses pires violences d’ami, et plus tard d’écrivain, fussent bien profondes. Elles s’exaspéraient si l’on y répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui l’encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude sympathie. « Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l’ai été pour toi, mais je n’ai pas été gentil du tout, ma tante dit que c’est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu n’as pas quelque chose contre elle. »
Heureusement pour moi, si j’avais été dupe de ces paroles, notre imminent départ pour Balbec m’eût empêché d’essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n’avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c’était elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n’eus qu’à me rappeler qu’elle ne m’avait pas même offert d’aller voir les Elstir. D’ailleurs ce n’était pas une déception ; je ne m’étais nullement attendu à ce qu’elle m’en parlât ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n’avais pas à espérer me faire aimer d’elle ; le plus que j’avais pu souhaiter, c’est que, grâce à sa bonté, j’eusse d’elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que j’emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d’un souvenir mêlé d’anxiété et de tristesse.
À tous moments Mme de Marsantes s’interrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il m’aimait ; elle était avec moi d’un empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu’elle avait de faire fâcher ce fils qu’elle n’avait pas encore vu aujourd’hui, avec qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que l’empire qu’elle exerçait n’égalait pas et devait ménager le mien. M’ayant entendu auparavant demander à Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s’informa si c’était celui qui avait habité Nice.
— Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu’il m’épousât, avait répondu Mme de Marsantes. Mon mari m’en a souvent parlé comme d’un homme excellent, d’un cœur délicat et généreux.
« Dire que pour une fois il n’avait pas menti, c’est incroyable », eût pensé Bloch.
Tout le temps j’aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus d’affection que pour moi, et que, m’eût-elle témoigné de l’hostilité, je n’étais pas d’une nature à chercher à le prévenir contre elle, à le détacher d’elle. Mais depuis que Mme de Guermantes était partie, j’étais plus libre d’observer Robert, et je m’aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait s’être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je craignais qu’au souvenir de la scène de l’après-midi il ne fût humilié vis-à-vis de moi de s’être laissé traiter si durement par sa maîtresse, sans riposter.
Brusquement il s’arracha d’auprès de sa mère qui lui avait passé un bras autour du cou, et venant à moi m’entraîna derrière le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis, où celle-ci s’était rassise, puis me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je m’y dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j’allais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l’amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu’il avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans l’embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder :
— Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c’est assez compliqué, ajouta-t-il d’un air d’inattention et de calcul, et comme s’il s’était agi d’un plaisir qu’il avait peur de ne plus retrouver une fois qu’il aurait laissé échapper l’occasion de combiner avec moi les moyens de le réaliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m’écriviez. Mais j’aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai qu’un instant.
— Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d’un des visiteurs.
— Vous voulez m’empêcher de prendre mon chapeau ?
Je supposai, l’aventure m’étant arrivée à moi-même peu auparavant, que, quelqu’un lui ayant enlevé son chapeau, il en avait avisé un au hasard pour ne pas rentrer nu-tête, et que je le mettais dans l’embarras en dévoilant sa ruse. Je lui dis qu’il fallait d’abord que je dise quelques mots à Saint-Loup. « Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. — C’est charmant ce que vous dites là, je le dirai à mon frère. — Ah ! vous croyez que cela peut intéresser M. de Charlus ? (Je me figurais que, s’il avait un frère, ce frère devait s’appeler Charlus aussi. Saint-Loup m’avait bien donné quelques explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées.) — Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron d’un air insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce matin à un de ces déjeuners d’orgie qu’il a avec une femme qui le déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu’il cause à sa pauvre mère et à nous tous en traînant notre nom dans la boue ».
J’aurais voulu répondre qu’au déjeuner avilissant on n’avait parlé que d’Emerson, d’Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché Robert pour qu’il ne bût que de l’eau ; afin de tâcher d’apporter quelque baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu’en ce moment, malgré sa colère contre elle, c’était à lui-même qu’il adressait des reproches. Même dans les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout entier d’un côté, il arrive toujours qu’il y a une vétille qui peut donner à la méchante l’apparence de n’avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait besoin d’elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont été faits et se demandera s’ils n’ont pas quelque fondement.
— Je crois que j’ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sûr je ne l’avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue que nous-même. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout de même le riche qui croit qu’on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu’il s’agisse d’influencer Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a été bien cruelle ; moi qui n’ai jamais cherché que son bien. Mais, je me rends bien compte, elle croit que j’ai voulu lui faire sentir qu’on pouvait la tenir par l’argent, et ce n’est pas vrai. Elle qui m’aime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chérie ; si tu savais, elle a de telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu’elle doit être malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi qu’il arrive je ne veux pas qu’elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait ? peut-être en voyant que j’agis ainsi reconnaîtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c’est l’idée qu’elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter ! Ce qu’on souffre, soi, on le sait, ce n’est rien. Mais elle, se dire qu’elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je deviendrais fou, j’aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Qu’elle soit heureuse sans moi s’il le faut, c’est tout ce que je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c’est immense, cela prend quelque chose de cosmique ; je cours chez le bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu’à ce que je sois là-bas, qu’est-ce qu’elle va pouvoir penser de moi ? Si elle savait seulement que je vais venir ! À tout hasard tu pourras venir chez elle ; qui sait, tout s’arrangera peut-être. Peut-être, dit-il avec un sourire, comme n’osant croire à un tel rêve, nous irons dîner tous les trois à la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre ; pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision est peut-être irrévocable.
Robert m’entraîna brusquement vers sa mère.
— Adieu, lui dit-il ; je suis forcé de partir. Je ne sais pas quand je reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous l’écrirai dès que je le saurai.
Certes Robert n’était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mère, croient qu’une attitude exaspérée à son égard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu’ils adressent aux étrangers. Rien n’est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son fils, comme s’il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer cher sa présence, contrebat immédiatement d’une contradiction ironique, précise, cruelle, l’assertion timidement risquée ; la mère se range aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l’opinion de cet être supérieur qu’elle continuera à vanter à chacun, en son absence, comme une nature délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus acérés. Saint-Loup était tout autre, mais l’angoisse que provoquait l’absence de Rachel faisait que, pour des raisons différentes, il n’était pas moins dur avec sa mère que ne le sont ces fils-là avec la leur. Et aux paroles qu’il prononça je vis le même battement, pareil à celui d’une aile, que Mme de Marsantes n’avait pu réprimer à l’arrivée de son fils, la dresser encore tout entière ; mais maintenant c’était un visage anxieux, des yeux désolés qu’elle attachait sur lui.
— Comment, Robert, tu t’en vas ? c’est sérieux ? mon petit enfant ! le seul jour où je pouvais t’avoir !
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d’une voix d’où elle s’efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement à l’irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta :
— Tu sais que ce n’est pas gentil ce que tu fais là.
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer qu’elle n’entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu’il ne lui reprochât pas d’entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d’un attendrissement, c’est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se mit-il en colère :
— C’est regrettable, mais gentil ou non, c’est ainsi.
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être mériter ; c’est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot ; ayant posé d’abord que leur résolution est inébranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu’ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent, mais ceux qui les mettent dans la nécessité d’y résister, de sorte que leur propre dureté peut aller jusqu’à la plus extrême cruauté sans que cela fasse à leurs yeux qu’aggraver d’autant la culpabilité de l’être assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lâchement la douleur d’agir contre leur propre pitié. D’ailleurs, d’elle-même Mme de Marsantes cessa d’insister, car elle sentait qu’elle ne le retiendrait plus.
— Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce qu’il faut qu’il aille faire une visite tout à l’heure.
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de Marsantes, mais j’aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu’elle ne crût pas que j’étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui. J’aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui parla la première :
— Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes ; il n’a pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu, s’il n’était pas encore parti, j’aurais voulu le rattraper, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je trouve qu’il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur l’escalier ?
Et nous allâmes jusque-là :
— Robert ! Robert ! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard.
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d’une mission pour faire rompre Robert et sa maîtresse qu’il y a quelques heures pour qu’il partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m’eût jugé un ami traître, dans l’autre cas sa famille m’eût appelé son mauvais génie. J’étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif, moqueur, et sans grande pitié qu’on a en montrant une épouse trop jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la comédie) et qui signifie : « Tiens, il a dû y avoir de l’orage. »
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que, d’après leurs conventions, il n’aurait pas dû lui donner. Mais d’ailleurs cela revint au même car elle n’en voulut pas, et même, dans la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu’elle donnait étaient un calcul pour se l’attacher. Pourtant elle ne tenait pas à l’argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu’elle croyait pauvres, des charités insensées. « En ce moment, disaient à Robert ses amis pour faire contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de Rachel, en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère. Cette Rachel, c’est une énigme, un véritable sphinx. » Au reste combien de femmes intéressées, puisqu’elles sont entretenues, ne voit-on pas, par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant !
Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n’était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa confiance en Rachel. Car c’est une charmante loi de nature, qui se manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu’on vive dans l’ignorance parfaite de ce qu’on aime. D’un côté du miroir, l’amoureux se dit : « C’est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n’ai plus qu’à mourir, et pourtant elle m’aime ; elle m’aime tant que peut-être… mais non ce ne sera pas possible. » Et dans l’exaltation de son désir, dans l’angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de l’argent pour lui éviter un souci ! cependant, de l’autre côté de la cloison, à travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles qu’échangent les promeneurs devant un aquarium, le public dit : « Vous ne la connaissez pas ? je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de gens, il n’y a pas pis que ça comme fille. C’est une pure escroqueuse. Et roublarde ! » Et peut-être le public n’a-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette dernière épithète, car même l’homme sceptique qui n’est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement dit à ses amis : « Mais non, mon cher, ce n’est pas du tout une cocotte ; je ne dis pas que dans sa vie elle n’ait pas eu deux ou trois caprices, mais ce n’est pas une femme qu’on paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle c’est cinquante mille francs ou rien du tout. » Or, lui, a dépensé cinquante mille francs pour elle, il l’a eue une fois, mais elle, trouvant d’ailleurs pour cela un complice chez lui-même, dans la personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu’il était de ceux qui l’avaient eue pour rien. Telle est la société, où chaque être est double, et où le plus percé à jour, le plus mal famé, ne sera jamais connu par un certain autre qu’au fond et sous la protection d’une coquille, d’un doux cocon, d’une délicieuse curiosité naturelle. Il y avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de femmes : c’est qu’ils avaient été ruinés par Rachel.
— Je ne me reproche qu’une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes, c’est de lui avoir dit qu’il n’était pas gentil. Lui, ce fils adorable, unique, comme il n’y en a pas d’autres, pour la seule fois où je le vois, lui avoir dit qu’il n’était pas gentil, j’aimerais mieux avoir reçu un coup de bâton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir qu’il ait ce soir, lui qui n’en a pas tant, il lui sera gâté par cette parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous êtes pressé.
Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiété. Ces sentiments se rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l’être pour redevenir grande dame :
— J’ai été intéressée, si heureuse, de causer un peu avec vous. Merci ! merci !
Et d’un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants, enivrés, comme si ma conversation était un des plus grands plaisirs qu’elle eût connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien avec les fleurs noires sur la robe blanche à ramages ; ils étaient d’une grande dame qui sait son métier.
— Mais, je ne suis pas pressé, Madame, répondis-je ; d’ailleurs j’attends M. de Charlus avec qui je dois m’en aller.
Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariée. S’il ne s’était agi d’une chose qui ne pouvait intéresser un sentiment de cette nature, il m’eût paru que ce qui me semblait en alarme à ce moment-là chez Mme de Villeparisis, c’était la pudeur. Mais cette hypothèse ne se présenta même pas à mon esprit. J’étais content de Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus, de Mme de Villeparisis, je ne réfléchissais pas, et je parlais gaiement à tort et à travers.
— Vous devez partir avec mon neveu Palamède ? me dit-elle.
Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme de Villeparisis que je fusse lié avec un neveu qu’elle prisait si fort : « Il m’a demandé de revenir avec lui, répondis-je avec joie. J’en suis enchanté. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et je suis décidé à tout pour que nous le soyons davantage. »
De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse : « Ne l’attendez pas, me dit-elle d’un air préoccupé, il cause avec M. de Faffenheim. Il ne pense déjà plus à ce qu’il vous a dit. Tenez, partez, profitez vite pendant qu’il a le dos tourné. »
Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n’eussent été les circonstances, à celui de la pudeur. Son insistance, son opposition auraient pu, si l’on n’avait consulté que son visage, paraître dictées par la vertu. Je n’étais, pour ma part, guère pressé d’aller retrouver Robert et sa maîtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant à ce que je partisse que, pensant peut-être qu’elle avait à causer d’affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. À côté d’elle M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis. On aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain, pour faire cet homme qui valait si cher. Au moment où je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle était la puissance que la bonne éducation avait sur M. de Guermantes, sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne régnait pas aussi en maîtresse sur l’esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses bons mots, mais ne se déridait pas à ceux des autres.
Dans l’escalier, j’entendis derrière moi une voix qui m’interpellait :
— Voilà comme vous m’attendez, Monsieur.
C’était M. de Charlus.
— Cela vous est égal de faire quelques pas à pied ? me dit-il sèchement, quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu’à ce que j’aie trouvé un fiacre qui me convienne.
— Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur ?
— Ah ! voilà, en effet, j’avais certaines choses à vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu’elles pourraient être pour vous le point de départ d’avantages inappréciables. Mais j’entrevois aussi qu’elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n’ai pas le plaisir de vous connaître assez pour en décider. Peut-être aussi n’avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant d’ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut être que de l’ennui.
Je protestai qu’alors il n’y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas être de son goût.
— Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d’un ton dur. Il n’y a rien de plus agréable que de se donner de l’ennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs d’entre nous, l’étude des arts, le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions sûrs qu’il en valût la peine. Toute la question est là ; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non ?
— Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m’en causera un très grand. Je suis profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi et chercher à m’être utile.
À mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu’il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité intermittente qui m’avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec la dureté de son accent :
— Avec l’inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense, cette dureté perçante qui m’avaient frappé le premier matin où je l’avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant, près de l’épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa maîtresse, dans le parc de Tansonville ; tantôt il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à cette heure de relais, avec tant d’insistance que plusieurs s’arrêtèrent, le cocher ayant cru qu’on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congédiait aussitôt.
— Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous adresser.
J’étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu’à Balbec.
— Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c’est par « manque de relations », par crainte de la solitude et de l’ennui, que je m’adresse à vous. Je n’aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous l’avez peut-être appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, l’empereur d’Autriche, qui m’a toujours honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne, il serait aujourd’hui roi de France. J’ai souvent pensé, Monsieur, qu’il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d’expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n’ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je livrerais en quelques mois ce que j’ai mis plus de trente ans à acquérir et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets qu’un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des événements accomplis, mais de l’enchaînement de circonstances (c’était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu’il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de l’avenir.
M. de Charlus s’interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlé sans qu’il eût l’air d’entendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu’il disait qu’il avait l’air de penser à toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse ; il me demanda si mon camarade était jeune, était beau, etc. Bloch, s’il l’eût entendu, eût été plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes, de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. « Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était Français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était Juif. » La déclaration de cette incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu’aucune des personnes que j’avais rencontrées. Il protesta au contraire contre l’accusation de trahison portée contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme : « Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intéresser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir avec la France ? » J’objectai que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. « Peut-être et il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas qu’ils mettront grand cœur à défendre la France, et c’est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles de l’hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu’il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonté admirables, de la part du baron, à l’égard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me disais que les rapports, peu étudiés jusqu’ici, me semblait-il, entre la bonté et la méchanceté dans un même cœur, pour divers qu’ils puissent être, seraient intéressants à établir.
Je l’avertis qu’en tout cas Mme Bloch n’existait plus, et que quant à M. Bloch je me demandais jusqu’à quel point il se plairait à un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché. « Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités de l’Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s’amuser de leurs jeux. » À ce moment j’aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j’offris à M. de Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que j’allais déchaîner chez mon compagnon : « Me le présenter ! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs ! On ne me connaît pas si facilement que ça. Dans le cas actuel l’inconvenance serait double à cause de la juvénilité du présentateur et de l’indignité du présenté. Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que j’esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu’il se soit laissé copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu’à exprimer ma satisfaction. » D’ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il était en train d’adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien accueillis d’elle. J’en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d’air, avait fait il y a quelques jours voler jusqu’à elle M. Bloch. Le père de mon ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté de l’antisémitisme de cette dame qu’il trouvait une preuve de la sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui donnait aussi du prix à la visite qu’elle l’avait autorisée à lui faire. Il n’avait même pas été blessé qu’elle eût dit étourdiment devant lui : « M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes dans le même sac que les protestants et les juifs. C’est charmant cette promiscuité ! » « Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M. Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé ! » Mais M. Nissim Bernard n’avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d’ange. S’attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les années venaient, pour des raisons que l’on verra plus tard, il avait maintenant l’air d’une larve préraphaélite où des poils se seraient malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. « Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n’a qu’un inconvénient : c’est qu’elle détruit la société (je ne dis pas la bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette épithète louangeuse) par l’afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je trouve même chez mes cousines parce qu’ils font partie de la ligue de la Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit à une qualification sociale. » Cette frivolité de M. de Charlus l’apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l’Opéra où il avait semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force ne m’avoir nullement vu que j’aurais fini par le croire si bientôt un petit incident ne m’avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être il n’aimait pas à être vu avec moi.
— Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe. Or l’entourage de l’un d’eux veut le guérir de sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l’histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C’était une folie. On l’en guérit. Mais dès qu’il ne fut plus fou il devint bête. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu’ils nous protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de l’estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants spécialistes de l’estomac le soignèrent sans résultat. Je l’amenai à un certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce qu’il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l’estomac digère parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l’éliminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d’estomac imaginaire qui le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l’estomac guéri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-être ce qu’eût pu être un homme éminent du passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d’une humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l’électricité. Ne soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je n’estime pas que vous m’en rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m’intéresser, je n’ai plus qu’une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable d’être enflammée par la vertu. J’ai eu de grands chagrins, Monsieur, et que je vous dirai peut-être un jour, j’ai perdu ma femme qui était l’être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu’on pût rêver. J’ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir l’héritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous n’êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et élever si haut la vie ? La mienne y gagnerait par surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de Charlus pour lui demander s’il ne pourrait pas me faire rencontrer sa belle-sœur, mais, à ce moment, j’eus le bras vivement déplacé par une secousse comme électrique. C’était M. de Charlus qui venait de retirer précipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant, il promenât ses regards dans toutes les directions, il venait seulement d’apercevoir M. d’Argencourt qui débouchait d’une rue transversale. En nous voyant, M. d’Argencourt parut contrarié, jeta sur moi un regard de méfiance, presque ce regard destiné à un être d’une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de nous éviter. Mais on eût dit que M. de Charlus tenait à lui montrer qu’il ne cherchait nullement à ne pas être vu de lui, car il l’appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-être que M. d’Argencourt ne me reconnût pas, M. de Charlus lui dit que j’étais un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup ; que lui-même, Charlus, était un vieil ami de ma grand’mère, heureux de reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu’il avait pour elle. Néanmoins je remarquai que M. d’Argencourt, à qui pourtant j’avais été à peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu’il n’avait été il y a une heure ; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois qu’il me rencontrait. Il m’observait avec une curiosité qui n’avait rien de sympathique et sembla même avoir à vaincre une résistance quand, en nous quittant, après une hésitation, il me tendit une main qu’il retira aussitôt.
— Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt, bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et coureur, fourbe comme dans les pièces, est un de ces hommes incapables de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment grandes. J’espère que notre amitié le sera, si elle doit se fonder un jour, et j’espère que vous me ferez l’honneur de la tenir autant que moi à l’abri des coups de pied d’un de ces ânes qui, par désœuvrement, par maladresse, par méchanceté, écrasent ce qui semblait fait pour durer. C’est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du monde.
— La duchesse de Guermantes semble très intelligente. Nous parlions tout à l’heure d’une guerre possible. Il paraît qu’elle a là-dessus des lumières spéciales.
— Elle n’en a aucune, me répondit sèchement M. de Charlus. Les femmes, et beaucoup d’hommes d’ailleurs, n’entendent rien aux choses dont je voulais parler. Ma belle-sœur est une femme charmante qui s’imagine être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur vous qu’une action fâcheuse, comme d’ailleurs toute fréquentation mondaine. Et c’est justement une des premières choses que j’allais vous dire quand ce sot m’a interrompu. Le premier sacrifice qu’il faut me faire — j’en exigerai autant que je vous ferai de dons — c’est de ne pas aller dans le monde. J’ai souffert tantôt de vous voir à cette réunion ridicule. Vous me direz que j’y étais bien, mais pour moi ce n’est pas une réunion mondaine, c’est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un homme arrivé, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde, ce sera peut-être sans inconvénients. Alors je n’ai pas besoin de vous dire de quelle utilité je pourrai vous être. Le « Sésame » de l’hôtel Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s’ouvre grande devant vous, c’est moi qui le détiens. Je serai juge et entends rester maître de l’heure.
Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis pour tâcher de savoir quelle était exactement celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je n’aurais voulu et je demandai ce que c’était que la famille Villeparisis.
— C’est absolument comme si vous me demandiez ce que c’est que la famille : « rien » me répondit M. de Charlus. Ma tante a épousé par amour un M. Thirion, d’ailleurs excessivement riche, et dont les sœurs étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s’est appelé le marquis de Villeparisis. Cela n’a fait de mal à personne, tout au plus un peu à lui, et bien peu ! Quant à la raison, je ne sais pas ; je suppose que c’était, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur né à Villeparisis, vous savez que c’est une petite localité près de Paris. Ma tante a prétendu qu’il y avait ce marquisat dans la famille, elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du moment qu’on prend un nom auquel on n’a pas droit, le mieux est de ne pas simuler des formes régulières.
« Mme de Villeparisis, n’étant que Mme Thirion, acheva la chute qu’elle avait commencée dans mon esprit quand j’avais vu la composition mêlée de son salon. Je trouvais injuste qu’une femme dont même le titre et le nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales. Mme de Villeparisis redevenant ce qu’elle m’avait paru être dans mon enfance, une personne qui n’avait rien d’aristocratique, ces grandes parentés qui l’entouraient me semblèrent lui rester étrangères. Elle ne cessa dans la suite d’être charmante pour nous. J’allais quelquefois la voir et elle m’envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n’avais nullement l’impression qu’elle fût du faubourg Saint-Germain, et si j’avais eu quelque renseignement à demander sur lui, elle eût été une des dernières personnes à qui je me fusse adressé.
» Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne feriez que nuire à votre situation, déformer votre intelligence et votre caractère. Du reste il faudrait surveiller, même et surtout, vos camaraderies. Ayez des maîtresses si votre famille n’y voit pas d’inconvénient, cela ne me regarde pas et même je ne peux que vous y encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientôt besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit sont de petites fripouilles, de petits misérables capables de vous faire un tort que vous ne réparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est à la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous être utile en rien ; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de moi, il me semble ne pas présenter d’inconvénient sérieux, à ce que je crois. Du moins, lui c’est un homme, ce n’est pas un de ces efféminés comme on en rencontre tant aujourd’hui qui ont l’air de petits truqueurs et qui mèneront peut-être demain à l’échafaud leurs innocentes victimes. (Je ne savais pas le sens de cette expression d’argot : « truqueur ». Quiconque l’eût connue eût été aussi surpris que moi. Les gens du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on peut reprocher certaines choses à montrer qu’ils ne craignent nullement de parler d’elles. Preuve d’innocence à leurs yeux. Mais ils ont perdu l’échelle, ne se rendent plus compte du degré à partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop spéciale, trop choquante, sera plutôt une preuve de corruption que de naïveté.) Il n’est pas comme les autres, il est très gentil, très sérieux.
Je ne pus m’empêcher de sourire de cette épithète de « sérieux » à laquelle l’intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le sens de « vertueux », de « rangé », comme on dit d’une petite ouvrière qu’elle est « sérieuse ». À ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers ; un jeune cocher, ayant déserté son siège, le conduisait du fond de la voiture où il était assis sur les coussins, l’air à moitié gris. M. de Charlus l’arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment.
— De quel côté allez-vous ?
— Du vôtre (cela m’étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur).
— Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je reste dans la voiture ?
— Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez à ma proposition, me dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour y réfléchir, écrivez-moi. Je vous le répète, il faudra que je vous voie chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyauté, de discrétion que d’ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais, au cours de ma vie, j’ai été si souvent trompé par les apparences que je ne veux plus m’y fier. Sapristi ! c’est bien le moins qu’avant d’abandonner un trésor je sache en quelles mains je le remets. Enfin, rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous êtes comme Hercule dont, malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte musculature, au carrefour de deux routes. Tâchez de ne pas avoir à regretter toute votre vie de n’avoir pas choisi celle qui conduisait à la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n’avez pas encore baissé la capote ? je vais plier les ressorts moi-même. Je crois du reste qu’il faudra aussi que je conduise, étant donné l’état où vous semblez être.
Et il sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot.
Pour ma part, à peine rentré à la maison, j’y retrouvai le pendant de la conversation qu’avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle : c’était une dispute entre notre maître d’hôtel, qui était dreyfusard, et celui des Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui s’opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l’homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manœuvrait par le sentiment des gens qui ne l’avaient jamais vu, alors que pour lui l’affaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème irréfutable et qu’il démontra, en effet, par la plus étonnante réussite de politique rationnelle (réussite contre la France, dirent certains) qu’on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un ministère Clemenceau, changea de fond en comble l’opinion publique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre. Peut-être ce rationaliste manœuvreur de foules était-il lui-même manœuvré par son ascendance. Quand les systèmes philosophiques qui contiennent le plus de vérités sont dictés à leurs auteurs, en dernière analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme l’affaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, à l’insu du raisonneur, gouverner sa raison ? Bloch croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race. Sans doute la raison est plus libre ; elle obéit pourtant à certaines lois qu’elle ne s’est pas données. Le cas du maître d’hôtel des Guermantes et du nôtre était particulier. Les vagues des deux courants de dreyfusisme et d’antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la France, étaient assez silencieuses, mais les rares échos qu’elles émettaient étaient sincères. En entendant quelqu’un, au milieu d’une causerie qui s’écartait volontairement de l’Affaire, annoncer furtivement une nouvelle politique, généralement fausse mais toujours souhaitée, on pouvait induire de l’objet de ses prédictions l’orientation de ses désirs. Ainsi s’affrontaient sur quelques points, d’un côté un timide apostolat, de l’autre, une sainte indignation. Les deux maîtres d’hôtel que j’entendis en rentrant faisaient exception à la règle. Le nôtre laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des Guermantes qu’il était innocent. Ce n’était pas pour dissimuler leurs convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d’hôtel, incertain si la révision se ferait, voulait d’avance, pour le cas d’un échec, ôter au maître d’hôtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maître d’hôtel des Guermantes pensait qu’en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l’île du Diable un innocent.
Je remontai et trouvai ma grand’mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu’elle avait, elle se plaignait de sa santé. C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand’mère passaient souvent inaperçus à son attention toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver à les guérir, elle s’efforçait en vain de les comprendre. Si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à la pensée de ma grand’mère, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu’eux, de ceux à qui l’esprit humain a fini par s’adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d’un étranger on va chercher quelqu’un du même pays qui servira d’interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s’apaisera bientôt. Cottard, qu’on avait appelé auprès de ma grand’mère et qui nous avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première minute où nous lui avions dit que ma grand’mère était malade : « Malade ? Ce n’est pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer l’agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d’effet parce que ma grand’mère y mettait beaucoup de sel (Widal n’ayant pas encore fait ses découvertes), dont on ignorait l’inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance d’implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande, car de cet amoncellement d’erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu’on prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand’mère. Nous n’eûmes pas besoin de l’y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l’âme de ma grand’mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3. Pour la première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température marquée. Hélas ! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de raison n’avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain, à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand’mère que presque aussitôt, comme d’un seul bond, belle de certitude et de l’intuition d’un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était venue s’arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge étincelante. Elle ne disait rien d’autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors, pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d’interroger le corps mais peut lui commander, un fébrifuge du même ordre que l’aspirine, non encore employée alors. Nous n’avions pas fait baisser le thermomètre au delà de 37°½ dans l’espoir qu’il n’aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à ma grand’mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien implacable à qui on montre l’ordre d’une autorité supérieure auprès de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle répond : « C’est bien, je n’ai rien à dire, du moment que c’est comme ça, passez », la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire : « À quoi cela vous servira-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l’ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés. » Alors ma grand’mère éprouva la présence, en elle, d’une créature qui connaissait mieux le corps humain que ma grand’mère, la présence d’une contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant — bien antérieur à la création de l’homme qui pense ; — elle sentit cet allié millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au cœur, au coude ; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé, la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma grand’mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de cette entrevue qu’elle venait d’avoir, à travers tant de siècles, avec un climat antérieur à la création même des plantes. De son côté le thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau d’argent. Hélas ! d’autres créatures inférieures, que l’homme a dressées à la chasse de ces gibiers mystérieux qu’il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre d’albumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état persistant que nous n’apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi l’instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il m’avait parlé du docteur du Boulbon comme d’un médecin qui ne m’ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s’adapteraient à la singularité de mon intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent des résistances que nous leur opposions d’abord et se nourrissent de riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus au sujet de quelqu’un que nous ne connaissons pas ont eu la vertu d’éveiller en nous l’idée d’un grand talent, d’une sorte de génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d’un œil plus profond qu’un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu’il était plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant de mourir avait prédit qu’il régnerait sur la neurologie et la psychiatrie. « Ah ! je ne sais pas, c’est très possible », dit Françoise qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l’empêchait nullement de dire : « C’est possible. » Ses « c’est possible », ses « peut-être », ses « je ne sais pas » étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre : « Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien à la chose dont il s’agit, comment pouvez-vous même dire que c’est possible ou pas, vous n’en savez rien ? En tout cas maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous l’avons dit, et vos « peut-être », vos « c’est possible » ne sont pas de mise puisque c’est certain. »
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un homme supérieur, d’une intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mère de le faire venir, et l’espoir que, par une vue juste du mal, il le guérirait peut-être, finit par l’emporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, d’effrayer ma grand’mère. Ce qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma grand’mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de la Fayette : « On disait qu’elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces personnes si précipitées dans leur jugement : « Mme de la Fayette n’est pas folle » et je m’en tenais là. Il a fallu qu’elle soit morte pour faire voir qu’elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelé donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu’on ne lui cita pas, du moins à ma grand’mère. Au lieu de l’ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l’illusion de scruter profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être tenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu’il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l’empire sur elle, — il commença à parler de Bergotte.
— Ah ! je crois bien, Madame, c’est admirable ; comme vous avez raison de l’aimer ! Mais lequel de ses livres préférez-vous ? Ah ! vraiment ! Mon Dieu, c’est peut-être en effet le meilleur. C’est en tout cas son roman le mieux composé : Claire y est bien charmante ; comme personnage d’homme lequel vous y est le plus sympathique ?
Je crus d’abord qu’il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l’ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d’esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu’il n’était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j’ai compris que, surtout particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand’mère était bien intacte. Comme à contre-cœur il l’interrogea un peu sur sa vie, l’œil sombre et fixe. Puis tout à coup, comme apercevant la vérité et décidé à l’atteindre coûte que coûte, avec un geste préalable qui semblait avoir peine à s’ébrouer, en les écartant, du flot des dernières hésitations qu’il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand’mère d’un œil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l’intelligence nuançait toutes les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce qu’elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté) :
— Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de vous que ce soit aujourd’hui même, où vous comprendrez que vous n’avez rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m’avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ?
— Mais, Monsieur, j’ai un peu de fièvre.
Il toucha sa main.
— Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu’à 39° ?
— Mais j’ai aussi un peu d’albumine.
— Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j’ai décrit sous le nom d’albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d’une indisposition, notre petite crise d’albumine que notre médecin s’est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les microbes, l’idée qu’on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité particulière chez les nerveux. Dites-leur qu’une fenêtre fermée est ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur café était plus fort que d’habitude, ils ne fermeront pas l’œil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu’il ne m’a pas suffi de voir vos yeux, d’entendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaître à qui j’avais affaire ? « Ta grand’mère pourrait peut-être aller s’asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mère consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de cela, quelque chose de timide et de déférent qu’elle n’aurait pas eu si elle s’était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand’mère et, comme il n’était pas moins lettré que savant : « Allez aux Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu’aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir exterminé le serpent Python, c’est une branche de laurier à la main qu’Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vénérable, et j’ajouterai — ce qui a sa valeur en thérapeutique, comme en prophylaxie — le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des « patients » est le même chez tous, et ils se flattent d’étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu’ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d’un Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l’étonner en se servant d’un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand’mère : « Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où échoueraient les plus puissants hypnotiques. — Au contraire, Monsieur, le vent m’empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont susceptibles. « Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand’mère par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il n’avait pas tout de même trop d’amour-propre, et comme, en tant qu’« esprit supérieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d’être rassurée par l’ami de Bergotte, ajouta à l’appui de son dire qu’une cousine germaine de ma grand’mère, en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu’une fois ou deux par semaine.
— Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j’aurais pu vous le dire.
— Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire ; mon médecin ne peut pas me faire rester couchée, dit ma grand’mère, soit qu’elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de lui soumettre les objections qu’on y pouvait faire, dans l’espoir qu’il les réfuterait, et que, une fois qu’il serait parti, elle n’aurait plus en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
— Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vésanies ; vous en avez d’autres, vous n’avez pas celle-là. Hier, j’ai visité une maison de santé pour neurasthéniques. Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible. Comme je lui demandais ce qu’il faisait là, il me répondit sans faire un mouvement ni tourner la tête : « Docteur, je suis extrêmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d’exercice, et pendant que je me donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles. Si maintenant je l’éloignais de ces flanelles avant d’avoir laissé tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une bronchite. » Et il l’aurait pris, en effet. « Vous êtes un joli neurasthénique, voilà ce que vous êtes », lui dis-je. Savez-vous la raison qu’il me donna pour me prouver que non ? C’est que, tandis que tous les malades de l’établissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu’on avait dû mettre un cadenas à la balance pour qu’ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n’avoir pas la manie des autres, sans penser qu’il avait aussi la sienne et que c’était elle qui le préservait d’une autre. Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui n’osait pas tourner le cou de peur de s’enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu’elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d’insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies, d’une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma grand’mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n’étiez pas très rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n’y a pas de maladie qu’il ne contrefasse à merveille. Il imite à s’y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l’arythmie du cardiaque, la fébricité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n’entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n’y a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n’est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en élevant gravement l’index, il n’y a pas de grand savant. J’ajouterai que, sans qu’il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n’est pas, ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne dit pas trop de bêtises, c’est un malade à demi guéri, comme un critique est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n’exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n’ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m’endormir sans m’être relevé plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j’ai trouvé hier un poète qui ne tournait pas le cou, j’y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j’y passe mes vacances à me soigner quand j’ai augmenté mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.
— Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grand’mère.
— C’est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez céderont devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu’un de très puissant que je constitue désormais votre médecin. C’est votre mal, votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous ne l’aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d’échanger les joies qu’il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mêmes, c’est un puissant remède, le plus puissant de tous peut-être. Non, je n’en veux pas à votre énergie nerveuse. Je lui demande seulement de m’écouter ; je vous confie à elle. Qu’elle fasse machine en arrière. La force qu’elle mettait pour vous empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu’elle l’emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d’une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l’aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous guérir, vous m’écoutez toute droite, sans vous être appuyée une fois, l’œil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d’horloge et vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m’oppressait depuis plusieurs semaines s’envola, je sentis que ma mère allait laisser éclater sa joie et qu’elle allait voir la mienne, j’éprouvai cette impossibilité de supporter l’attente de l’instant prochain où, près de nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu’on éprouve quand on sait que quelqu’un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermée ; je voulus dire un mot à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à chérir la douleur, maintenant que je savais qu’elle était sortie de ma vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise m’exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue parce qu’une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté, intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied. Car elle était bonne, et ç’aurait été la place idéale si elle n’avait pas écouté les « racontages ».
On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand’mère souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m’avait écrit : « Je ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand’mère n’est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle n’est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fût-ce par prétérition, que je n’oublierai jamais la perfidie de ta conduite et qu’il n’y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais des amis, jugeant ma grand’mère peu souffrante (on ignorait même qu’elle le fût du tout), m’avaient demandé de les prendre le lendemain aux Champs-Élysées pour aller de là faire une visite et assister, à la campagne, à un dîner qui m’amusait. Je n’avais plus aucune raison de renoncer à ces deux plaisirs. Quand on avait dit à ma grand’mère qu’il faudrait maintenant, pour obéir au docteur du Boulbon, qu’elle se promenât beaucoup, on a vu qu’elle avait tout de suite parlé des Champs-Élysées. Il me serait aisé de l’y conduire ; pendant qu’elle serait assise à lire, de m’entendre avec mes amis sur le lieu où nous retrouver, et j’aurais encore le temps, en me dépêchant, de prendre avec eux le train pour Ville-d’Avray. Au moment convenu, ma grand’mère ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais ma mère, instruite par du Boulbon, eut l’énergie de se fâcher et de se faire obéir. Elle pleurait presque à la pensée que ma grand’mère allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne s’en relèverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se prêterait si bien à sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait çà et là dans la solidité rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait à la pierre de taille un tiède épiderme, un halo d’or imprécis. Comme Françoise n’avait pas eu le temps d’envoyer un « tube » à sa fille, elle nous quitta dès après le déjeuner. Ce fut déjà bien beau qu’avant elle entrât chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grand’mère mettrait pour sortir. Rentrant moi-même à ce moment-là de ma promenade matinale, j’allai avec elle chez le giletier. « Est-ce votre jeune maître qui vous amène ici, dit Jupien à Françoise, est-ce vous qui me l’amenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la fortune qui vous amènent tous les deux ? » Bien qu’il n’eût pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgré bien des efforts, la violait. Une fois Françoise partie et le mantelet réparé, il fallut que ma grand-mère s’habillât. Ayant refusé obstinément que maman restât avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini à sa toilette, et maintenant que je savais qu’elle était bien portante, et avec cette étrange indifférence que nous avons pour nos parents tant qu’ils vivent, qui fait que nous les faisons passer après tout le monde, je la trouvais bien égoïste d’être si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que j’avais rendez-vous avec des amis et devais dîner à Ville-d’Avray. D’impatience, je finis par descendre d’avance, après qu’on m’eut dit deux fois qu’elle allait être prête. Enfin elle me rejoignit, sans me demander pardon de son retard comme elle faisait d’habitude dans ces cas-là, rouge et distraite comme une personne qui est pressée et qui a oublié la moitié de ses affaires, comme j’arrivais près de la porte vitrée entr’ouverte qui, sans les en réchauffer le moins du monde, laissait entrer l’air liquide, gazouillant et tiède du dehors, comme si on avait ouvert un réservoir, entre les glaciales parois de l’hôtel.
— Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j’aurais pu mettre un autre mantelet. J’ai l’air un peu malheureux avec cela.
Je fus frappé comme elle était congestionnée et compris que, s’étant mise en retard, elle avait dû beaucoup se dépêcher. Comme nous venions de quitter le fiacre à l’entrée de l’avenue Gabriel, dans les Champs-Élysées, je vis ma grand’mère qui, sans me parler, s’était détournée et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de vert, où un jour j’avais attendu Françoise. Le même garde forestier qui s’y trouvait alors y était encore auprès de la « marquise », quand, suivant ma grand’mère qui, parce qu’elle avait sans doute une nausée, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrés du petit théâtre rustique édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu’elle me reconnut. Le garde, délaissant la surveillance des verdures, à la couleur desquelles était assorti son uniforme, causait, assis à côté d’elle.
— Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous retirer.
— Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur ? Voulez-vous me dire où je serais mieux qu’ici, où j’aurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c’est ce que j’appelle mon petit Paris : mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n’y a pas plus de cinq minutes, c’est un magistrat tout ce qu’il y a de plus haut placé. Eh bien ! Monsieur, s’écria-t-elle avec ardeur comme prête à soutenir cette assertion par la violence — si l’agent de l’autorité avait fait mine d’en contester l’exactitude, — depuis huit ans, vous m’entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n’est pas venu. Sur le moment je ne m’en suis pas aperçue, mais le soir tout d’un coup je me suis dit : « Tiens, mais ce monsieur n’est pas venu, il est peut-être mort. » Ça m’a fait quelque chose parce que je m’attache quand le monde est bien. Aussi j’ai été bien contente quand je l’ai revu le lendemain, je lui ai dit : « Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier ? » Alors il m’a dit comme ça qu’il ne lui était rien arrivé à lui, que c’était sa femme qui était morte, et qu’il avait été si retourné qu’il n’avait pas pu venir. Il avait l’air triste assurément, vous comprenez, des gens qui étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l’air content tout de même de revenir. On sentait qu’il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. J’ai tâché de le remonter, je lui ai dit : « Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction. »
La « marquise » reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le protecteur des massifs et des pelouses l’écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui avait plutôt l’air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole.
— Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j’appelle mes salons. Est-ce que ça n’a pas l’air d’un salon, avec mes fleurs ? Comme j’ai des clients très aimables, toujours l’un ou l’autre veut m’apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur préférée.
L’idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tâcher d’échapper physiquement — ou de n’être jugé par elle que par contumace — à un mauvais jugement, je m’avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la « marquise », croyant que je m’ennuyais, s’adressa à moi :
— Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ?
Et comme je refusais :
— Non, vous ne voulez pas ? ajouta-t-elle avec un sourire ; c’était de bon cœur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu’il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir.
À ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la « marquise », car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement :
— Il n’y a rien de libre, Madame.
— Est-ce que ce sera long ? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes.
— Ah ! Madame, je vous conseille d’aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n’ai qu’un cabinet, les autres sont en réparation.
« Ça a une tête de mauvais payeur, dit la « marquise ». Ce n’est pas le genre d’ici, ça n’a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous. »
Enfin ma grand’mère sortit, et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise », et je m’engageai dans une allée, mais lentement, pour que ma grand’mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C’est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand’mère allait me dire : « Je t’ai fait bien attendre, j’espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu’un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l’autre côté. Je craignais qu’elle n’eût encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé.
— J’ai eu peur que tu n’aies eu une nausée, grand’mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu’il lui était impossible, sans m’inquiéter, de ne pas me répondre.
— J’ai entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde, me dit-elle. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! qu’en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu. »
Voilà le propos qu’elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu’elle n’eût fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que je ne les entendis, tant elle les prononça d’une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l’expliquer la peur de vomir.
— Allons, lui dis-je assez légèrement pour n’avoir pas l’air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand’mère qui a une indigestion.
— Je n’osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, c’est plus sage.
J’eus peur qu’elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
— Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur ; c’est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés.
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu’il n’y avait pas à me cacher ce que j’avais deviné tout de suite : qu’elle venait d’avoir une petite attaque.
CHAPITRE PREMIER
MALADIE DE MA GRAND’MÈRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MÉDECIN. DÉCLIN DE MA GRAND’MÈRE. SA MORT.
Nous retraversâmes l’avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand’mère sur un banc et j’allai chercher un fiacre. Elle, au cœur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m’était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu’à de simples passants, j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n’aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu’à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul. Et même ces allusions qu’elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu’elles sortaient du néant de ce même être qui, demain peut-être, n’existerait plus, pour lequel elles n’auraient plus aucun sens, de ce néant — incapable de les concevoir — que ma grand’mère serait bientôt.
— Monsieur, je ne dis pas, mais vous n’avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n’avez pas de numéro. D’ailleurs, ce n’est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me substituer, à moins qu’il ne me fasse appeler en consultation. C’est une question de déontologie…
Au moment où je faisais signe à un fiacre, j’avais rencontré le fameux professeur E…, presque ami de mon père et de mon grand-père, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris d’une inspiration subite, je l’avais arrêté au moment où il rentrait, pensant qu’il serait peut-être d’un excellent conseil pour ma grand’mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait m’éconduire, et je ne pus lui parler qu’en montant avec lui dans l’ascenseur, dont il me pria de le laisser manœuvrer les boutons, c’était chez lui une manie.
— Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand’mère, vous comprendrez après ce que je vais vous dire, qu’elle est peu en état, je vous demande au contraire de passer d’ici une demi-heure chez nous, où elle sera rentrée.
— Passer chez vous ? mais, Monsieur, vous n’y pensez pas. Je dîne chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m’habiller tout de suite ; pour comble de malheur mon habit a été déchiré et l’autre n’a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l’ascenseur, vous ne savez pas le manœuvrer, il faut être prudent en tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin, par amitié pour les vôtres, si votre grand’mère vient tout de suite je la recevrai. Mais je vous préviens que je n’aurai qu’un quart d’heure bien juste à lui donner.
J’étais reparti aussitôt, n’étant même pas sorti de l’ascenseur que le professeur E… avait mis lui-même en marche pour me faire descendre, non sans me regarder avec méfiance.
Nous disons bien que l’heure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous représentons cette heure comme située dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu’elle ait un rapport quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la mort — ou sa première prise de possession partielle de nous, après laquelle elle ne nous lâchera plus — pourra se produire dans cet après-midi même, si peu incertain, cet après-midi où l’emploi de toutes les heures est réglé d’avance. On tient à sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d’un manteau à emporter, du cocher à appeler, on est en fiacre, la journée est tout entière devant vous, courte, parce qu’on veut être rentré à temps pour recevoir une amie ; on voudrait qu’il fît aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu d’une impénétrable obscurité, a choisi précisément ce jour-là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à peu près à l’instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées. Peut-être ceux que hante d’habitude l’effroi de la singularité particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce genre de mort-là — à ce genre de premier contact avec la mort — parce qu’elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon déjeuner l’a précédée et la même sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte ; si malade que fût ma grand’mère, en somme plusieurs personnes auraient pu dire qu’à six heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées, elles l’avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe. Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un coup de chapeau, en s’arrêtant, l’air étonné. Moi qui n’étais pas encore détaché de la vie, je demandai à ma grand’mère si elle lui avait répondu, lui rappelant qu’il était susceptible. Ma grand’mère, me trouvant sans doute bien léger, leva sa main en l’air comme pour dire : « Qu’est-ce que cela fait ? cela n’a aucune importance. »
Oui, on aurait pu dire tout à l’heure, pendant que je cherchais un fiacre, que ma grand’mère était assise sur un banc, avenue Gabriel, qu’un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été bien vrai ? Le banc, lui, pour qu’il se tienne dans une avenue — bien qu’il soit soumis aussi à certaines conditions d’équilibre — n’a pas besoin d’énergie. Mais pour qu’un être vivant soit stable, même appuyé sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d’habitude, plus que nous ne percevons (parce qu’elle s’exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on faisait le vide en nous et qu’on nous laissât supporter la pression de l’air, sentirions-nous, pendant l’instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même, quand les abîmes de la maladie et de la mort s’ouvrent en nous et que nous n’avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous tenir immobiles dans ce que nous croyons d’habitude n’être rien que la simple position négative d’une chose, exige, si l’on veut que la tête reste droite et le regard calme, de l’énergie vitale, et devient l’objet d’une lutte épuisante.
Et si Legrandin nous avait regardés de cet air étonné, c’est qu’à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand’mère semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant à l’abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine retenir son corps précipité, les cheveux en désordre, l’œil égaré, incapable de plus faire face à l’assaut des images que ne réussissait plus à porter sa prunelle. Elle était apparue, bien qu’à côté de moi, plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les coups dont elle portait les traces quand je l’avais vue tout à l’heure aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la main de l’ange invisible avec lequel elle avait lutté. J’ai pensé, depuis, que ce moment de son attaque n’avait pas dû surprendre entièrement ma grand’mère, que peut-être même elle l’avait prévu longtemps d’avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle n’avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu’un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n’élisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire « liant », connaître de lui. C’est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu’elle cause que par l’étrange nouveauté des restrictions définitives qu’elle impose à la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas à l’instant même de la mort, mais des mois, quelquefois des années auparavant, depuis qu’elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l’étranger qu’elle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaît pas de vue, mais des bruits qu’elle l’entend régulièrement faire elle déduit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne l’entend plus. Il est parti. Ah ! si c’était pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le médecin consultant, soumis à la question, comme une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons qu’elle est sur le point de nous trahir, c’est la vie elle-même, et malgré que nous ne la sentions plus la même, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusqu’au jour qu’elle nous a enfin abandonnés.
Je mis ma grand’mère dans l’ascenseur du professeur E…, et au bout d’un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu’il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d’être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Comme il savait ma grand’mère très lettrée et qu’il l’était aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur l’Été radieux qu’il faisait. Il l’avait assise dans un fauteuil, lui à contre-jour, de manière à bien la voir. Son examen fut minutieux, nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchât à sa fin, à refaire quelques citations à ma grand’mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines, que j’eusse préféré entendre un autre jour, mais qui me rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur. Je me rappelai alors que M. Fallières, président du Sénat, avait eu, il y avait nombre d’années, une fausse attaque, et qu’au désespoir de ses concurrents, il s’était mis trois jours après à reprendre ses fonctions et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de ma grand’mère fut d’autant plus complète, que, au moment où je me rappelais l’exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du professeur E… Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le sourcil en voyant qu’il était en retard de cinq minutes, et tout en nous disant adieu sonna pour qu’on apportât immédiatement son habit. Je laissai ma grand’mère passer devant, refermai la porte et demandai la vérité au savant.
— Votre grand’mère est perdue, me dit-il. C’est une attaque provoquée par l’urémie. En soi, l’urémie n’est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’espère me tromper. Du reste, avec Cottard, vous êtes en excellentes mains. Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait sur le bras l’habit noir du professeur. Vous savez que je dîne chez le Ministre du Commerce, j’ai une visite à faire avant. Ah ! la vie n’est pas que roses, comme on le croit à votre âge.
Et il me tendit gracieusement la main. J’avais refermé la porte et un valet nous guidait dans l’antichambre, ma grand’mère et moi, quand nous entendîmes de grands cris de colère. La femme de chambre avait oublié de percer la boutonnière pour les décorations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempêtait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grand’mère qui était perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartîmes vers la maison.
Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d’arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l’ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la malade en bas de l’escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand’mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit au paroxysme d’un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien ; il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d’une maladie qui peut toucher l’intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand’mère attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu’elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c’était pour qu’elle n’eût pas froid dans l’escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop l’altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s’approcha de grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur d’être maladroite et de lui faire mal, l’humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu’il connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne s’attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu’elle ne croyait pas qu’il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté. Ainsi montèrent-elles l’une à côté de l’autre, ma grand’mère à demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand’mère que sa fille n’osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard ébahi, indiscret et de mauvais augure : c’était Françoise. Non qu’elle n’aimât sincèrement ma grand’mère (même elle avait déçue et presque scandalisée par la froideur de maman qu’elle aurait voulu voir se jeter en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance deux particularités qui sembleraient devoir s’exclure, mais qui, quand elles sont assemblées, se fortifient : le manque d’éducation des gens du peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l’impression, voire l’effroi douloureux causé en eux par la vue d’un changement physique qu’il serait plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu’elle ait l’occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui ferait cacher l’intérêt qu’elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand’mère fut couchée, elle se rendit compte qu’elle parlait beaucoup plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urémie avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à maman, l’assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût encore traversés.
— Eh bien ! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l’autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère difficulté qu’elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme tu plains ta mère ! tu as l’air de croire que ce n’est pas désagréable une indigestion !
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent passionnément sur ceux de ma grand’mère, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir :
— Maman, tu seras bientôt guérie, c’est ta fille qui s’y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu’elle accompagna de sa pensée, de tout son être jusqu’au bord de ses lèvres, elle alla le déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand’mère se plaignait d’une espèce d’alluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu’elle ne pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte qu’elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle accusa injustement Françoise de mal « retaper » son lit. Par un mouvement convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes couvertures de fine laine qui s’y amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformée en grève (si on n’y construit une digue) par les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d’avance percé à jour par Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que ma grand’mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux ennemis que d’ailleurs elle n’avait pas, et eût été plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça, en somme, par le même sentiment instinctif qui m’avait fait supposer qu’Andrée plaignait trop Albertine pour l’aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre, celui qui n’aime pas son pays n’en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de l’appeler un quart d’heure après qu’elle s’était endormie, elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l’heure de la messe, et l’heure du premier déjeuner, ma grand’mère eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très haute des devoirs de chacun envers nous ; elle n’eût pas toléré qu’un de nos gens nous « manquât ». Cela avait fait d’elle une si noble, si impérieuse, si efficace éducatrice, qu’il n’y avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui n’eussent vite modifié, épuré leur conception de la vie jusqu’à ne plus toucher le « sou du franc » et à se précipiter — si peu serviables qu’ils eussent été jusqu’alors — pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté — et importé à Paris — l’habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie, et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d’elle une réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu’elle leur dît adieu et qu’ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule raison qu’ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu’elle était souffrante. Et en ce moment où ma grand’mère était si mal, la besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire, et non content d’avoir, à l’exemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il s’était mis, de plus, à emporter des volumes de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais aussi afin, pendant l’autre partie de son temps, d’émailler de citations les lettres qu’il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il s’était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque, étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se reporter. Si bien qu’écrivant à ces paysans dont il escomptait la stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de Lamartine, comme il eût dit : qui vivra verra, ou même : bonjour.
À cause des souffrances de ma grand’mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s’était installé en grand’mère portaient toujours à faux ; c’était elle, c’était son pauvre corps interposé qui les recevait, sans qu’elle se plaignît qu’avec un faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n’étaient pas compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que nous aurions voulu exterminer, c’est à peine si nous l’avions frôlé, nous ne faisions que l’exaspérer davantage, hâtant peut-être l’heure où la captive serait dévorée. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où il délibérait, où les dangers d’un traitement et d’un autre se disputaient en lui jusqu’à ce qu’il s’arrêtât à l’un, la sorte de grandeur d’un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l’Est. » Médicalement, si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, d’autre part, quand ma grand’mère n’avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir ; pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un état nouveau qui l’inquiète, de rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d’incommodités qui n’en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d’une fumée à l’odeur pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs affaires ; un troisième, d’organisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l’odeur qu’il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu’il cherchera chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son odorat incommodé. De là vient sans doute qu’une vive préoccupation empêche de se plaindre d’une rage de dents. Quand ma grand’mère souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et si elle croyait que nous n’étions pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais si elle apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les mêmes plaintes en les accompagnant d’explications qui donnaient rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre :
— Ah ! ma fille, c’est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
— Je n’ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me sens les cheveux en désordre, j’ai mal au cœur, je me suis cognée contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eût dû finir par l’atteindre et l’emporter, ma mère disait :
— Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de t’embrasser sans que tu aies à bouger ?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée, comme si, à force d’humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionné d’elle-même, elle inclinait vers ma grand’mère toute sa vie dans son visage comme dans un ciboire qu’elle lui tendait, décoré en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et si doux qu’on ne savait pas s’ils y étaient creusés par le ciseau d’un baiser, d’un sanglot ou d’un sourire. Ma grand’mère essayait, elle aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l’eût reconnue qu’à la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage, semblaient s’appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand’mère avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas d’un marbre, mais d’une pierre plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer, en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse, désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l’œuvre n’était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau — qu’on avait si péniblement gardé, avec cette dure contraction — descendre.
Dans un de ces moments où, selon l’expression populaire, on ne sait plus à quel saint se vouer, comme ma grand’mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spécialiste X… on était hors d’affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l’outre d’Éole. Ma grand’mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le praticien qui s’était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu’il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n’avaient rien. Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de cœur ou diabète, c’est une maladie du nez mal comprise. À chacun de nous il dit : « Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N’attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes : « Mais débarrasser de quoi ? » Bref tous nos nez étaient malades ; il ne se trompa qu’en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père secoué par des quintes, il sourit à l’idée qu’un ignorant pût croire le mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous étions déjà malades.
La maladie de ma grand’mère donna lieu à diverses personnes de manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous découvraient des chaînons de circonstances, ou même d’amitiés, que nous n’eussions pas soupçonnées. Et les marques d’intérêt données par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient la gravité d’un mal que jusque-là nous n’avions pas assez isolé, séparé des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand’mère. Prévenues par dépêche, ses sœurs ne quittèrent pas Combray. Elles avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d’excellente musique de chambre, dans l’audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu’au chevet de la malade, un recueillement, une élévation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite. Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une même maison où il n’eût pas de frais à faire. Mais autrefois c’était pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu’on lui demandât de parler. Car il était très malade : les uns disaient d’albuminurie, comme ma grand’mère ; selon d’autres il avait une tumeur. Il allait en s’affaiblissant ; c’est avec difficulté qu’il montait notre escalier, avec une plus grande encore qu’il le descendait. Bien qu’appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu’il serait resté chez lui s’il n’avait pas craint de perdre entièrement l’habitude, la possibilité de sortir, lui l’« homme à barbiche » que j’avais connu alerte, il n’y avait pas si longtemps. Il n’y voyait plus goutte, et sa parole même s’embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses œuvres, connues seulement des lettrés à l’époque où Mme Swann patronnait leurs timides efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance d’expansion. Sans doute il arrive que c’est après sa mort seulement qu’un écrivain devient célèbre. Mais c’était en vie encore et durant son lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu’il assistait à celui de ses œuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s’arrête à la pierre de sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n’est pas importuné par la Gloire. Mais pour Bergotte l’antithèse n’était pas entièrement achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait encore, bien que péniblement, tandis que ses œuvres, bondissantes, comme des filles qu’on aime mais dont l’impétueuse jeunesse et les bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu’au pied de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu’il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques années trop tard, car je ne l’admirais plus autant. Ce qui n’est pas en contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une œuvre est rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d’un autre écrivain, obscure encore, n’ait commencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s’imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent, ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s’y voyaient aisément, sinon telles qu’on les avait toujours vues, du moins telles qu’on avait l’habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu’il écrivait. Il disait par exemple : « Les tuyaux d’arrosage admiraient le bel entretien des routes » (et cela c’était facile, je glissais le long de ces routes) « qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel ». Alors je ne comprenais plus parce que j’avais attendu un nom de ville et qu’il m’était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout. Je reprenais mon élan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver à l’endroit d’où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme plus tard au régiment, dans l’exercice appelé portique. Je n’en avais pas moins pour le nouvel écrivain l’admiration d’un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j’admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de l’insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c’était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du xviiie siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein xixe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par l’incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports que je n’avais pas l’habitude de suivre. Le point, toujours le même, où je me sentais retomber, indiquait l’identité de chaque tour de force à faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l’écrivain jusqu’au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d’une drôlerie, d’une vérité, d’un charme, pareils à ceux que j’avais trouvés jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais qu’il n’y avait pas tant d’années qu’un même renouvellement du monde, pareil à celui que j’attendais de son successeur, c’était Bergotte qui me l’avait apporté. Et j’arrivais à me demander s’il y avait quelque vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l’art, qui n’est pas plus avancé qu’au temps d’Homère, et la science aux progrès continus. Peut-être l’art ressemblait-il au contraire en cela à la science ; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé ; et qui me disait que dans vingt ans, quand je saurais accompagner sans fatigue le nouveau d’aujourd’hui, un autre ne surviendrait pas devant qui l’actuel filerait rejoindre Bergotte ?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en m’assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu’en me racontant l’avoir vu, ressemblant, au point de s’y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m’avait mal parlé de lui, c’était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par ignorance de son œuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était amaigri comme s’il avait été opéré d’eux. Son instinct reproducteur ne l’induisait plus à l’activité, maintenant qu’il avait produit au dehors presque tout ce qu’il pensait. Il menait la vie végétative d’un convalescent, d’une accouchée ; ses beaux yeux restaient immobiles, vaguement éblouis, comme les yeux d’un homme étendu au bord de la mer qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot. D’ailleurs si j’avais moins d’intérêt à causer avec lui que je n’aurais eu jadis, de cela je n’éprouvais pas de remords. Il était tellement homme d’habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois qu’il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite chaque jour ce fut pour la raison qu’il était venu la veille. Il arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu’on ne lui parlât pas, pour qu’il pût — bien rarement — parler, de sorte qu’on aurait pu en somme trouver un signe qu’il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à se trouver avec moi, si l’on avait voulu induire quelque chose d’une telle assiduité. Elle n’était pas indifférente à ma mère, sensible à tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous les jours elle me disait : « Surtout n’oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes — discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert entre deux séances de pose la compagne d’un peintre, — supplément à titre gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard. Elle venait nous offrir sa « camériste », si nous aimions le service d’un homme, allait se « mettre en campagne » et mieux, devant nos refus, nous dit qu’elle espérait du moins que ce n’était pas là de notre part une « défaite », mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s’il s’était agi d’elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière (qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand cœur, et d’un rare bonheur d’expression), me furent adressées par le grand-duc héritier de Luxembourg. Je l’avais connu à Balbec où il était venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu’il n’était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après la ravissante fille d’une autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce qu’elle était la fille unique d’un prince à qui appartenait une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg, qui n’avait pas d’enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait approuver par la Chambre qu’il fût déclaré grand-duc héritier. Comme dans tous les mariages de ce genre, l’origine de la fortune est l’obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j’aie rencontrés, déjà dévoré alors d’un sombre et éclatant amour pour sa fiancée. Je fus très touché des lettres qu’il ne cessa de m’écrire pendant la maladie de ma grand’mère, et maman elle-même, émue, reprenait tristement un mot de sa mère : Sévigné n’aurait pas mieux dit.
Le sixième jour, maman, pour obéir aux prières de grand’mère, dut la quitter un moment et faire semblant d’aller se reposer. J’aurais voulu, pour que ma grand’mère s’endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes supplications, elle sortit de la chambre ; elle aimait ma grand’mère ; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu’il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison, beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait commandé cet ouvrier avant que ma grand’mère tombât malade. Il me semblait qu’on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de délicatesse envers ce brave homme, l’état de ma grand’mère ne comptait plus. Quand au bout d’un quart d’heure, exaspéré, j’allai la chercher à la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le « carré » de l’escalier de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l’avantage de permettre, si l’un de nous arrivait, de faire semblant qu’on allait se quitter, mais l’inconvénient d’envoyer d’affreux courants d’air. Françoise quitta donc l’ouvrier, non sans lui avoir encore crié quelques compliments, qu’elle avait oubliés, pour sa femme et son beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure. Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient chance de comprendre ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider « les pauvres Russes » « puisqu’on est alliancé », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours eu « de si bonnes paroles pour nous » ; c’était un effet du même code qui l’eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait qu’il allait « contrarier sa digestion », et qui faisait que, si près de la mort de ma grand’mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait coupable la France, restée neutre à l’égard du Japon, elle eût cru la commettre, en n’allant pas s’excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise qui eut à s’absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu’on donnait, à Combray, à la famille d’un malade : « Vous n’avez pas essayé d’un petit voyage, le changement d’air, retrouver l’appétit, etc… » elle avait ajouté l’idée presque unique qu’elle s’était spécialement forgée et qu’ainsi elle répétait chaque fois qu’on la voyait, sans se lasser, et comme pour l’enfoncer dans la tête des autres : « Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. » Elle ne préconisait pas un genre de cure plutôt qu’un autre, pourvu que cette cure fût radicale. Quant à Françoise, elle voyait qu’on donnait peu de médicaments à ma grand’mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu’à vous abîmer l’estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait dans le Midi des cousins — riches relativement — dont la fille, tombée malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans ; pendant quelques années le père et la mère s’étaient ruinés en remèdes, en docteurs différents, en pérégrinations d’une « station » thermale à une autre, jusqu’au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces parents-là, une espèce de luxe, comme s’ils avaient eu des chevaux de courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu’ils fussent, tiraient une certaine vanité de tant de dépenses. Ils n’avaient plus rien, ni surtout le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter qu’ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, à l’action desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme d’une étoile de l’Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n’était pas insensible à tant de mise en scène ; celle qui entourait la maladie de ma grand’mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l’urémie se portèrent sur les yeux de ma grand’mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux n’étaient nullement ceux d’une aveugle et restaient les mêmes. Et je compris seulement qu’elle ne voyait pas, à l’étrangeté d’un certain sourire d’accueil qu’elle avait dès qu’on ouvrait la porte, jusqu’à ce qu’on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu’il n’y avait plus l’aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du changement de place ou d’expression de la personne qui venait d’entrer ; parce qu’il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu de lui l’attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant l’impression d’une amabilité exagérée. Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand’mère fut sourde. Et comme elle avait peur d’être surprise par l’entrée soudaine de quelqu’un qu’elle n’aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d’écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l’embarras de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand’mère à peu près tout ce qu’elle disait.
Maintenant ma grand’mère, sentant qu’on ne la comprenait plus, renonçait à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m’apercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d’un coup manquent d’air, elle voulait me parler, mais n’articulait que des sons inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait retomber sa tête, s’allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s’occupant d’une action toute matérielle comme de s’essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l’empêchait, autant qu’on pouvait, de le faire, de peur qu’elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissée un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d’ouvrir la fenêtre.
À Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s’était jetée à l’eau, elle m’avait dit (mue peut-être par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète l’avenir) qu’elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d’arracher une désespérée à la mort qu’elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n’eûmes que le temps de saisir ma grand’mère, elle soutint contre ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jeté sur elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce n’était plus son regard d’autrefois, c’était le regard maussade d’une vieille femme qui radote…
À force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise finit par se persuader que la demande venait de ma grand’mère. Elle apporta des brosses, des peignes, de l’eau de Cologne, un peignoir. Elle disait : « Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne ; si faible qu’on soit on peut toujours être peignée. » C’est-à-dire, on n’est jamais trop faible pour qu’une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j’entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en train de rendre la santé à ma grand’mère, sous l’éplorement d’une vieille chevelure qui n’avait pas la force de supporter le contact du peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu’on lui donnait, s’écroulait dans un tourbillon incessant où l’épuisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait avoir terminé s’approchait et je n’osai pas la hâter en lui disant : « C’est assez », de peur qu’elle ne me désobéît. Mais en revanche je me précipitai quand, pour que ma grand’mère vît si elle se trouvait bien coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus d’abord heureux d’avoir pu l’arracher à temps de ses mains, avant que ma grand’mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût aperçu par mégarde une image d’elle-même qu’elle ne pouvait se figurer. Mais, hélas ! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front qu’on avait tant fatigué, elle me regarda d’un air étonné, méfiant, scandalisé : elle ne m’avait pas reconnu.
Selon notre médecin c’était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu’on mettrait des ventouses « clarifiées ». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de clarifiées qu’elle n’eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus à la lettre s qu’à la lettre c ; elle disait en effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c’était écrit) « esclarifiées ». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup d’espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après, j’entrai chez ma grand’mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d’autrefois (peut-être encore plus surchargés d’intelligence qu’ils n’étaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c’est à ses yeux seuls qu’elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques gouttes de sang qu’on tire), ses yeux, doux et liquides comme de l’huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la malade l’univers reconquis. Son calme n’était plus la sagesse du désespoir mais de l’espérance. Elle comprenait qu’elle allait mieux, voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d’un beau sourire pour que je susse qu’elle se sentait mieux, et me pressa légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand’mère avait de voir certaines bêtes, à plus forte raison d’être touchée par elles. Je savais que c’était en considération d’une utilité supérieure qu’elle supportait les sangsues. Aussi Françoise m’exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires qu’on a avec un enfant qu’on veut faire jouer : « Oh ! les petites bébêtes qui courent sur Madame. » C’était, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand’mère, dont la figure avait pris la calme bravoure d’un stoïcien, n’avait même pas l’air d’entendre.
Hélas ! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu’à ce moment où ma grand’mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C’est qu’elle s’était commandé une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d’essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m’appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu’une profonde douleur accable témoignent fût-ce aux petits ennuis des autres :
— Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
— Je ne dormais pas, répondis-je en m’éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu’amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile, qui, à l’instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c’était non du sommeil, mais de la veille ; étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l’existence mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui qui s’éveille de se dire : « J’ai dormi. »
D’une voix si douce qu’elle semblait craindre de me faire mal, ma mère me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains :
— Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand’mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c’est parce qu’elles fermaient mal plutôt que parce qu’elles s’ouvraient qu’elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant l’obscurité d’une vision organique et d’une souffrance interne. Toute cette agitation ne s’adressait pas à nous qu’elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n’était plus qu’une bête qui remuait là, ma grand’mère où était-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les couvertures d’un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d’aller chercher un peu d’eau et de vinaigre pour imbiber le front de grand’mère. C’était la seule chose qui la rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d’écarter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grand’mère était à toute extrémité s’était immédiatement répandue dans la maison. Un de ces « extras » qu’on fait venir dans les périodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d’ouvrir au duc de Guermantes, lequel, resté dans l’antichambre, me demandait ; je ne pus lui échapper.
— Je viens, mon cher monsieur, d’apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m’excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait tellement l’importance de la politesse qu’il nous faisait, que cela lui cachait le reste et qu’il voulait absolument entrer au salon. En général, il avait l’habitude de tenir à l’accomplissement entier des formalités dont il avait décidé d’honorer quelqu’un et il s’occupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
— Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! c’est une grave erreur. Et si vous me l’aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu’il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d’une princesse du sang. D’ailleurs devant la mort nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand’mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu’une conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m’étonnait pas. Je savais que, chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de respect seulement) comme celui d’un « fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de comprendre pourquoi dès qu’il s’agit d’une duchesse on dit presque toujours : « la vieille duchesse de » ou tout au contraire, d’un air fin et Watteau, si elle est jeune, la « petite duchesse de »), préconisait presque mécaniquement, en clignant de l’œil, dans les cas graves « Dieulafoy, Dieulafoy », comme si on avait besoin d’un glacier « Poiré Blanche » ou pour des petits fours « Rebattet, Rebattet ». Mais j’ignorais que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
À ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d’oxygène qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand’mère, entra elle-même dans l’antichambre où elle ne savait guère trouver M. de Guermantes. J’aurais voulu le cacher n’importe où. Mais persuadé que rien n’était plus essentiel, ne pouvait d’ailleurs la flatter davantage et n’était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur, monsieur, monsieur » répétés, il m’entraîna vers maman en me disant : « Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère ? » en déraillant un peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l’honneur était pour elle qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui, s’attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé seul dans l’antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il n’avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux nouvelles. « Ah ! elle est bien bonne ! » s’écria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche qu’il faillit arracher, sans se soucier de la présence de ma mère qui retraversait l’antichambre. Saint-Loup n’était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin, d’éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit, entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en croire sa joie d’avoir pu économiser un tel dérangement. « Ah ! si on m’avait dit que je n’avais qu’à traverser la cour et que je te trouverais ici, j’aurais cru à une vaste blague ; comme dirait ton camarade M. Bloch, c’est assez farce. » Et tout en s’éloignant avec Robert, qu’il tenait par l’épaule : « C’est égal, répétait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme ; j’ai une sacrée veine. » Ce n’est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé, au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de circonstance et dit : « ce sont des instants très pénibles », vous avoir au besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les présenter à une autre ou « offrir une place » dans leur voiture pour les « ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l’avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l’accueil pourtant si naturel de ma mère, qu’il déclara plus tard qu’elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu’elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu’on lui disait et qu’à son avis elle n’était pas dans son assiette et peut-être même n’avait pas toute sa tête à elle. Il voulut bien cependant, à ce qu’on me dit, mettre cela en partie sur le compte des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très « affectée » par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et révérences à reculons qu’on l’avait empêché de mener à leur fin et se rendait d’ailleurs si peu compte de ce que c’était que le chagrin de maman, qu’il demanda, la veille de l’enterrement, si je n’essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand’mère, qui était religieux, et que je ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l’autorisation, vint ce jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade. À un moment où ma grand’mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entr’ouvert. Je l’ai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n’avais pas remarqué qu’il m’épiait. Chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction. D’ailleurs quel est l’ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec le nôtre, de qui il n’y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader qu’il a dû les oublier ?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration moins pénible demanda des ballons d’oxygène. Ma mère, le docteur, la sœur les tenaient dans leurs mains ; dès que l’un était fini, on leur en passait un autre. J’étais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine par un murmure incessant, ma grand’mère semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientôt qu’il n’était guère moins inconscient, qu’il était aussi purement mécanique, que le râle de tout à l’heure. Peut-être reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la morphine. Il résultait surtout, l’air ne passant plus tout à fait de la même façon dans les bronches, d’un changement de registre de la respiration. Dégagé par la double action de l’oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand’mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l’haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d’un roseau, se mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libérés à l’approche de la mort, font croire à des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette longue phrase qui s’élevait, montait encore, puis retombait pour s’élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de l’oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant, mêlé d’un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains moments s’arrêter tout à fait comme une source s’épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si inutile, mais ne possédait pas l’art si simple, de l’exprimer. Jugeant ma grand’mère tout à fait perdue, c’était ses impressions à elle, Françoise, qu’elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose », du même ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux : « J’ai comme un poids sur l’estomac », ce qui dans les deux cas était plus naturel qu’elle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n’en était pas moins très grand, aggravé d’ailleurs par l’ennui que sa fille, retenue à Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la « cambrousse » et où elle se sentait devenir « pétrousse »), ne pût vraisemblablement revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle avait à tout hasard convoqué d’avance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait qu’il ne serait pas libre à l’heure de l’enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui « raconter ».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d’indifférence, et l’interminable oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui sont inséparables d’un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer. D’ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand’tante) excitait chez moi autant d’antipathie qu’il méritait et obtenait généralement d’estime.
On le « trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu’il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d’usage de ne pas venir à l’enterrement. Je savais d’avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce qu’il avait l’habitude de s’entendre toujours dire :
— Promettez-moi que vous ne viendrez pas « demain ». Faites-le pour « elle ». Au moins n’allez pas « là-bas ». Elle vous avait demandé de ne pas venir.
Rien n’y faisait ; il était toujours le premier à la « maison », à cause de quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de « ni fleurs ni couronnes ». Et avant d’aller à « tout », il avait toujours « pensé à tout », ce qui lui valait ces mots : « Vous, on ne vous dit pas merci. »
— Quoi ? demanda d’une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu sourd et qui n’avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire à mon père.
— Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j’avais reçu ce matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un soleil trop chaud.
— Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
— Où ça dites-vous qu’il fait mauvais temps ? demanda mon grand-père.
— À Combray.
— Ah ! cela ne m’étonne pas, chaque fois qu’il fait mauvais ici il fait beau à Combray, et vice versa. Mon Dieu ! vous parlez de Combray : a-t-on pensé à prévenir Legrandin ?
— Oui, ne vous tourmentez pas, c’est fait, dit mon cousin dont les joues bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction d’y avoir pensé.
À ce moment, mon père se précipita, je crus qu’il y avait du mieux ou du pire. C’était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d’arriver. Mon père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l’acteur qui doit venir jouer. On l’avait fait demander non pour soigner, mais pour constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être un grand médecin, un professeur merveilleux ; à ces rôles divers où il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le père noble, et qui était de venir constater l’agonie ou la mort. Son nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l’emploi, et quand la servante disait : M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. À la dignité de l’attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d’une taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condoléance qu’on eût pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur. Après avoir regardé ma grand’mère sans la fatiguer, et avec un excès de réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse quelques mots à mon père, s’inclina respectueusement devant ma mère, à qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire : « Le professeur Dieulafoy ». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu’on lui remit. Il n’avait pas eu l’air de le voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d’un prestidigitateur à le faire disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête pleine d’une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient que, si cent visites l’attendaient encore, il ne voulait pas avoir l’air pressé. Car il était le tact, l’intelligence et la bonté mêmes. Cet homme éminent n’est plus. D’autres médecins, d’autres professeurs ont pu l’égaler, le dépasser peut-être. Mais l’« emploi » où son savoir, ses dons physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n’existe plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n’avait même pas aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n’était pas ma grand’mère n’existant pas. Je me souviens (et j’anticipe ici) qu’au cimetière, où on la vit, comme une apparition surnaturelle, s’approcher timidement de la tombe et semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d’elle, mon père lui ayant dit : « Le père Norpois est venu à la maison, à l’église, au cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup », ma mère, quand l’ambassadeur s’inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui n’avait pas pleuré. Deux jours plus tôt — et pour anticiper encore avant de revenir à l’instant même auprès du lit où la malade agonisait — pendant qu’on veillait ma grand’mère morte, Françoise, qui, ne niant pas absolument les revenants, s’effrayait au moindre bruit, disait : « Il me semble que c’est elle. » Mais au lieu d’effroi, c’était une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère auprès d’elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l’agonie :
— Vous savez ce que ses sœurs nous ont télégraphié ? demanda mon grand-père à mon cousin.
— Oui, Beethoven, on m’a dit ; c’est à encadrer, cela ne m’étonne pas.
— Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je l’ai toujours dit. Qu’est-ce qu’il y a, on ne donne plus d’oxygène ?
Ma mère dit :
— Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer.
Le médecin répondit :
— Oh ! non, l’effet de l’oxygène durera encore un bon moment, nous recommencerons tout à l’heure.
Il me semblait qu’on n’aurait pas dit cela pour une mourante ; que, si ce bon effet devait durer, c’est qu’on pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de l’oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée, inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fût fini, le souffle s’arrêtait, soit par ces mêmes changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l’anesthésie, le progrès de l’asphyxie, quelque défaillance du cœur. Le médecin reprit le pouls de ma grand’mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asséché, un nouveau chant s’embranchait à la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand’mère en eût conscience, tant d’états heureux et tendres comprimés par la souffrance ne s’échappaient pas d’elle maintenant comme ces gaz plus légers qu’on refoula longtemps ? On aurait dit que tout ce qu’elle avait à nous dire s’épanchait, que c’était à nous qu’elle s’adressait avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m’essuyer les yeux avant que j’allasse embrasser ma grand’mère.
— Mais je croyais qu’elle ne voyait plus, dit mon père.
— On ne peut jamais savoir, répondit le docteur.
Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière d’un long frisson, soit réflexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à travers le voile de l’inconscience ce qu’elles n’ont presque pas besoin des sens pour chérir. Tout d’un coup ma grand’mère se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand’mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand’mère était morte.
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu’ici avaient semblé être moins âgés qu’elle. Mais maintenant, au contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d’où avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que, depuis tant d’années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d’une chaste espérance, d’un rêve de bonheur, même d’une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille.
CHAPITRE DEUXIÈME
VISITE D’ALBERTINE. PERSPECTIVE D’UN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE SAINT-LOUP. L’ESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME. ÉTRANGE VISITE À M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON CARACTÈRE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE.
Bien que ce fût simplement un dimanche d’automne, je venais de renaître, l’existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s’était levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-même. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j’écoutais les coups qu’il frappait contre la trappe avec autant d’émotion que si, pareils aux fameux coups d’archet par lesquels débute la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d’un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l’être centrifuge qu’on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d’une Ève sédentaire, dans ce monde différent.
Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportée une année environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d’une colline pelée — toujours présente même quand elle était invisible — formait en moi une série de plaisirs entièrement distincts de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongé était un monde déjà connu de moi (ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de bruine que ma mémoire avait acquis, notamment des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit, une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m’avait emmené passer vingt-quatre heures, de la fenêtre dont j’avais soulevé les rideaux à l’aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second (à la mince lisière d’un étang et d’un bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume) un cocher en train d’astiquer une courroie, m’étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l’œil obligé de s’adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d’une fresque effacée.
C’est de mon lit que je regardais aujourd’hui ces souvenirs, car je m’étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l’absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n’aurais peut-être osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand’mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données le fussent librement, sincèrement ; elle ne m’aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m’eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m’avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d’après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu’elle se fût refusées à elle-même et qu’elle se persuadait que ma grand’mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m’eût conseillées.
Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable, qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet, n’avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de lui j’entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.
Il n’y avait à la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s’argenter. J’avais rejeté à mes pieds le Figaro que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que j’y avais envoyé un article qui n’y avait pas paru ; malgré l’absence de soleil, l’intensité du jour m’indiquait que nous n’étions encore qu’au milieu de l’après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables comme ils n’auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là que j’avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, m’avait écrit un mot, reçu la veille, où il m’annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensé à moi, qu’il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d’écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas étonné, bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mère il m’eût accusé de perfidie et de trahison. J’avais très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel, qui aimait à exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir — avait persuadé à son amant que j’avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu’il continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand, une fois que je l’eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. Ce n’est pas qu’il ne dût un peu plus tard, à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon définitive. Elles reviennent s’y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d’amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l’amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination. Si l’on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l’église persane dans les brumes, etc.), la malle est déjà bien pleine. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu’à ce qu’on l’ait un peu oubliée, qu’elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu’on se figure, c’est-à-dire dont on est jaloux : tous ceux qu’on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d’argent fréquentes d’une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu’elle est malade et les premières fournissent une présomption, assez vague il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n’a pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d’envois d’argent, car on veut qu’elle ne manque de rien, sauf d’amants (d’un des trois amants qu’on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu’à voir que, même s’il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu’elle était près de son corps, plus commodément qu’elle n’eût été ailleurs, qu’elle se retrouvait à son côté — fût-ce à l’hôtel — comme dans une chambre anciennement connue où l’on a ses habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu’elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.
Pour revenir en arrière, j’avais été d’autant plus troublé par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu’il n’avait pas osé écrire plus explicitement. « Tu peux très bien l’inviter en cabinet particulier, me disait-il. C’est une jeune personne charmante, d’un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d’avance que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu’après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j’avais aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi. On avait répondu que j’aurais une lettre, vers huit heures, ce soir même. Je l’aurais atteint assez vite si j’avais eu pendant l’après-midi qui me séparait de lui le secours d’une visite. Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s’évanouissent, et tout d’un coup c’est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l’uniformité d’un tic tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptées. Et confrontée, par le retour incessant de mon désir, à l’ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mme de Stermaria, cette après-midi, que j’allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique.
Par moments, j’entendais le bruit de l’ascenseur qui montait, mais il était suivi d’un second bruit, non celui que j’espérais : l’arrêt à mon étage, mais d’un autre fort différent que l’ascenseur faisait pour continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce qu’il signifia si souvent la désertion du mien quand j’attendais une visite, est resté pour moi plus tard, même quand je n’en désirais plus aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une sentence d’abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie de nacre et je m’attristais de penser que j’allais rester seul en tête à tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu’une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d’un coup, sans que j’eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec où je n’étais jamais retourné. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports — si insignifiants soient-ils — se trouvent changés, c’est comme une confrontation de deux époques. Il n’y a pas besoin pour cela qu’une ancienne maîtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu’un que nous avons connu dans l’au-jour-le-jour d’un certain genre de vie, et que cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gêné du visage d’Albertine, je pouvais épeler ces questions : « Et Madame de Villeparisis ? Et le maître de danse ? Et le pâtissier ? » Quand elle s’assit, son dos eut l’air de dire : « Dame, il n’y a pas de falaise ici, vous permettez que je m’asseye tout de même près de vous, comme j’aurais fait à Balbec ? » Elle semblait une magicienne me présentant un miroir du Temps. En cela elle était pareille à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il n’y avait que cela. Certes, même à Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j’étais toujours surpris en l’apercevant tant elle était journalière. Mais maintenant on avait peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.
Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps, de sorte que, déjà troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j’avais, le retour d’Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu’on me dise qu’elle était à Paris et qu’elle était passée chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c’était le désir de Balbec ou d’elle qui s’emparait de moi alors, peut-être le désir d’elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec, comme si posséder matériellement une chose, faire sa résidence d’une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et d’ailleurs, même matériellement, quand elle était non plus balancée par mon imagination devant l’horizon marin, mais immobile auprès de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j’aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire que je respirais sur la plage.
Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mélanges charmants qu’une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressée d’une statue d’église, avec une estampe, avec tout ce à cause de quoi on aime en l’une d’elles, chaque fois qu’elle entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez tout à fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l’a fait aimer ; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot. Seulement ces mélanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c’est à notre cœur qu’ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j’anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n’être pas resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière une vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare.
Contrairement à l’ordre habituel de ses villégiatures, cette année elle venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins tard que d’habitude. Il y avait longtemps que je ne l’avais vue. Et comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu’elle fréquentait à Paris, je ne savais rien d’elle pendant les périodes où elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu’elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongé dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de percer.
Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d’eux qu’on change très vite à l’âge qu’avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur. « C’est Andrée qui avait raison, j’étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : « Monsieur ». Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d’Andrée n’étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu’il n’y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s’entr’ouvrait, mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m’étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l’après-midi actuel, puisque alors c’était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas très facile à obtenir, car bien qu’elle n’eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à ma prière, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d’un geste, à supposer même que, pour se donner le plaisir de l’immédiat et assouvir la curiosité qu’on éprouve à l’égard des réactions qu’il amènera sans mot dire, sans demander aucune permission, on n’ait pas fait ce geste. Certes je n’aimais nullement Albertine : fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d’attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent comme le corps d’Ève tenait à peine par les pieds à la hanche d’Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire, dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d’une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît — telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l’été que l’hiver a surprises et épargnées — des Amours d’Herculanum encore en vie en plein xiiie siècle, et traînant leur dernier vol, las mais ne manquant pas à la grâce qu’on peut attendre d’eux, sur toute la façade du porche.
Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon désir m’eût délivré de cette rêverie, et que j’eusse tout aussi volontiers cherché en n’importe quelle autre jolie femme, si l’on m’avait demandé sur quoi — au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse — se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j’aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due (tandis que les traits oubliés de la voix d’Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l’apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l’acception qu’elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu’Elstir était bête et que je me récriais :
— Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu’il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c’est quelqu’un de tout à fait distingué.
De même pour dire du golf de Fontainebleau qu’il était élégant, elle déclara :
— C’est tout à fait une sélection.
À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache ». Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu’à prononcer, terme que, je l’eusse juré, elle ignorait l’année précédente, que depuis qu’elle avait vu Gisèle il s’était passé un certain « laps de temps ». Ce n’est pas qu’Albertine ne possédât déjà quand j’étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu’on est issu d’une famille aisée, et que d’année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu’elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour, pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait, elle avait répondu : « Je suis confuse. » Mme Bontemps n’avait pu s’empêcher de regarder son mari, qui avait répondu :
— Dame, elle va sur ses quatorze ans.
La nubilité plus accentuée s’était marquée quand Albertine, parlant d’une jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi », ou si on s’amusait à des imitations : « Le plus drôle, quand vous la contrefaites, c’est que vous lui ressemblez. » Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu’il le serait, accompagné de l’adjectif « naturel », avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. « Laps de temps » me sembla de meilleur augure encore. Enfin m’apparut l’évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une personne dont l’opinion n’est pas indifférente :
— C’est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J’estime que c’est la meilleure solution, la solution élégante.
C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que, dès les mots « à mon sens », j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit.
Sans doute il arrive que des femmes peu cultivées, épousant un homme fort lettré, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu après la métamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont réservées avec leurs anciennes amies, on remarque avec étonnement qu’elles sont devenues femmes si, en décrétant qu’une personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente ; mais cela est justement le signe d’un changement, et il me semblait qu’il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l’Albertine que j’avais connue à Balbec — celui où les plus grandes hardiesses étaient de dire d’une personne bizarre : « C’est un type », ou, si on proposait à Albertine de jouer : « Je n’ai pas d’argent à perdre », ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu’elle ne trouvait pas justifié : « Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! », phrases dictées dans ces cas-là par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-même, et qu’une jeune fille un peu en colère et sûre de son droit emploie ce qu’on appelle « tout naturellement », c’est-à-dire parce qu’elle les a apprises de sa mère comme à faire sa prière ou à saluer. Toutes celles-là, Mme Bontemps les lui avait apprises en même temps que la haine des Juifs et que l’estime pour le noir où on est toujours convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût formellement enseigné, mais comme se modèle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets récemment nés, de sorte qu’ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mêmes. Malgré tout, « sélection » me parut allogène et « j’estime » encourageant. Albertine n’était plus la même, donc elle n’agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même.
Non seulement je n’avais plus d’amour pour elle, mais je n’avais même plus à craindre, comme j’aurais pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour moi qui n’existait plus. Il n’y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la « petite bande » à laquelle j’avais autrefois tant cherché, et j’avais ensuite été si heureux de réussir à être agrégé. Puis comme elle n’avait même plus, comme à Balbec, un air de franchise et de bonté, je n’éprouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me décida fut une dernière découverte philologique. Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle je cachais mon désir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de même assez jolie : « Oui, me répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence, quand j’avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l’eût jamais appris, et je n’y aurais vu pour ma part aucun inconvénient car nul n’est plus horripilant. À l’entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même « mousmé » ne pouvait m’être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne. Malheureusement il était l’heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu’elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C’était Françoise qui le préparait, elle n’aimait pas qu’il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code qu’Albertine, en l’absence de mes parents, m’eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant « mousmé », ces raisons tombèrent et je me hâtai de dire :
— Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.
— Vraiment !
— Je vous assure.
Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir, car comme quelqu’un qui vous offre une recommandation que vous n’osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu’elle pouvait vous être utile :
— Voulez-vous que j’essaye ? dit-elle avec l’humilité de la femme.
— Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.
— Comme cela ?
— Non, enfoncez-vous.
— Mais je ne suis pas trop lourde ?
Comme elle finissait cette phrase la porte s’ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, étant à écouter à la porte, ou même à regarder par le trou de la serrure. Mais je n’avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dédaigner de s’assurer par les yeux de ce que son instinct avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l’attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu’a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu’elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que l’état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d’information qu’ils possédaient (les siens n’étaient pas plus nombreux : c’était quelques propos, formant à peine le vingtième de notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d’hôtel et inexactement transmis à l’office). Encore ses erreurs tenaient-elles plutôt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, à une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu’à l’insuffisance des ressources matérielles. C’est ainsi que, de nos jours encore, les plus grandes découvertes dans les mœurs des insectes ont pu être faites par un savant qui ne disposait d’aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gênes qui résultaient de sa position de domestique ne l’avaient pas empêchée d’acquérir une science indispensable à l’art qui en était le terme — et qui consistait à nous confondre en nous en communiquant les résultats — la contrainte avait fait plus ; là l’entrave ne s’était pas contentée de ne pas paralyser l’essor, elle y avait puissamment aidé. Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l’attitude par exemple. Comme (si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu’elle crût) elle admettait sans l’ombre d’un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps choquer nos idées, autant sa manière d’écouter nos assertions témoignait de son incrédulité, autant l’accent avec lequel elle rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunité) le récit d’une cuisinière qui lui avait raconté qu’elle avait menacé ses maîtres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le monde de « fumier », mille faveurs, montrait que c’était pour elle parole d’évangile. Françoise ajoutait même : « Moi, si j’avais été patronne je me serais trouvée vexée. » Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une fable invraisemblable, à ce récit d’un si mauvais exemple, en le faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.
Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eût dispensés le régime de la liberté politique ou de l’anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou d’une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise, ne pouvant nous répondre d’une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu’elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu’une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet.
Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eût pas fallu qu’elle vît, par exemple parce qu’il y était parlé d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l’expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placé par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait déjà qu’elle savait tout quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimé, l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frédéric Lemaître. En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine, dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrée inattendue de Françoise, je m’écriai :
— Comment, déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !
Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la première d’excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :
— Faut-il que j’éteinde ?
— Teigne ? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif d’une question grammaticale.
Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :
— Savez-vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser.
— Ce serait un beau malheur.
Je n’obéis pas tout de suite à cette invitation, un autre l’eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu’en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m’était bien agréable, cette invitation. Elle me l’eût été même d’une autre jolie fille du même âge ; mais qu’Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d’images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d’abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n’ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre, où on ne sait pas si on a affaire à l’actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis la femme vraie s’était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m’apercevoir qu’elle n’avait nullement, dans le monde réel, cette facilité amoureuse qu’on lui supposait empreinte dans le tableau magique. J’avais appris qu’il n’était pas possible de la toucher, de l’embrasser, qu’on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n’était pas plus une femme que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d’autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m’apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j’avais eue d’elle, mais facile comme dans la première ; facile, et d’autant plus délicieusement que j’avais cru si longtemps qu’elle ne l’était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l’avais cru d’abord) aboutissait provisoirement à l’agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai ? Et hélas, je n’étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine. En tout cas, même s’il n’y avait pas eu l’attrait romanesque de cet enseignement d’une plus grande richesse de plans découverts l’un après l’autre par la vie (cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goûtait, pendant les dîners de Rivebelle, à retrouver, parmi les masques que l’existence avait superposés dans une calme figure, des traits qu’il avait jadis tenus sous ses lèvres), savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables.
D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui m’était particulièrement chère. Il me semblait que j’aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.
— Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j’aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m’avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».
— Faut-il que je le signe ?
— Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?
— Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.
— Dites-moi, encore un mot : vous savez, à Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé ; vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?
— Ah ! je n’ai aucun souvenir.
— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.
— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai dû penser qu’elle était bien mal élevée et commune.
— Ah ! c’est tout ?
J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je dus me dire : « Enfin, n’y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues d’Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-être pourrai-je considérer la mienne comme en quelque manière accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j’avais choisi entre tous, je l’aurai amené dans ce plan nouveau, où j’aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. » Je me disais cela parce que je croyais qu’il est une connaissance par les lèvres ; je me disais que j’allais connaître le goût de cette rose charnelle, parce que je n’avais pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. Mais les lèvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D’ailleurs à ce moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans l’hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les empêche actuellement de saisir, car, dans cette zone désolée où elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l’odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.
Les dernières applications de la photographie — qui couchent aux pieds d’une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent de près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manœuvrer comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes monuments, rapprochent l’une contre l’autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l’heure si distantes, éloignent la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l’arche d’un pont, dans l’embrasure d’une fenêtre, entre les feuilles d’un arbre situé au premier plan et d’un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres — je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. Bref, de même qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru différente, maintenant — comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme — dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne l’avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum venait d’elle jusqu’à moi. Mais hélas ! — car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites — tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine.
Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d’un solide) la scène inverse de celle de Balbec, que j’étais, moi, couché, et elle levée, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu’elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu’elle avait refusé jadis avec une mine si sévère ? (Sans doute, de cette mine d’autrefois, l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage à l’approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu’il y a entre le geste d’un homme qui achève un blessé et d’un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j’avais à faire honneur et savoir gré de son changement d’attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C’en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c’est qu’à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber.
En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-être expliqué qu’elle eût accordé aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu’à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour, une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.
Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l’avais couchée sur mon lit et où j’avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d’elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue. Bien différente de moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à l’heure, maintenant sans doute et parce qu’elle trouvait que les baisers impliquent l’amour et que l’amour l’emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dîner :
— Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j’ai tout mon temps.
Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l’eût appelée. Albertine — et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer — était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la couche.
Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé, qu’elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de moi, me disait :
— Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.
Comme, lui ayant fait remarquer qu’il était tard, j’ajoutais : « Vous ne me croyez pas ? », elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures :
— Je vous crois toujours.
Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit : « Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la première minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d’un coup je me rappelai que j’avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que je n’avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c’était la petite nièce de Mme Blandais, et j’avais dû une fois aller à une leçon de danse, et même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents. Mais la peur d’avoir le fou rire, et des saignements de nez m’en avaient empêché, de sorte que je ne l’avais jamais vue. J’avais tout au plus cru comprendre autrefois que l’institutrice à plumet des Swann avait été chez ses parents, mais peut-être n’était-ce qu’une sœur de cette institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. « C’est possible, vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se connaissaient que dans l’imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j’avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m’a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire : « Ah ! oui, c’est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant à mes parents un bon point qu’ils ne méritaient pas.
Du reste les notions sociales d’Albertine étaient d’une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles. Que quelqu’un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet (présentés l’un à l’autre dans une de ces réunions où l’on éprouve le besoin de parler de n’importe quoi et où on se sent d’ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortège d’un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu’ils s’appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et sans résultat, s’ils n’ont aucun lien de parenté. Mais ce n’est qu’une exception. Beaucoup d’hommes sont peu honorables, mais nous l’ignorons ou n’en avons cure. Mais si l’homonymie fait qu’on nous remet des lettres à eux destinées, ou vice versa nous commençons par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu’ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l’on nous parle d’eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblent l’avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d’autant plus forte qu’elle n’est pas individuelle, mais se transmet héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient à l’égard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas étonné d’apprendre que cela a commencé par un assassinat. Jusqu’au jour fréquent où, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage.
Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu’il ait engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard. Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi qu’elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J’insistai pour qu’elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossièreté, qu’elle riait presque pour m’excuser, comme une maîtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui cela n’est pas indifférent.
— Vous riez ? lui dis-je.
— Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d’une amitié grande, d’une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.
— Puisque vous m’y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.
Je n’osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria.
— Hélas ! ce sera à l’improviste, je ne sais jamais d’avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?
— Ce sera très possible bientôt car j’aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c’est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l’après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez.
Arrivée à la porte, étonnée que je ne l’eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu’il n’y avait nul besoin d’un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l’heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du cœur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.
Quand m’eut quitté la jeune Picarde, qu’aurait pu sculpter à son porche l’imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m’apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c’est-à-dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j’avais pensé toute la journée avant l’arrivée d’Albertine. C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.
Albertine m’avait tant retardé que la comédie venait de finir quand j’arrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu désireux de prendre à revers le flot des invités qui s’écoulait en commentant la grande nouvelle : la séparation qu’on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m’étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m’imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », d’un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité, vous guérit d’un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mère m’avait réveillé d’un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je renonçais ; j’avais chanté des heures de suite en pleurant l’« Adieu » de Schubert :
... Adieu, des voix étranges
T’appellent loin de moi, céleste sœur des Anges.
Et puis ç’avait été fini. J’avais cessé mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu’on verra se trouver faux, plus tard, que je m’habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m’eut raconté que Jupien, désireux de s’agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la rue que déjà de mon lit j’entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières à manches blanches), j’avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car j’avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes ; telle une femme qui prend des précautions infinies tant qu’elle a un amant, du jour qu’elle a rompu avec lui laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret d’une faute dont elle a fini de s’effrayer en même temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitié de l’humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu’elle était si exaspérante que je me demandai si ce n’était pas le mari ou la femme adultères, qui l’étaient seulement parce que le bonheur légitime leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je n’avais même plus eu la raison d’être utile à Jupien pour continuer mes pérégrinations matinales. Car on apprit que l’ébéniste de notre cour, dont les ateliers n’étaient séparés de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu’il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l’amusement de chercher pour lui, j’avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé, laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué que, même après l’heure où on ne visitait pas, le concierge laissait « contre » la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y trouveraient une retraite d’amour), et ensuite les surprendre.
Quoi qu’il en fût, bien que n’ayant plus à chercher une boutique pour Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m’avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m’avoir plus souri ni salué que s’il ne m’avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d’une certaine manière n’a pas pour but de vous faire savoir qu’ils vous ont vu, mais qu’ils ne vous ont pas vu et qu’ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse. Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m’attendait — inutilement — devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle rencontrait quelqu’un qu’elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces courses du matin, selon ce que j’avais à faire, fût-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s’il était en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s’il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu’il ne me paraissait plus le chemin défendu où j’arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré elle. Mais je n’avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même œuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne m’importaient plus. Jusque-là les efforts du monde entier ligués pour me rapprocher d’elle eussent expiré devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu’au jour où nous aurons dit sincèrement dans notre cœur la parole : « Je n’aime plus. » J’en avais voulu à Saint-Loup de ne m’avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que j’aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n’eût été d’aucune utilité. Même dans les détails d’une affection, une absence, le refus d’un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l’art de parvenir.
Au moment où elle traversait le salon où j’étais assis, la pensée pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu’elle allait peut-être retrouver tout à l’heure dans une autre soirée, Mme de Guermantes m’aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchais qu’à être aimable, alors que, tandis que j’aimais, j’avais tant essayé de prendre, sans y réussir, l’air d’indifférence ; elle obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l’Opéra-Comique et que le sentiment pénible d’être aimée par quelqu’un qu’elle n’aimait pas n’effaçait plus :
— Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m’asseye un instant à côté de vous ? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j’étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m’envoyaient leur odeur. N’ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait.
— Avez-vous des nouvelles de Robert ? me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
— Eh bien ! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu’on vous voit.
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous étions plus liés qu’elle ne savait :
— Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l’entremetteuse font partie des devoirs d’une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner mercredi avec elle ?
C’était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
— Et samedi ?
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c’eût été peu gentil de ne pas rester tous les soirs à dîner avec elle ; je refusai donc encore.
— Ah ! vous n’êtes pas un homme facile à avoir chez soi.
— Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l’offrait faisait seule tout le prix, car il n’avait coûté que vingt francs. (C’était du reste son prix maximum quand on n’avait chanté qu’une fois. Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées recevaient des roses peintes par la marquise.)
— C’est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner chez moi ?
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu’on n’y pouvait tenir que deux, pensèrent qu’on les avait mal renseignées, que c’était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J’étais plus à même que personne d’en connaître la fausseté. Mais j’étais surpris que, dans ces périodes difficiles où s’effectue une séparation non encore consommée, la duchesse, au lieu de s’isoler, invitât justement quelqu’un qu’elle connaissait aussi peu. J’eus le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu’elle me reçût et que, maintenant qu’il la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles à s’entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j’eusse été stupéfait si on m’avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d’aller la voir, encore plus de venir dîner. J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les particularités que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait été interdit d’y pénétrer, en m’obligeant à lui donner le même genre d’existence qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l’image dans un rêve, me le faisait, même quand j’étais certain qu’il était pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel. Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu’il s’agissait d’un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent quelqu’un en disant : « Venez, il n’y aura absolument que nous », feignant d’attribuer au paria la crainte qu’ils éprouvent de le voir mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l’exclu, malgré lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le désir de me faire goûter à ce qu’elle avait de plus agréable quand elle me dit, mettant d’ailleurs devant mes yeux comme la beauté violâtre d’une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d’une présentation au comte Mosca :
— Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; d’abord je ne vous inviterais pas si ce n’était pas pour rencontrer des gens agréables.
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d’ascension, la famille joue au contraire un rôle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l’aristocratie princière, qui ne peut chercher à s’élever puisque, au-dessus d’elle, à son point de vue spécial, il n’y a rien. L’amitié que me témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l’objet d’une attention curieuse que je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées comme le grain de poussière de l’œil ou la goutte d’eau de la trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous dans une précieuse collection d’autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un étranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j’en possédais. Et sans doute ne les eût-elle pas crus, si elle n’avait remarqué qu’ils ne pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu’un étranger faisait partie des « gens agréables ».
Il fallait voir, parlant de femmes qu’elle n’aimait guère, comme elle changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l’une, par exemple sa belle-sœur. « Oh ! elle est charmante », disait-elle d’un air de finesse et de certitude. La seule raison qu’elle en donnât était que cette dame avait refusé d’être présentée à la marquise de Chaussegros et à la princesse de Silistrie. Elle n’ajoutait pas que cette dame avait refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l’esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile à connaître. Elle mourait d’envie d’être reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m’inviter était-il, dans l’esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l’aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique étant recherché d’eux ? Je ne sais. En tout cas, s’étant décidée à m’inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu’elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui auraient pu m’empêcher de revenir, ceux qu’elle savait ennuyeux. Je n’avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l’avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s’asseoir à côté de moi et m’inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons à peine — comme moi la duchesse — comme ne pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet oubli idéal où nous nous figurons qu’ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil à celui d’une belle nuit nous nous imaginons les différentes reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance infinie, nous ne pouvons nous défendre d’un sursaut de malaise ou de plaisir s’il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l’imitation des princes persans qui, au dire du Livre d’Esther, se faisaient lire les registres où étaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s’était dit de moi : « Un à qui nous demanderons de venir dîner. » Mais d’autres pensées l’avaient distraite
(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)
Cependant je dois dire qu’une surprise d’un genre opposé allait suivre celle que j’avais eue au moment où Mme de Guermantes m’avait invité. Cette première surprise, comme j’avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d’exprimer au contraire avec exagération ce qu’elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l’air si étonné d’être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais, j’ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. « Comment ! vous connaissez Palamède ? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d’un homme si brillant, mais qui n’était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu’était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d’été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu’ils étaient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d’art qu’il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d’apprendre que c’était par lui qu’avait été peint l’immense éventail d’iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu’il avait autrefois composée pour elle. J’ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n’était pas enchanté que dans sa famille on l’appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l’incompréhension que l’aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d’ailleurs la même puisqu’un neveu de Lady Rufus Israël, qui s’appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde : « Momo ») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance à ce qui est aristocratique. Or M. de Charlus avait sur ce point plus d’imagination poétique et plus d’orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n’était pas celle-là puisqu’elle s’étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que se jugeant, se sachant d’une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-sœur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d’Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris ».
— Quel cachottier que ce Mémé, s’écria-t-elle. Nous lui avons parlé longuement de vous, il nous a dit qu’il serait très heureux de faire votre connaissance, absolument comme s’il ne vous avait jamais vu. Avouez qu’il est drôle ! et, ce qui n’est pas très gentil de ma part à dire d’un beau-frère que j’adore et dont j’admire la rare valeur, par moments un peu fou.
Je fus très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu’il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère. Je m’avisai que non seulement par les choses qu’il disait, mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou. La première fois qu’on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement différent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien à soi-même, on se contente d’apprécier le degré de talent. Tout au plus pense-t-on d’un acteur du Théâtre-Français : « Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levé l’a-t-il fait descendre par petites saccades coupées de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou d’un Labori : « Pourquoi, dès qu’il a ouvert la bouche, a-t-il émis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on n’est pas choqué. De même, en y réfléchissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n’était nullement celui du débit ordinaire. Il semblait qu’on eût dû à toute minute lui dire : « Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi êtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement que c’était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fête pendant qu’il pérorait. Mais certainement à de certains moments un étranger eût cru entendre crier un dément.
— Mais vous êtes sûr que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frère Palamède ? ajouta la duchesse avec une légère impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicité.
Je répondis que j’étais absolument sûr et qu’il fallait que M. de Charlus eût mal entendu mon nom.
— Eh bien ! je vous quitte, me dit comme à regret Mme de Guermantes. Il faut que j’aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n’y allez pas ? Non, vous n’aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c’est assommant. Si je n’étais pas obligée ! Mais c’est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette égoïstement, pour moi, parce que j’aurais pu vous conduire, même vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me réjouis pour mercredi.
Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d’Argencourt, passe encore. Mais qu’à sa propre belle-sœur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât me connaître, fait si naturel puisque je connaissais à la fois sa tante et son neveu, c’est ce que je ne pouvais comprendre.
Je terminerai ceci en disant qu’à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d’autres n’eussent qu’incomplètement oublié. Elle ne m’eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n’eût jamais répondu à mon salut quotidien avec une impatience excédée, elle n’eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l’avait suppliée de m’inviter, qu’elle n’aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s’attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d’aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu’elle avait pu ressentir contre quelqu’un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d’être, qu’à regarder son visage chaque fois qu’elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d’autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l’impression d’une sorte de purification.
Mais si j’étais surpris de la modification qui s’était opérée en elle à mon égard, combien je l’étais plus d’en trouver en moi une tellement plus grande au sien. N’y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais vie et force que si j’avais, échafaudant toujours de nouveaux projets, cherché quelqu’un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier bonheur, en procurerait bien d’autres à mon cœur de plus en plus exigeant ? C’était l’impossibilité de rien trouver qui m’avait fait partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c’était bien par les conséquences dérivant d’une lettre de lui que j’étais agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.
Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu’il s’y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m’étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l’explication à la fin de ce volume<a href="#cite_note-1">[1]</a> (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l’air d’amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était. J’en souris d’abord, Bloch s’étant exprimé avec tant de violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, à l’instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ». Et que ce qu’il prenait pour un regard aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, me rappelant que j’avais parlé de mon camarade au baron, lequel m’avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu’il était mon ami, etc… Aussi quelque temps après, au théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l’aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu’il disait, n’avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que je l’avais non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l’amener à lui. Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois.
es jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non pas délicieux, mais insupportables. C’est qu’en général, plus le temps qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on, compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que son but est à l’infini. Le mien étant seulement à la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu’on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là précisément, à l’exclusion de toutes autres). Et en somme, s’il est vrai qu’en général la difficulté d’atteindre l’objet d’un désir l’accroît (la difficulté, non l’impossibilité, car cette dernière le supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu’il sera réalisé à un moment prochain et déterminé n’est guère moins exaltante que l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute rend intolérable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l’angoisse.
Ce qu’il me fallait, c’était posséder Mme de Stermaria car depuis plusieurs jours, avec une activité incessante mes désirs avaient préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre (le plaisir avec une autre) n’eût pas, lui, été prêt, le plaisir n’étant que la réalisation d’une envie préalable et qui n’est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l’état du tempérament, l’ordre de disponibilité des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu’à ce qu’ait été un peu oubliée la déception de l’accomplissement ; je n’eusse pas été prêt, j’avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m’étais engagé dans le sentier d’un désir particulier ; il aurait fallu, pour désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans l’île du Bois de Boulogne où je l’avais invitée à dîner, tel était le plaisir que j’imaginais à toute minute. Il eût été naturellement détruit, si j’avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria ; mais peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et à cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site, telle chambre qu’en d’autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de l’attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la paix à leur côté, et d’autres, pour être caressées avec une intention plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont légères et fuyantes autant qu’elles.
Sans doute déjà, bien avant d’avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s’agissait pas encore de Mme de Stermaria, l’île du Bois m’avait semblé faite pour le plaisir parce que je m’étais trouvé aller y goûter la tristesse de n’en avoir aucun à y abriter. C’est aux bords du lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières semaines de l’été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle n’a pas déjà quitté Paris, on erre avec l’espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l’année, qu’on ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant. Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l’être aimé, on suit au bord de l’eau frémissante ces belles allées où déjà une première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la toile peinte du fond l’apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une frontière, et font entrer la vraie campagne dans l’œuvre du jardinage dont ils projettent bien au delà d’elle-même l’agrément artificiel ; ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de l’été et l’exil de l’hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu’il fût situé hors de l’univers géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s’accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, après s’être ainsi élevé en dehors de la nature, on apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu’on ne peut distinguer, à l’horizon éblouissant comme la mer, s’appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu’elle ne viendra plus, on va dîner dans l’île ; au-dessus des peupliers tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu’ils n’y répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l’eau antique, mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que les géraniums ont inutilement, en intensifiant l’éclairage de leurs couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient envelopper l’île qui s’endort ; on se promène dans l’humide obscurité le long de l’eau où tout au plus le passage silencieux d’un cygne vous étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire d’un enfant qu’on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait d’autant plus avoir avec soi une amoureuse qu’on se sent seul et qu’on peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l’été il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux d’emmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l’automne était venue. Si le temps qu’il faisait depuis dimanche n’avait à lui seul rendu grisâtres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait — comme d’autres saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens, — l’espoir de posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s’était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d’inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu’il ferait pour moi de l’île des Cygnes un peu l’île de Bretagne dont l’atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, à l’âge que j’avais dans mes promenades du côté de Méséglise, notre désir, notre croyance confère au vêtement d’une femme une particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer qu’à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant, quelque chose de solide subsiste, c’est ce qu’on cherchait. On commence à dégager, à connaître ce qu’on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce au prix d’un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d’une illusion volontaire. Je savais bien qu’à une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de Stermaria, dans les ténèbres de l’île, au bord de l’eau, je ferais comme d’autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de posséder une femme, l’habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d’écouter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je commençais à me raser pour aller dans l’île retenir le cabinet (bien qu’à cette époque de l’année l’île fût vide et le restaurant désert) et arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m’annonça Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu’elle me vît enlaidi d’un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui m’avait coûté alors autant d’agitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je demandai à Albertine de m’accompagner tout de suite jusqu’à l’île pour m’aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée par une autre, qu’on est étonné soi-même de donner ce qu’on
a de nouveau, à chaque heure, sans espoir d’avenir. À ma proposition le visage souriant et rose d’Albertine, sous un toquet plat qui descendait très bas, jusqu’aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d’autres projets ; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande satisfaction, car j’attachais beaucoup d’importance à avoir avec moi une jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu’elle avait représenté tout autre
chose pour moi, à Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui n’est plus pour nous qu’un moyen et un chemin vers d’autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d’apprendre de notre mémoire ce que son nom signifia d’original pour l’autre être que nous avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri
le corps d’Albertine, y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, s’il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fût trompé, ou que j’eusse mal compris sa lettre et que mon dîner avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j’eusse donné rendez-vous pour le même soir très tard à Albertine, afin d’oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce commencement d’amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j’avais pu supposer que Mme de Stermaria ne m’accorderait aucune faveur le premier soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d’une façon assez décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades qui se succèdent en nous, dans ces commencements d’amour pour une femme que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie particulière où elle baigne qu’elle-même presque inconnue encore, — comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le domaine des faits, c’est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle, hésité, tentés que nous étions par la poésie qu’elle représente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre ? Et voici que les rêves se fixent autour d’elle, ne font plus qu’un avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n’en est rien. Comme s’il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi son premier stade, l’aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus insignifiante : « Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce que j’ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n’ai du reste rien de spécial à vous dire. Mais j’ai peur qu’il ne fasse bien humide et que vous n’ayez froid. — Mais non. — Vous le dites par amabilité. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d’heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d’heure, je vous ramènerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d’elle, tout au plus une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu’à la revoir. Or, la seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgré cela qu’à la revoir) le premier stade est dépassé. Rien n’a eu lieu dans l’intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu’on parle de nous à toutes les minutes de sa vie : « Nous allons avoir fort à faire pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos cœurs. Pensez-vous que nous y arriverons ? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, espérer un heureux avenir ? » Mais ces conversations, d’abord insignifiantes, puis faisant allusion à l’amour, n’auraient pas lieu, j’en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait dès le premier soir, je n’aurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C’était inutile, Robert n’exagérait jamais et sa lettre était claire !
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j’étais préoccupé. Nous fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine, d’une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le vent et éclabousser la pluie. J’écrasais par terre des feuilles mortes, qui s’enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec joie combien, si ce temps durait, l’île serait demain plus lointaine encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture, et comme la bourrasque s’était calmée, Albertine me demanda de poursuivre jusqu’à Saint-Cloud. Ainsi qu’en bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui s’élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait lui être consacré, l’emplissait de la terreur mythologique, moitié animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un tertre, tandis que je l’attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi d’en bas, non plus grosse et rebondie comme l’autre jour sur mon lit où les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés, mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai seul chez moi, me rappelant que j’avais été faire une course l’après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de Guermantes, et que j’avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois femmes que j’avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier d’artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d’un grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si l’ébauche n’est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une œuvre toute différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions projetée d’abord.
Le lendemain, il fit froid et beau : on sentait l’hiver (et, de fait, la saison était si avancée que c’était miracle si nous avions pu trouver dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d’or vert). En m’éveillant je vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s’épaissit encore dans l’après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il était encore trop tôt pour partir ; je décidai d’envoyer une voiture à Mme de Stermaria. Je n’osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je m’étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris. Au-dessus des rideaux, il n’y avait plus qu’un mince liséré de jour qui allait s’obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule profond du plaisir, et dont j’avais appris à Balbec à connaître le vide sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant, pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes derniers d’une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur souriais d’avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause de cela les signes avant-coureurs d’un divertissement mêlé de lumières et de musique. Comme des signes magiques ils l’évoquaient, bien plus le réalisaient déjà ; grâce à eux j’avais de sa vérité une notion aussi certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi complète que celles que j’avais à Combray, au mois de juillet, quand j’entendais les coups de marteau de l’emballeur et que je jouissais, dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n’était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j’aurais désiré voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j’aurais préféré, comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu’elle restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle. Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le plaisir me faisait faire à travers l’appartement, je me les essuyai dans la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l’antichambre éclairée, mais ce que j’avais pris pour la fente illuminée de la porte qui, au contraire, était fermée, n’était que le reflet blanc de ma serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu’on la plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que j’avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n’étaient pas qu’optiques, car les premiers jours j’avais cru que la voisine avait un chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu’avait pris un certain tuyau de cuisine chaque fois qu’on ouvrait le robinet. Et la porte du palier ne se refermait d’elle-même très lentement, sur les courants d’air de l’escalier, qu’en exécutant les hachures de phrases voluptueuses et gémissantes qui se superposent au chœur des Pèlerins, vers la fin de l’ouverture de Tannhäuser. J’eus du reste, comme je venais de remettre ma serviette en place, l’occasion d’avoir une nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l’antichambre au cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait : « Cette dame est en bas », ou « Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main une lettre. J’hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de Stermaria avait écrit, qui tant qu’elle avait la plume en main aurait pu être autre, mais qui maintenant était, détaché d’elle, un destin qui poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer. Je demandai au cocher de redescendre et d’attendre un instant, quoiqu’il maugréât contre la brume. Dès qu’il fut parti, j’ouvris l’enveloppe. Sur la carte : Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit : « Je suis désolée, un contretemps m’empêche de dîner ce soir avec vous à l’île du Bois. Je m’en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc que j’avais reçu. À mes pieds étaient tombées la carte et l’enveloppe, comme la bourre d’une arme à feu quand le coup est parti. Je les ramassai, j’analysai cette phrase. « Elle me dit qu’elle ne peut dîner avec moi à l’île du Bois. On pourrait en conclure qu’elle pourrait dîner avec moi ailleurs. Je n’aurai pas l’indiscrétion d’aller la chercher, mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois, comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d’avance avec Mme de Stermaria, je ne pouvais arriver à l’en faire revenir. Mon désir reprenait involontairement la pente qu’il suivait déjà depuis tant d’heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à manger ; tout d’un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet comme ils avaient fait jusque-là et s’assourdirent en un silence qui, même avant que j’en reconnusse la cause, me donna une sensation d’étouffement et de claustration. C’étaient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne, et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d’où, obligé que j’allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne pourrais plus librement sortir.
— Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me cria Françoise. J’aurais dû allumer. On est déjà à la fin de sectembre, les beaux jours sont finis.
Bientôt l’hiver ; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une veine de neige durcie ; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes filles qu’on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c’était que sa réponse me faisait supposer que pendant qu’heure par heure, depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n’y avait sans doute pas pensé une fois. Plus tard, j’appris un absurde mariage d’amour qu’elle fit avec un jeune homme qu’elle devait déjà voir à ce moment-là et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se l’était rappelée, elle n’eût pas sans doute attendu la voiture que je ne devais du reste pas, d’après ce qui était convenu, lui envoyer, pour m’avertir qu’elle n’était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma sensibilité de la partie, fixer l’amour possible que jusque-là mon imagination seule m’avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et auxquels nous n’avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir que parce qu’ils s’étaient au dernier moment dérobés ? À l’égard de Mme de Stermaria c’était bien plus et il me suffisait maintenant, pour l’aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si vives mais trop brèves et que la mémoire n’aurait pas sans cela la force de maintenir dans l’absence. Les circonstances en décidèrent autrement, je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j’aimai, mais ç’aurait pu être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le grand amour que j’allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette soirée, de me dire qu’il aurait pu, si de très simples circonstances avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliqué à celle qui me l’inspira si peu après, il n’était donc pas — comme j’aurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire — absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m’avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que j’avais tort d’y rester avant qu’elle eût allumé le feu. Elle allait faire à dîner, car avant même l’arrivée de mes parents et dès ce soir, ma réclusion commençait. J’avisai un énorme paquet de tapis encore tout enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m’y cachant la tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais parce qu’un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout d’un coup j’entendis une voix :
— Peut-on entrer ? Françoise m’a dit que tu devais être dans la salle à manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard à couper au couteau.
C’était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup.
J’ai dit (et précisément c’était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui m’avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense de l’amitié : à savoir qu’elle est si peu de chose que j’ai peine à comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l’estime intellectuelle n’eût pas été liée. Oui, cela m’a toujours été un étonnement de voir qu’un homme qui poussait la sincérité avec lui-même jusqu’à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode d’expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des actions et, en particulier, des amitiés, et qu’il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de l’incendie du Louvre. J’en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à laquelle du moins il reste étranger, que l’amitié dont tout l’effort est de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable (autrement que par le moyen de l’art) de nous-même, à un moi superficiel, qui ne trouve pas comme l’autre de joie en lui-même, mais trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de la protection qu’on lui donne, il fait rayonner son bien-être en approbation et s’émerveille de qualités qu’il appellerait défauts et chercherait à corriger chez soi-même. D’ailleurs les contempteurs de l’amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs amis du monde, de même qu’un artiste portant en lui un chef-d’œuvre et qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela, pour ne pas paraître ou risquer d’être égoïste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne d’autant plus bravement que les raisons pour lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l’amitié, même pour ne parler que du plaisir qu’elle me procurait, d’une qualité si médiocre qu’elle ressemblait à quelque chose d’intermédiaire entre la fatigue et l’ennui, il n’est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-même.
J’étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de Rivebelle ; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais plus dans mon cœur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut comme une arrivée de bonté, de gaieté, de vie, qui étaient en dehors de moi sans doute mais s’offraient à moi, ne demandaient qu’à être à moi. Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes d’attendrissement. Qu’y a-t-il de plus paradoxalement affectueux d’ailleurs qu’un de ces amis — diplomate, explorateur, aviateur ou militaire — comme l’était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour eux-mêmes, dans la soirée qu’ils nous consacrent, une impression qu’on s’étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce, et, du moment qu’elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller dîner et tout en descendant l’escalier je me rappelai Doncières, où chaque soir j’allais retrouver Robert au restaurant, et les petites salles à manger oubliées. Je me souvins d’une à laquelle je n’avais jamais repensé et qui n’était pas à l’hôtel où Saint-Loup dînait, mais dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l’hôtellerie et la pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses domestiques. La neige m’avait arrêté là. D’ailleurs Robert ne devait pas ce soir-là dîner à l’hôtel et je n’avais pas voulu aller plus loin. On m’apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La lampe s’éteignit pendant le dîner, la servante m’alluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette, pendant qu’elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu’elle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l’attirai tout entière à moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu’elle eût un peu d’argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par habitude, par amitié, jusqu’à mon départ de Doncières. Et pourtant, même cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n’y songeais plus depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons inachevées dans les crépuscules d’été ou les nuits précoces d’hiver les heures où il nous avait semblé qu’eût pu pourtant être enfermé un peu de paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues. Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur apporter le soubassement, la consistance d’une riche orchestration. Elles s’étendent ainsi jusqu’à un de ces bonheurs types, qu’on ne retrouve que de temps à autre mais qui continuent d’être ; dans l’exemple présent, c’était l’abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à notre propre effort ou à des distractions mondaines ; nous allons être rien qu’à lui, lui faire des serments d’amitié qui, nés dans les cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse et le pressentiment que l’amitié ne se peut approfondir, le lendemain il serait reparti.
Si en descendant l’escalier je revivais les soirs de Doncières, quand nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu’on ne distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n’était encore éclairée que de loin en loin, et qu’on y tâtonnait dans une obscurité humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée çà et là d’un lumignon qui ne brillait pas plus qu’un cierge. Entre cette année, d’ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à l’heure au-dessus des rideaux, quelles différences ! J’éprouvais à les percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j’étais resté seul, et m’aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par lesquelles j’allais encore passer avant que se déclarât la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire. Si cela fût advenu ce soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j’avais composé cette petite description — précisément retrouvée il y avait peu de temps, arrangée, et vainement envoyée au Figaro — des cloches de Martainville. Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou l’insolation d’une matinée ou d’un soir, recevant l’ombre de tel site isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et qu’ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement conduit dans la vie d’un temps à tel autre très différent, se trouvant supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d’immenses pans d’oubli, comme l’abîme d’une différence d’altitude, comme l’incompatibilité de deux qualités incomparables d’atmosphère respirée et de colorations ambiantes ? Mais entre les souvenirs que je venais d’avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus qu’une distance de temps, la distance qu’il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas la même. Si j’avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle m’apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m’eût fallu veiner de rose, rendre tout d’un coup translucide, compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui m’étaient apparues s’enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d’un chemin, même dans sa chambre pendant qu’il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès qu’on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l’amitié. Robert en arrivant m’avait bien averti qu’il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n’avait cessé d’épaissir. Ce n’était plus seulement la brume légère que j’avais souhaité voir s’élever de l’île et nous envelopper Mme de Stermaria et moi. À deux pas les réverbères s’éteignaient et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire ; cessant d’être un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l’inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité — si insensible à celui qui n’est pas menacé de la perdre — au voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l’étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j’ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j’aime les situations tranchées », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de réplique. J’étais stupéfait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch, mais il me semblait que de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise. Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dû faire ? traduisait-il de l’inconscience ? de la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas ? un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l’enregistrement d’un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant ? Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans doute ne revenaient qu’une fois tous les deux ans, éclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d’un aïeul qui s’y reflétait. Tout autant que l’air de satisfaction de Robert, ses paroles : « J’aime les situations tranchées » prêtaient au même doute, et auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l’on aime les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres. Mais déjà la voiture s’était arrêtée devant le restaurant dont la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer l’obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de l’intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l’entrée avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître ; il s’irisait des nuances les plus délicates et montrait l’entrée comme la colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d’ailleurs beaucoup dans la clientèle. Car c’était dans ce restaurant que Bloch et ses amis étaient venus longtemps, ivres d’un jeûne aussi affamant que le jeûne rituel, lequel du moins n’a lieu qu’une fois par an, de café et de curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui s’y rattachent, il n’y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une société qu’il unit, et où la considération des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés de musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause musique, au café où l’on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les musiciens de l’orchestre. D’autres épris d’aviation tiennent à être bien vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l’aérodrome ; à l’abri du vent, comme dans la cage en verre d’un phare, il pourra suivre, en compagnie d’un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions d’un pilote exécutant des loopings, tandis qu’un autre, invisible l’instant d’avant, vient atterrir brusquement, s’abattre avec le grand bruit d’ailes de l’oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour tâcher de perpétuer, d’approfondir, les émotions fugitives du procès Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y était mal vue des jeunes nobles qui formaient l’autre partie de la clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement de l’autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux « intellectuels » qui les interrogeaient que sûrement, s’ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce qu’avait été l’Affaire que la comtesse Edmond de Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche mariage était envisagé par les familles de tous, mais n’était encore réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs « riches partis » en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens quelque rivalité.
Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes à s’adresser au cocher afin qu’il revînt nous prendre après avoir dîné, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la porte tournante dont je n’avais pas l’habitude, je crus que je ne pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs d’un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses apparences pacifiques, s’appelle porte revolver, de l’anglais revolving door.) Ce soir-là le patron, n’osant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant près de l’entrée pour avoir le plaisir d’entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut dissipée par la vue d’un inconnu qui ne savait pas se dégager des volants de verre. Cette marque flagrante d’ignorance lui fit froncer le sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le dignus es intrare. Pour comble de malchance j’allai m’asseoir dans la salle réservée à l’aristocratie d’où il vint rudement me tirer en m’indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent immédiatement tous les garçons, une place dans l’autre salle. Elle me plut d’autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà pleine de monde (et que j’avais en face de moi la porte réservée aux Hébreux qui, non tournante celle-là, s’ouvrant et se fermant à chaque instant, m’envoyait un froid horrible). Mais le patron m’en refusa une autre en me disant : « Non, monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde pour vous. » Il oublia d’ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que j’étais, captivé qu’il était par l’arrivée de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog (l’heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité, où le contraste avec ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu d’un bivouac.
L’un racontait que sa voiture, se croyant arrivée au pont de la Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides ; un autre que la sienne, essayant de descendre l’avenue des Champs-Élysées, était entrée dans un massif du Rond-Point, d’où elle avait mis trois quarts d’heure à sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid, sur le silence de mort des rues, qui étaient dites et écoutées de l’air exceptionnellement joyeux qu’expliquaient la douce atmosphère de la salle où excepté à ma place il faisait chaud, la vive lumière qui faisait cligner les yeux déjà habitués à ne pas voir et le bruit des causeries qui rendait aux oreilles leur activité.
Les arrivants avaient peine à garder le silence. La singularité des péripéties, qu’ils croyaient uniques, leur brûlaient la langue, et ils cherchaient des yeux quelqu’un avec qui engager la conversation. Le patron lui-même perdait le sentiment des distances : « M. le prince de Foix s’est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à franchir que la baie ornée de verdures. « Trois fois ! voyez-vous ça », dit l’avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de rapprochement. Il faisait partie d’un groupe aristocratique pour qui l’exercice de l’impertinence, même à l’égard de la noblesse quand elle n’était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne pas répondre à un salut ; si l’homme poli récidivait, ricaner d’un air narquois ou rejeter la tête en arrière d’un air furieux ; faire semblant de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service ; réserver leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l’attitude de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce qu’ayant oublié pendant des mois d’écrire à un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai que, à l’instar de certaines affections nerveuses dont les manifestations s’atténuent dans l’âge mûr, ce snobisme devait généralement cesser de se traduire d’une façon aussi hostile chez ceux qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois passée, il est rare qu’on reste confiné dans l’insolence. On avait cru qu’elle seule existait, on découvre tout d’un coup, si prince qu’on soit, qu’il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation. L’ordre des valeurs humaines s’en trouvera modifié, et on entre en conversation avec les gens qu’on foudroyait du regard autrefois. Bonne chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d’attendre et de qui le caractère est assez bien fait — si l’on doit ainsi dire — pour qu’ils éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et l’accueil qu’on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
À propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l’occasion s’en présente, qu’il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince, que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire : « Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc… » Ils espéraient se tirer d’affaire au moyen du fameux « riche mariage », dit encore « gros sac », et comme les grosses dots qu’ils convoitaient n’étaient qu’au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l’un d’eux venant au café disait : « Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d’Ambresac », plusieurs exclamations retentissaient, nombre d’entre eux, croyant déjà la chose faite pour eux-mêmes avec elle, n’ayant pas le sang-froid nécessaire pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur stupéfaction : « Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi ? » ne pouvait s’empêcher de s’exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber sa fourchette d’étonnement et de désespoir, car il avait cru que les mêmes fiançailles de Mlle d’Ambresac allaient bientôt être rendues publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de Bibi. « Alors ça t’amuse de te marier ? » ne pouvait-il s’empêcher de demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu’il avait eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c’était « presque officiel », répondait en souriant : « Je suis content non pas de me marier, ce dont je n’avais guère envie, mais d’épouser Daisy d’Ambresac que je trouve délicieuse. » Le temps qu’avait duré cette réponse, M. de Châtellerault s’était ressaisi, mais il songeait qu’il fallait au plus vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss Foster, les grands partis no 2 et no 3, demander patience aux créanciers qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens auxquels il avait dit aussi que Mlle d’Ambresac était charmante que ce mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute sa famille s’il l’avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il prétendre, jusqu’à dire qu’elle ne les recevrait pas.
Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc…, ils semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu’ils se trouvaient dans le monde, ils n’étaient plus jugés d’après le délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n’étaient comptés que d’après leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes souverains d’un petit pays où ils avaient le droit de battre monnaie, etc… Souvent, dans ce café, l’un baissait les yeux quand un autre entrait, de façon à ne pas forcer l’arrivant à le saluer. C’est qu’il avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un banquier. Chaque fois qu’un homme entre, dans ces conditions, en rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui n’empêche pas l’homme du monde de recommencer avec un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à cette coterie élégante d’une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. Et pourtant chacun d’eux avait bien cherché à s’instruire sur les autres, soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage, avoir barre sur l’ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre) s’était joint aux quatre platoniciens qui l’étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur les militaires.
Malgré la manière d’être du prince, le fait que le propos fut tenu devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins forte qu’elle n’eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque chose d’exceptionnel. Enfin l’avocat n’avait pas plus de chance d’entrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d’un air rogue et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard, était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. « Ce n’est pas tout de se perdre, mais c’est qu’on ne se retrouve pas. » La justesse de cette pensée frappa le patron parce qu’il l’avait déjà entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l’habitude de comparer toujours ce qu’il entendait ou lisait à un certain texte déjà connu et sentait s’éveiller son admiration s’il ne voyait pas de différences. Cet état d’esprit n’est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l’opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l’Angleterre et la Russie « cherchaient » l’Allemagne, ont rendu possible, au moment d’Agadir, une guerre qui d’ailleurs n’a pas éclaté. Les historiens, s’ils n’ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l’individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d’arriver n’appliquait depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu’à un certain nombre de morceaux sur l’affaire Dreyfus. S’il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d’un client où les colonnes d’un journal, il déclarait l’article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l’émerveilla au contraire au point qu’il laissa à peine à son interlocuteur le temps de finir sa phrase. « Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c’est ça, c’est ça », s’écria-t-il, dilaté, comme s’expriment les Mille et une nuits, « à la limite de la satisfaction ». Mais le prince avait déjà disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper ; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du caractère anormal du jour, n’hésitèrent pas à s’installer à deux tables dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues erreurs dans l’océan de brume, une familiarité dont j’étais seul exclu, et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l’arche de Noé. Tout à coup, je vis le patron s’infléchir en courbettes, les maîtres d’hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients. « Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup », s’écriait le patron, pour qui Robert n’était pas seulement un grand seigneur jouissant d’un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d’argent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux mieux leur ami qui finissait de s’essuyer les pieds. Mais au moment où il allait pénétrer dans la petite salle, il m’aperçut dans la grande. « Bon Dieu, cria-t-il, qu’est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte devant toi », dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s’excusant sur les garçons : « Je leur dis toujours de la tenir fermée. »
J’avais été obligé de déranger ma table et d’autres qui étaient devant la mienne, pour aller à lui. « Pourquoi as-tu bougé ? Tu aimes mieux dîner là que dans la petite salle ? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. — À l’instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d’hôtel et plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles menaces si elle n’était pas menée à bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j’oubliasse qu’elles n’avaient pas commencé dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant qu’elles étaient dues à l’amitié que me montrait son riche et aristocratique client, il m’adressait à la dérobée de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute personnelle.
Derrière moi le propos d’un consommateur me fit tourner une seconde la tête. J’avais entendu au lieu des mots : « Aile de poulet, très bien, un peu de champagne, mais pas trop sec », ceux-ci : « J’aimerais mieux de la glycérine. Oui, chaude, très bien. » J’avais voulu voir quel était l’ascète qui s’infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l’étrange gourmet. C’était tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une consultation. Les médecins comme les boursiers disent « je ».
Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce café, j’avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, résignés au rire qu’excitaient leur cape prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu’à le provoquer pour montrer qu’ils ne s’en souciaient pas, et qui étaient des gens d’une réelle valeur intellectuelle et morale, d’une profonde sensibilité. Ils déplaisaient — les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien entendu, il ne saurait être question des autres — aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine). Généralement on reconnaissait ensuite que, s’ils avaient contre eux d’avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus, ils avaient beaucoup d’esprit, de cœur et étaient, à l’user, des gens qu’on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n’eussent une générosité de cœur, une largeur d’esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie d’un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l’intelligence uniquement prisée) à un colossal mariage d’argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de qualités, régnait la plus charmante ouverture d’esprit et de cœur. Et alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu’il soit de l’aristocratie ou du peuple, elles fleurissent — s’épanouissent serait trop dire car la mesure y persiste et la restriction — avec une grâce que l’étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et s’il faut d’abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c’est tout de même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que ce qui est beau au jugement de l’équité, ce qui vaut selon l’esprit et le cœur, soit d’abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c’est une jolie chose quand il n’y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d’un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray ; et que le véritable opus francigenum, dont le secret n’a pas été perdu depuis le xiiie siècle, et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles, bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette franchise restées aussi traditionnelles qu’au porche fameux, mais encore créatrices.
Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous prissions de la « viande de boucherie », les volailles n’étant sans doute pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une table près de lui. « Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en voyant les tables qui bloquaient la mienne. — Pour cela, cela ne fait rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses qu’on peut faire pour M. le marquis ! — Mais c’est à toi de décider, me dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s’il t’ennuiera, il est moins bête que beaucoup. » Je répondis à Robert qu’il me plairait certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m’en sentais si heureux, j’aurais autant aimé que nous fussions seuls. « Ah ! il a un manteau bien joli, M. le prince », dit le patron pendant notre délibération. « Oui, je le connais », répondit Saint-Loup. Je voulais raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-sœur qu’il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais j’en fus empêché par l’arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa requête était accueillie, nous l’aperçûmes qui se tenait à deux pas. Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu’ayant à causer avec moi, il préférait qu’on nous laissât tranquilles. Le prince s’éloigna en ajoutant au salut d’adieu qu’il me fit, un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s’excuser sur la volonté de celui-ci de la brièveté d’une présentation qu’il eût souhaitée plus longue. Mais à ce moment Robert semblant frappé d’une idée subite s’éloigna avec son camarade, après m’avoir dit : « Assieds-toi toujours et commence à dîner, j’arrive », et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d’entendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j’avais connu à Balbec et qui m’avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la maladie de ma grand’mère. L’un prétendait qu’il avait dit à la duchesse de Guermantes : « J’exige que tout le monde se lève quand ma femme passe » et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué d’esprit mais d’exactitude, la grand’mère de la jeune princesse ayant toujours été la plus honnête femme du monde) : « Il faut qu’on se lève quand passe ta femme, cela changera de sa grand’mère car pour elle les hommes se couchaient. » Puis on raconta qu’étant allé voir cette année sa tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand Hôtel, il s’était plaint au directeur (mon ami) qu’il n’eût pas hissé le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins connu et de moins d’usage que les drapeaux d’Angleterre ou d’Italie, il avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me promis, dès que j’irais à Balbec, d’interroger le directeur de l’hôtel de façon à m’assurer qu’elle était une invention pure. En attendant Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du pain. « Tout de suite, monsieur le baron. — Je ne suis pas baron, lui répondis-je. — Oh ! pardon, monsieur le comte ! » Je n’eus pas le temps de faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse sûrement devenu « monsieur le marquis » ; aussi vite qu’il l’avait annoncé, Saint-Loup réapparut dans l’entrée tenant à la main le grand manteau de vigogne du prince à qui je compris qu’il l’avait demandé pour me tenir chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il aurait fallu qu’on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place pour qu’il pût s’asseoir. Dès qu’il entra dans la grande salle, il monta légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et où en dehors de moi n’étaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n’avaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur ; sans s’y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus qu’elle s’exerçât uniquement pour moi et dans le but de m’éviter un mouvement bien simple, j’étais en même temps émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je n’étais pas le seul ; car encore qu’ils l’eussent sans doute médiocrement goûté de la part d’un moins aristocratique et moins généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysé, restait immobile avec un plat que des dîneurs attendaient à côté ; et quand Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s’y avança en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d’un chef devant la tribune d’un souverain, et s’inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu’aussitôt après, s’étant assis à côté de moi, sans que j’eusse eu un mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes épaules.
— Dis-moi pendant que j’y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t’enverrais chez lui demain soir.
— Justement j’allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta tante Guermantes.
— Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n’y ailles pas. Tu ne peux pas te décommander ? En tout cas, va chez mon oncle Palamède après. Je crois qu’il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers onze heures. Onze heures, n’oublie pas, je me charge de le prévenir. Il est très susceptible. Si tu n’y vas pas, il t’en voudra. Et cela finit toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu’y dîner, tu peux très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas. J’ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah ! le Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très fins là-bas. On sent la parité d’intelligence.
— Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu’à la guerre à propos de cela ?
— Non, cela les ennuie, et au fond c’est très juste. Mais l’empereur est pacifique. Ils nous font toujours croire qu’ils veulent la guerre pour nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume II, vient nous dire en confidence que l’Allemagne se jette sur nous si nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il n’y aurait aucune espèce de guerre. Tu n’as qu’à penser quelle chose comique serait une guerre aujourd’hui. Ce serait plus catastrophique que le Déluge et le Götter Dämmerung. Seulement cela durerait moins longtemps.
Il me parla d’amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques mois qu’il devait passer à la campagne et dût revenir seulement quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs) ; mais les mots qu’il jeta ainsi dans la chaleur de cœur que j’avais ce soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui, comme pour moi, ce fut le soir de l’amitié. Pourtant celle que je ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords) n’était guère, je le craignais, celle qu’il lui eût plu d’inspirer. Tout rempli encore du plaisir que j’avais eu à le voir s’avancer au petit galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la naissance et par l’éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l’ordre non du beau mais des manières, et qui en présence d’une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à l’homme élégant — comme à un musicien à qui on demande de jouer un morceau inconnu — le sentiment, le mouvement qu’elle réclame et y adapter le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux ; puis permettait à ce goût de s’exercer sans la contrainte d’aucune autre considération, dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur d’être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez Robert un dédain que certes il n’avait jamais éprouvé dans son cœur, mais qu’il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les façons de ses ancêtres à une familiarité qu’ils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui à qui elle s’adressait ; enfin une noble libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d’avantages matériels (des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori, situation que soulignait l’empressement envers lui non pas seulement de la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne plaisait à mon ami qu’en lui permettant de venir vers moi avec plus de grâce et de rapidité ; telles étaient les qualités, toutes essentielles à l’aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à travers une œuvre d’art la puissance industrieuse, efficiente qui l’a créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptés sur une frise. « Hélas, eût pensé Robert, est-ce la peine que j’aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer seulement la justice et l’esprit, à choisir, en dehors des amis qui m’étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s’ils avaient de l’éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s’efforçant et en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n’est pas mon œuvre, qui n’est même pas moi, que j’ai toujours méprisé et cherché à vaincre ; est-ce la peine que j’aie aimé mon ami préféré comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit celui d’y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un plaisir d’amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir d’art ? » Voilà ce que je crains aujourd’hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s’est trompé, dans ce cas. S’il n’avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de plus élevé que la souplesse innée de son corps, s’il n’avait pas été si longtemps détaché de l’orgueil nobiliaire, il y eût eu plus d’application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de sérieux pour qu’elle donnât dans sa conversation et dans ses Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même, pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d’aristocratie, il fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts objets, et, résorbée dans son corps, s’y fût fixée en lignes inconscientes et nobles. Par là sa distinction d’esprit n’était pas absente d’une distinction physique qui, la première faisant défaut, n’eût pas été complète. Un artiste n’a pas besoin d’exprimer directement sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité ; on a même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation de l’athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d’un créateur. Et je savais bien aussi que ce n’était pas qu’une œuvre d’art que j’admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de sa course ; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII) qu’il venait de quitter à mon profit, la situation de naissance et de fortune qu’il inclinait devant moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l’assurance et l’agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n’était-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j’eusse cru que nous dussions toujours être séparés, et qu’il me sacrifiait au contraire par un choix que l’on ne peut faire que dans les hauteurs de l’intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de Robert étaient l’image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié ?
Ce que la familiarité d’un Guermantes — au lieu de la distinction qu’elle avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n’y était que le vêtement, devenu grâce inconsciente, d’une réelle humilité morale — eût décelé de morgue vulgaire, j’avais pu en prendre conscience, non en M. de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu’ici je comprenais mal s’étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l’ensemble commun qui avait tant déplu à ma grand’mère quand autrefois elle l’avait rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur ancienne, et qui me furent sensibles quand j’allai dîner chez lui, le lendemain de la soirée que j’avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m’étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je les avais vus d’abord chez leur tante, pas plus que je n’avais vu le premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades, encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus saisissantes que chez des gens du monde, puisqu’elles deviennent plus marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus concevables à l’intelligence. Mais enfin si légères que soient les nuances sociales (et au point que lorsqu’un peintre véridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu’il y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l’insu de l’auteur, ressort de ses études, c’est le néant de la vie de salon), pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondérable qu’elle fût.
La duchesse ne m’ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante, je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de pied qui se tenaient debout dans l’antichambre et qui (puisqu’ils avaient dû jusqu’ici me considérer à peu près comme les enfants de l’ébéniste, c’est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur maître mais comme incapable d’être reçu chez lui) devaient chercher la cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m’ôter lui-même mon pardessus.
— Mme de Guermantes va être tout ce qu’il y a de plus heureuse, me dit-il d’un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous disions l’un à l’autre : « Vous verrez qu’il ne viendra pas. » Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n’êtes pas un homme commode à avoir et j’étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu’on lui savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots « Mme de Guermantes » avec lesquels il avait l’air d’étendre sur la duchesse une aile protectrice pour qu’elle ne fasse qu’un avec lui. Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du xviiie siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delà de ce qu’ils expriment formellement ; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d’Homère ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise ; on dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous laissent surpris parce qu’elles nous révèlent tout à coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu’ils n’expriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu’il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d’amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui permettront de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une beauté géniale aux œuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n’eussions trouvée qu’ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n’a qu’à ajouter à un Ancien qu’il restitue plus ou moins fidèlement, des morceaux qui, signés d’un nom contemporain et publiés à part, paraîtraient seulement agréables : aussitôt il donne une émouvante grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siècles. Ce traducteur n’était capable que d’un livre médiocre, si ce livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une traduction, il semble celle d’un chef-d’œuvre. Le passé non seulement n’est pas fugace, il reste sur place. Ce n’est pas seulement des mois après le commencement d’une guerre que des lois votées sans hâte peuvent agir efficacement sur elle, ce n’est pas seulement quinze ans après un crime resté obscur qu’un magistrat peut encore trouver les éléments qui serviront à l’éclaircir ; après des siècles et des siècles, le savant qui étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps d’Hérodote et qui dans l’appellation donnée à une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense, immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. Je devais la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. Car je n’y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j’avais dit à M. de Guermantes que j’avais un grand désir de voir ses Elstir. « Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, c’est un homme aimable, ce que nos pères appelaient l’honnête homme, j’aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s’efforçait ainsi de l’être, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M’ayant demandé si je désirais qu’il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s’effaçant gracieusement devant chaque porte, s’excusant quand, pour me montrer le chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le temps où Saint-Simon raconte qu’un ancêtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l’accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu’à nous, être jouée par bien d’autres Guermantes pour bien d’autres visiteurs. Et comme j’avais dit au duc que je serais bien aise d’être seul un moment devant les tableaux, il s’était retiré discrètement en me disant que je n’aurais qu’à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j’oubliai tout à fait l’heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j’avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n’était que la projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d’une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l’artiste et dont on n’eût pu soupçonner l’étrangeté tant qu’on n’aurait fait que connaître l’homme, c’est-à-dire tant qu’on n’eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu’aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient les plus ridicules aux gens du monde m’intéressaient plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n’avons devant nous qu’un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès lors n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l’impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d’une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces « horreurs » s’étonnaient qu’Elstir admirât Chardin, Perroneau, tant de peintres qu’eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu’Elstir avait pour son compte refait devant le réel (avec l’indice particulier de son goût pour certaines recherches) le même effort qu’un Chardin ou un Perroneau, et qu’en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments anticipés d’œuvres de lui. Mais les gens du monde n’ajoutaient pas par la pensée à l’œuvre d’Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d’aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu’au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu’ils jugeaient un chef-d’œuvre d’Ingres et ce qu’ils croyaient devoir rester à jamais une horreur (par exemple l’Olympia de Manet) diminuer jusqu’à ce que les deux toiles eussent l’air jumelles. Mais on ne profite d’aucune leçon parce qu’on ne sait pas descendre jusqu’au général et qu’on se figure toujours se trouver en présence d’une expérience qui n’a pas de précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d’une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l’eau où il n’avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n’était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu’il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires — et parfaitement ressemblants — de Venise, à faire figurer dans ses peintures ; de même encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d’une œuvre préférée le nom chéri de l’archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de l’eau avait quelque chose d’enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu’Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d’une femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de l’essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la toile d’une voile arrêtée, dans l’eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter : « Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’œuvre, l’hôpital sans style vaut le glorieux portail », de même j’entendais : « La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et avait cessé de danser, où l’arbre était cerné d’un pourtour d’ombre, où les voiles semblaient glisser sur un vernis d’or. Mais justement parce que l’instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée donnait l’impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientôt s’en retourner, les bateaux disparaître, l’ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu’est l’instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d’Elstir et dont était aussi orné ce salon. Les gens du monde « avancés » allaient « jusqu’à » cette manière-là, mais pas plus loin. Ce n’était certes pas ce qu’Elstir avait fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été pensé ôtait sa froideur. C’est ainsi que, par exemple, les Muses étaient représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce fossile mais qu’il n’eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poète, d’une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d’espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d’une longue course en montagne, qu’un Centaure, qu’il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d’une autre, l’immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer, avec une exactitude qui donne plus que l’heure, jusqu’à la minute qu’il est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive des ombres. Par là l’artiste donne, en l’instantanéisant, une sorte de réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d’Elstir, les coups de sonnette des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m’avaient bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà depuis très longtemps finit — moins rapidement il est vrai — par m’éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. J’eus peur qu’on m’eût oublié, qu’on fût à table et j’allai rapidement vers le salon. À la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne sais, l’air d’un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect qu’il eût mis aux pieds d’un roi. Je sentis à son air qu’il m’eût attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j’avais apporté au dîner, alors surtout que j’avais promis d’être à onze heures chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain était le jour de sortie d’elle et de lui, qu’il pourrait passer toute la journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il m’accueillit au contraire avec une joie évidemment en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère, inspirée et par son estomac qu’un tel retard avait affamé, et par la conscience d’une impatience pareille chez tous ses invités lesquels remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu’on m’avait attendu près de trois quarts d’heure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne l’aggraverait pas, et que la politesse l’ayant poussé à reculer si longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me persuader que je n’étais pas en retard et qu’on n’avait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le dîner et si certains invités n’étaient pas encore là, comment je trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements d’estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement je m’aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu’à ce jour — sauf le stage dans le salon de Mme Swann — avais été habitué chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m’entouraient, entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d’une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d’une rose), ne me dirent bonjour qu’en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m’embrasser. Beaucoup n’en étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des mœurs ; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses n’avaient pas pour celles qui étaient légères cette répulsion qu’eût éprouvée ma mère. Les caprices de la conduite, niés par de saintes amies, malgré l’évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu’on avait su conserver. On feignait d’ignorer que le corps d’une maîtresse de maison était manié par qui voulait, pourvu que le « salon » fût demeuré intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à qui il n’avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu le même genre de respect qu’aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas connaître ses convives n’avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de l’effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu’ils feraient sur moi.
Tout d’abord, d’ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment même, en effet, où j’étais entré dans le salon, M. de Guermantes, sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m’avait mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il semblait dire : « Voici votre ami, vous voyez je vous l’amène par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n’avait cessé de m’adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît pas. Comme c’était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m’avançant de façon à ne pas avoir à répondre jusqu’à ce que la présentation m’eût tiré d’embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l’air d’être pressée de s’en débarrasser et que je dise enfin : « Ah ! madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés ! » J’étais aussi impatient de savoir son nom qu’elle d’avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s’y prit si mal, au moins à mon avis, qu’il me sembla qu’il n’avait nommé que moi et que j’ignorais toujours qui était la pseudo-inconnue, laquelle n’eut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dès que je fus auprès d’elle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si j’eusse été aussi au courant qu’elle des bons souvenirs à quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être son fils, allait regretter de n’avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s’appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j’avais devant moi puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Je m’efforçais vainement à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en pensée. Mais je ne l’apercevais pas mieux, à travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu’on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si j’étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans l’obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n’étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m’avaient jamais habitué les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l’énigme me fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à mon oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand’mère et à moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas. À vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j’avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner à ma grand’mère, comme à une biche du Jardin d’acclimatation. Mais ce n’était encore que la seconde princesse du sang à qui j’étais présenté, et j’étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l’amabilité des grands. D’ailleurs eux-mêmes n’avaient-ils pas pris la peine de m’avertir de ne pas trop compter sur cette amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m’avait fait tant de bonjours avec la main à l’Opéra-comique, avait eu l’air furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un louis à quelqu’un, pensent qu’avec celui-là ils sont en règle pour toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore plus contrastés. Enfin j’ai connu, on le verra, des altesses et des majestés d’une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c’est que le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C’était cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma grand’mère. D’ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui s’appelle la politesse mondaine et qui n’est pas superficiel, mais où, par un retournement du dehors au dedans, c’est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent négligés, au moins par l’un d’eux, de la charité, de la chasteté, de la pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la princesse de Parme qu’à la troisième personne.
À défaut d’être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où tout d’ailleurs devait être homogène, isolée qu’elle était du reste du monde, entre les parois polies, dans l’atmosphère, étouffante comme un soir d’été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d’un coup à ce que je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une sorte d’arrivée fragmentaire et sans avoir bougé ; c’était, dans l’algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais si j’avais depuis des années — comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse — fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la princesse, que j’aurais été jusque-là convaincu être au moins la Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres, d’une amabilité tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames, elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le quartier de l’Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu’à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à la Chartreuse où meurt Fabrice qu’à la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L’une, générale, était l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l’Europe, mais encore — contraste avec la maison ducale de Parme — plus riche qu’aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme évangélique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de ses bras semblaient répéter : « Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naître sur les marches d’un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser ceux à qui la divine Providence a voulu (qu’elle en soit louée !) que tu fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de Juliers dès 647 ; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu’Edmond de Rothschild ; ta filiation en ligne directe est établie par les généalogistes depuis l’an 63 de l’ère chrétienne ; tu as pour belles-sœurs deux impératrices. Aussi n’aie jamais l’air en parlant de te rappeler de si grands privilèges, non qu’ils soient précaires (car on ne peut rien changer à l’ancienneté de la race et on aura toujours besoin de pétrole), mais il est inutile d’enseigner que tu es mieux née que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux que la bonté céleste t’a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c’est-à-dire des secours en argent, même des soins d’infirmière, mais bien entendu jamais d’invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet, qu’elle ne se croyait pas supérieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse qu’ont avec les inférieurs les gens bien élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m’offrait tous ces services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d’achever les présentations, m’avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom je lui dis que j’avais passé devant son château, non loin de Balbec. « Oh ! comme j’aurais été heureuse de vous le montrer », dit-elle presque à voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d’un ton senti, tout pénétré du regret de l’occasion manquée d’un plaisir tout spécial, et elle ajouta avec un regard insinuant : « J’espère que tout n’est pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c’eût été le château de ma tante Brancas ; il a été construit par Mansard ; c’est la perle de la province. » Ce n’était pas seulement elle qui eût été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n’eût pas été moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m’assura cette dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de l’hospitalité seigneuriale, par des paroles qui n’engagent à rien. C’était aussi parce qu’elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l’interlocuteur, à lui donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu’il crût qu’il flattait ceux à qui il écrivait, qu’il honorait ses hôtes, qu’on brûlait de le connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d’eux-mêmes existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité individuelle compensatrice d’un défaut, non pas, hélas, chez les amis les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de l’aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d’être individuel ; cultivé par l’éducation, entretenu par l’idée d’une grandeur propre qui ne peut craindre de s’humilier, qui ne connaît pas de rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît à en faire, il est devenu le caractère générique d’une classe. Et même ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans leur cœur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation.
— C’est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, et qui sait être « grande dame » comme personne.
Pendant que j’étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d’agitation : c’était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n’avait pas eu le temps de s’informer des convives et quand j’étais entré au salon, voyant en moi un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, il installa son monocle sous l’arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l’aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d’homme j’étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu’on appelle un « salon », c’est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d’un remède ou la production d’un chef-d’œuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l’impression d’avoir appris qu’à la réception pour le roi et la reine d’Angleterre, la duchesse n’avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d’esprit du faubourg se consolaient malaisément de n’avoir pas été invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d’approcher ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu’il y avait aussi M. Ribot, mais c’était une invention destinée à faire croire qu’Oriane cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de Saxe, s’était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d’imprévu, qu’il approuvait d’ailleurs pleinement, étant lui-même autant qu’un ornement et, de la même façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j’étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant pour être « reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé ; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane décidément n’en faisait pas d’autres et savait l’art d’attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l’eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en appétit non seulement par le bon dîner qu’il était sûr de faire, mais par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n’était pas encore fixé sur le point de savoir si c’était moi dont on venait d’expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel, grand amateur de « récits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d’intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l’idée fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait à lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d’exprimer sa satisfaction, dans l’ignorance de la langue qu’il devait me parler, en somme comme s’il se fût trouvé en présence de quelqu’un des « naturels » d’une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d’amitié ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des œufs d’autruche et des épices contre des verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la main du duc de Châtellerault que j’avais déjà rencontré chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c’était une fine mouche. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s’altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le xvie et le xviie siècle. Mais comme je n’aimais plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d’un peintre que j’aurais longtemps étudié, mais qui ne m’intéressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n’en sortirent que meurtries, je les laissai s’engager dans l’étau qu’était une poignée de mains à l’allemande, accompagnée d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von. Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de la longueur d’un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Élisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s’explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté « Quiou » pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit moins ce qu’ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition d’une syllabe. Ainsi deux sœurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes deux d’une énorme grosseur, ne s’entendaient jamais appeler, sans s’en fâcher le moins du monde et sans que personne songeât à en sourire, tant l’habitude était ancienne, que « Petite » et « Mignonne ». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec des larmes à sa sœur : « On me dit que « Petite » est très mal. » Mme de l’Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement les oreilles, on ne l’appelait jamais que « ventre affamé ». Quelquefois on se contentait d’ajouter un a au nom ou au prénom du mari pour désigner la femme. L’homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla ; mais ce sont là seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons toujours, si l’occasion s’en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite je demandai au duc de me présenter au prince d’Agrigente. « Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri », s’écria M. de Guermantes, et il dit mon nom à M. d’Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m’était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une cité antique dont je ne doutais pas que le prince — de passage à Paris par un bref miracle — ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soi tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Si l’opération avait eu lieu, elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu’il se trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d’Agrigente et peut-être l’homme au monde qui l’était le moins. Il était d’ailleurs fort heureux de l’être, mais comme un banquier est heureux d’avoir de nombreuses actions d’une mine, sans se soucier d’ailleurs si cette mine répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle s’appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s’achevaient les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon entrée au salon, n’avaient duré que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d’un ton presque suppliant, me disait : « Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l’une à l’autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent », le duc, d’un mouvement assez gauche et timoré, donna (ce qu’il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu’on pouvait servir.
Il faut ajouter qu’un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause principale de la défaite de Napoléon, était d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces : « Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu’elle n’ait jamais pu marier ses enfants. — Mais, mon oncle, l’aînée a épousé M. de Grouchy. — Je n’appelle pas cela un mari ! Enfin, on prétend que l’oncle François a demandé la cadette, cela fera qu’elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l’ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants ; un maître d’hôtel qui avait l’air d’un maître des cérémonies s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie », d’un ton pareil à celui dont il aurait dit : « Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l’assemblée, car ce fut d’un air folâtre, et comme l’été à Robinson, que les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s’avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que j’éprouvasse l’ombre de la timidité que j’aurais pu craindre, car, en chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile, voyant sans doute que je m’étais mis du côté qu’il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements précis et nobles. Je leur obéis avec d’autant plus d’aisance que les Guermantes n’y attachaient pas plus d’importance qu’au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant ; d’autres portes s’ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l’arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action.
C’est timide et non majestueusement souverain qu’avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L’indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l’effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l’avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu’on n’attendait que moi pour dîner et qu’on m’avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu’ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m’empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c’était le manque de grandeur dans le geste qui dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu’il voulait honorer. Ce n’est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n’eût même des ridicules d’homme trop riche, l’orgueil d’un parvenu qu’il n’était pas.
Mais de même qu’un fonctionnaire ou qu’un prêtre voient leur médiocre talent multiplié à l’infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s’appuient, l’administration française et l’église catholique, de même M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n’eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu’un, comme c’était mon cas, paraissait susceptible d’être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s’il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu’un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à Guermantes ses « distinctions » et ses « grâces » eussent pris une autre forme. Il eût fait atteler pour m’emmener faire seul avec lui une promenade avant dîner. Telles qu’elles étaient, on se sentait touché par ses façons comme on l’est, en lisant des Mémoires du temps, par celles de Louis XIV quand il répond avec bonté, d’un air riant et avec une demi-révérence, à quelqu’un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse n’allait pas au delà de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l’étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu’il n’a été qu’un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l’impossibilité d’arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu’il ne soit pas dit qu’en entrant dans le château l’un a précédé l’autre ; et l’Électeur palatin, recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d’être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu’il s’agit d’un sentiment profond, des choses du cœur, le devoir, si inflexible tant qu’il s’agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qu’il a le plus aimées, quand Monsieur, selon l’expression du duc de Montfort, est « encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d’opéras, s’étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l’air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l’emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme.
L’autre raison de l’amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s’il en avait été ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s’extasier, elle demandait la permission d’envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder l’espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s’informer d’un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d’œillets laquelle n’était pas moitié aussi belle, aussi « panachée » de « chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu’ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses était factice et destiné à montrer qu’elle ne tirait pas de la supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en revanche, c’est en toute sincérité qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices. D’une façon générale d’ailleurs, mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d’esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m’avaient donné au premier aspect l’impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j’avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j’avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence, car, si l’on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart — une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV, et d’autant plus reconnue de tous qu’ils la promulguaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l’onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l’agate-mousse.
Les Guermantes — du moins ceux qui étaient dignes du nom — n’étaient pas seulement d’une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait : n’ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu’ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l’hirondelle ou l’inclinaison de la rose, de penser : ils sont d’une autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre ? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possédais des mérites que j’ignorais et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j’ai senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincère et que chez eux le dédain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était double ; grâce à l’une, toujours en action, à tout moment, et si par exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-même, faite de l’équilibre instable de mouvements asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit exprès, soit parce qu’ayant été souvent cassée à la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l’autre jambe, une déviation à laquelle la remontée d’une épaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s’installait dans l’œil, haussait un sourcil au même moment où le toupet des cheveux s’abaissait pour le salut ; l’autre flexibilité, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la coquille ou le bateau, s’était pour ainsi dire stylisée en une sorte de mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d’où sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l’origine fabuleuse enseignée au xvie siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu’ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n’étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l’époux aux idées surannées de « Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme à gauche quand ils se promenaient en voiture parce qu’elle était de moins bon sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait, absent, l’objet des railleries de la famille et d’anecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force d’être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d’autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et étaient en politique si socialistes qu’on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d’assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l’antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n’aimait que la lecture et n’avait point de respect humain, d’aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d’entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d’ennuyeux thés-dîners en ville, raouts, d’heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu’à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d’hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu’à l’intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n’avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu’à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l’appendice verbal qui y était ajouté n’était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n’était pas muette. Or, chaque fois qu’elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d’hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc… »
Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers — même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes — traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la famille s’exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d’un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d’une domestique : « On sent qu’elle a un bon fond, c’est une fille qui n’est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d’insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j’avais été plusieurs fois saisi d’un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d’avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d’une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d’être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposé d’eux (c’est même par sa grand’mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas à l’intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d’elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c’était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu’on ne fût pas de leur monde, être intelligent n’était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l’intelligence était l’espèce de « pince monseigneur » grâce à laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles « espèces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu’un ayant dit une fois : « Mais Swann est plus jeune que Palamède. — Du moins il vous le dit ; et s’il vous le dit soyez sûr que c’est qu’il y trouve son intérêt », avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu’on avait fait passer d’abord celle-ci puisqu’elle était l’aînée : « Mais est-elle même l’aînée ? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n’avaient pas d’âge, mais comme si, vraisemblablement dénuées d’état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d’une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu’ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s’occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Certaines femmes qui n’avaient pas un rang très élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies, aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l’on est peu au courant des « père et mère », un excellent et élégant article d’importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l’indignation des Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n’aimaient pas à frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thème d’inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la charmante comtesse G… entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l’expression qu’il eût dû prendre si elle avait eu à réciter le vers :
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la comtesse G…, mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu’elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n’était même pas de la deuxième société, à Châteaudun. « Ce n’est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c’est à se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage :
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la « persévérance », rime d’espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme G… ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G… elle doua Mme de Villebon d’un prestige tel, d’ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G…, qui était la plus jolie et la plus riche des bals de l’époque, fut à marier, on s’étonna de lui voir refuser tous les ducs. C’est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu’elle avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait véritablement qu’un mari pour sa fille : un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l’amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu’à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s’il se fût agi d’une passe d’armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Certains Guermantes n’ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu’ils vous rencontraient. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : « monsieur » et finissait par : « Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur, de l’intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu’elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n’était plus qu’une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n’entraînait pourtant pas plus d’intimité entre vous et l’épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami », ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu’on eût eu une trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu’un jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes « la tante Adam », les Guermantes étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu’on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière particulière de préparer les confitures. C’est ainsi qu’on a vu la poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spéciale — ce qui arrivait du reste assez rarement — était présenté à quelqu’un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l’inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d’apprendre qu’il ou elle avait jugé à propos d’écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu’il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l’étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n’avait pas de domicile personnel à Paris, y « descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l’année vivait en province au milieu d’une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n’avait point convié les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne l’étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l’on en juge par la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n’ayant pas été en cinq ans honorée d’une seule visite d’Oriane, répondit à quelqu’un qui lui demandait la raison de son absence : « Il paraît qu’elle récite de l’Aristote (elle voulait dire de l’Aristophane) dans le monde. Je ne tolère pas ça chez moi ! »
On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. La comtesse douairière d’Argencourt, née Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu’elle était bas bleu et quoique son fils fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant : « Oriane de Guermantes qui est fine comme l’ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d’un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez, comme famille, c’est tout ce qu’il y a de plus haut, sa grand’mère était Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes sans une mésalliance, c’est le sang le plus pur, le plus vieux de France. » Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait Mme d’Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu’ils n’auraient jamais l’occasion de connaître personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en apprenant qu’une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces idées libérales avaient pu s’anémier entre eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n’osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-même, c’est-à-dire d’une jeune fille si indiscutablement précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que jamais une Courvoisier n’eût consenti à faire) leur venait un tel secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup à recevoir l’adhésion de personnes qui ont autorité sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l’amabilité dans la rue se composaient d’un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c’était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s’efforçait d’imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n’hésitaient pas, si elles vous apercevaient d’une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d’un coup, grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu’on s’était efforcé de proscrire, la bienvenue, l’épanchement d’une amabilité vraie, la spontanéité. C’est de la même manière, mais par une réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées avec raison par l’éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d’Auber les motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autorité si haute une justification qui les ravit et elles s’enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant Salomé, de ce qui leur était interdit d’aimer dans Les Diamants de la Couronne.
Authentique ou non, l’apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu’il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l’intelligence, le cœur, le talent ont de l’importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu’en vertu de cette éducation qu’elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu’un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu’elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». Ils pouvaient d’autant plus l’espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle affichait une horreur profonde à l’égard de la société qui la tenait à l’écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu’elle voyait, elle n’avait pas assez de railleries pour lui parce qu’il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s’était agi de trouver un mari à Oriane, ce n’étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l’affaire ; ç’avait été le mystérieux « Génie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n’eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du cœur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait été — comme elle serait plus tard — morte et en bière, dans l’église de Combray, où chaque membre de la famille n’était plus qu’un Guermantes, avec une privation d’individualité et de prénoms qu’attestait sur les grandes tentures noires le seul G… de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c’était sur l’homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu’elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de « couper le câble » dès l’année suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l’intelligence et du talent les seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser Rachel, comportait — quelque horreur qu’il inspirât dans la famille — moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en général, prônant l’intelligence, n’admettant presque pas qu’on mît en doute l’égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes contraires, c’est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire qu’il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eût pas été favorable au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n’eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l’on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l’élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c’était parce qu’elles n’étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n’avait jamais possédé d’autre livre qu’un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce qu’il était « du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l’esprit par les regards dévorants qu’elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l’Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d’une femme, il paraît qu’elle est « charmante », ou d’un homme qu’il était tout ce qu’il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d’autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n’intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l’entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L’homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n’avaient pas de situation, quelle horreur, c’étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se moquait d’elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob. « Snob, Babal ! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c’est tout le contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. Même chez moi ! si je l’invite avec quelqu’un de nouveau, il ne vient qu’en gémissant. » Ce n’est pas que, même en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l’intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D’une façon positive cette différence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d’assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d’un mystère devant lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous avons déjà parlé, où le roi d’Angleterre s’était plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l’idée, qui ne serait jamais venue à l’esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d’inviter, en dehors des personnalités que nous avons citées, le musicien Gaston Lemaire et l’auteur dramatique Grandmougin. Mais c’est surtout au point de vue négatif que l’intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d’intelligence et de charme allait en s’abaissant au fur et à mesure que s’élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes, jusqu’à approcher de zéro quand il s’agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s’élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l’Altesse recevait parce qu’elle les avait connues enfant, ou parce qu’elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d’ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison « aimé de la princesse de Parme », « sœur de mère avec la duchesse d’Arpajon », « passant tous les ans trois mois chez la reine d’Espagne », aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu’il en est d’un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu’on ne trouve pas jolis, mais qu’on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas s’abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d’un « salon », pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s’en plaignaient discrètement à l’Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu’il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon (et l’esprit d’Oriane, qui en était l’attrait principal), répondait : « Mais est-ce que ma femme la connaît ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à Madame, Oriane au fond n’aime pas la conversation des femmes. Elle est entourée d’une cour d’esprits supérieurs — moi je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l’ennuient. Voyons, Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de Souvré ait de l’esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu’Oriane l’a vue, c’est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites à n’en plus finir. Pas plus tard qu’hier soir, elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la duchesse de Bourbon en n’allant pas chez elle. J’ai dû montrer les dents, j’ai défendu qu’on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j’ai bien envie de ne pas même dire à Oriane que vous m’avez parlé de Mme de Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu’elle ira aussitôt inviter Mme de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en relations avec la sœur dont je connais très bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m’y autorise. Nous lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d’agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits dîners de rien, Mme de Souvré s’ennuierait à périr. » La princesse de Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande à la duchesse et désolée de n’avoir pu obtenir l’invitation que désirait Mme de Souvré, était d’autant plus flattée d’être une des habituées d’un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n’allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l’esprit à la torture pour n’avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l’empêcher de revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d’une façon générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La réception consistait en ceci qu’au sortir de la salle à manger, la princesse s’asseyait sur un canapé devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou bien jetait les yeux sur un « magazine », jouait aux cartes (ou feignait d’y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de s’ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s’ils dînaient en ville escamotaient le café en disant qu’ils allaient revenir, comptant en effet « entrer par une porte et sortir par l’autre ») pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes et ce n’est qu’au moment où elles étaient à deux pas d’elle, qu’elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l’Altesse debout une révérence qui allait jusqu’à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise par un protocole qu’elle connaissait pourtant très bien, relevait l’agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans égales, et l’embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l’humilité avec laquelle l’arrivante pliait le genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu’une république ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l’Église et de l’État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du xviie siècle que sur un athée du xxe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la république, c’est-à-dire pas du tout.
Une fois l’impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue était d’importance, causé un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d’honneur chargée du service d’ordre donnait de l’espace en guidant les habitués dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient des choses intéressantes, que n’avaient pas la patience d’écouter les jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au besoin à se faire présenter à elles par la dame d’honneur et les filles d’honneur) qu’à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop occupés des connaissances qu’ils pourraient faire et des invitations qu’ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même après des années, de ce qu’il y avait dans ce précieux musée des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu’il était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce centre des élégances au Palmarium du Jardin d’Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la gardait tout le temps à côté d’elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d’avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l’exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l’Altesse, le concierge répondait : « Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D’avance, d’ailleurs, beaucoup d’amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C’était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d’y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d’un ton piqué : « Vous savez bien qu’Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major. » À l’aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d’une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d’elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant « état-major », la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu’ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu’on pût se plaire davantage dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle était bien obligée de constater qu’on s’écrasait aux « jours » de la duchesse et qu’elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d’Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule toute la journée avec une dame d’honneur et un conseiller de légation étranger. Aussi, lorsque (comme ç’avait été par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu’un ne finissait jamais la journée sans être allé passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n’avait pas grande envie, même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les « avances » de l’inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu’Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d’avance que tout serait bien, délicieux, elle n’avait qu’une peur, c’était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre ma présence excitait son attention et sa cupidité aussi bien que l’eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu’elle était si c’était l’une ou l’autre, la décoration
de la table ou ma présence, qui était plus particulièrement l’un de ces charmes, secret du succès des réceptions d’Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d’avoir à son prochain dîner l’un et l’autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c’était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces « bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu’aucun d’eux ne sait nager), d’où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu’on appelait l’esprit des Guermantes. L’esprit des Guermantes — entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder — était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n’usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n’importe quelle sorte d’esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l’esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d’avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d’originalité, ou d’initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d’ailleurs reconnaître que c’était
l’exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d’achoppement de leur carrière, c’était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n’avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d’être reconnus par leurs pairs. L’antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les collèges électoraux des facultés n’est pas, ou du moins n’était pas, il n’y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d’un passé aux idées étroites, d’un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d’or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les « professeurs » étaient encore, dans les années qui précédèrent l’affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu’il n’aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité, enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d’acide phénique. Mais dans les corps fortement constitués, où d’ailleurs la rigueur des préjugés n’est que la rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées, qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate doublé d’hermine comme celle d’un Doge (c’est-à-dire un duc) de Venise enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu’était M. de Saint-Simon. L’étranger, c’était le médecin mondain, ayant d’autres manières, d’autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser (quelles idées d’homme du monde !) s’il leur cachait la duchesse de Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où l’élément médical était noyé dans l’élément mondain. Il ne savait pas qu’il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l’apprenait quand le conseil des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance d’une chaire, et que c’était toujours le nom d’un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l’urne fatale, et que le « veto » retentissait dans l’antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le « juro » sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l’art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop d’attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes
distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l’esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout « corps » tant soit peu centralisé.
Et les gens qui savaient qu’autrefois l’un de ces
habitués du salon de la duchesse avait eu la médaille d’or au Salon, que l’autre, secrétaire de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la Chambre, qu’un troisième avait habilement servi la France comme chargé d’affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui n’avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces « renseignés » étaient peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l’esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l’un un peu solennel, l’autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d’impatience si l’imprudence d’une maîtresse de maison lui avait donné l’un ou l’autre pour voisin ? Puisque être un homme d’État de premier ordre n’était nullement une recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné leur démission de la « carrière » ou de l’armée, qui ne s’étaient pas représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, d’ailleurs peu appréciées d’eux, du moins le disaient-ils, qu’ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie
sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n’y valait l’agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n’auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d’ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes d’esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes de valeur, qu’ils dédaignaient, mais c’est que ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n’était pas l’intelligence, c’était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de l’intelligence élevée jusqu’à une variété verbale de talent — l’esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l’un comme un pédant, l’autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l’un et tout le génie de l’autre, c’était l’infiltration de l’esprit Guermantes qui l’avait fait les classer ainsi. Jamais il n’eût osé présenter ni l’un ni l’autre à la duchesse, sentant d’avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d’Elstir, l’esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang,
si l’esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu’il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même manière de prononcer, d’énoncer, et par voie de conséquence de penser, ce n’est pas certes que l’originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l’imitation. Mais l’imitation a pour conditions, non pas seulement l’absence d’une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d’oreilles qui permette de discerner d’abord ce qu’on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu’aux Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l’exercice qu’on
appelle, dans une autre acception du mot imitation, « faire des imitations » (ce qui se disait chez les Guermantes « faire des charges » ), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s’en rendre compte que s’ils eussent été une bande de lapins, au lieu d’hommes et femmes, parce qu’ils n’avaient jamais su remarquer le défaut ou l’accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle « imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient : « Oh ! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j’ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m’a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivés s’écriaient : « Dieu qu’Oriane est drolatique ! Le plus fort c’est que pendant qu’elle l’imite elle lui ressemble ! Je crois l’entendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu’à ceux tout à fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration : « Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou « que tu le tiens » ) avaient beau ne pas avoir d’esprit, selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d’entendre et de raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s’exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme le duc, sa manière de « rédiger », jusqu’à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l’esprit d’Oriane et était traité par eux d’esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l’écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le cœur battait un peu plus vite à la princesse d’Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d’un inoffensif incendie ou les « reconnaissances » d’une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d’une démarche oblique, la duchesse coiffée d’un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d’où pleuvait une odeur d’été. « Tiens, Oriane », disait-elle comme un « garde-à-vous » qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu’on eût le temps de sortir en ordre, qu’on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n’osait pas rester, se levait. « Mais non, pourquoi ? rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu », disait la princesse d’un air dégagé et à l’aise (pour faire la grande dame), mais d’une voix devenue factice. « Vous pourriez avoir à vous parler. — Vraiment, vous êtes pressée ? eh bien, j’irai chez vous », répondait la maîtresse de maison à celles qu’elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu’ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. À peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l’air de s’intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu’il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l’état nerveux d’Oriane. « Qu’est-ce que c’était que cette petite dame en chapeau rose ? — Mais, mon cousin, vous l’avez vue souvent, c’est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle. — Mais savez-vous qu’elle est jolie, elle a l’air spirituel ; s’il n’y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S’il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s’embêter. Oriane ? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m’ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu’on parlait de la beauté d’une autre femme qu’elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu’avait son mari pour faire voir qu’il était parfaitement au fait des gens qu’il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sérieux que sa femme. « Mais, disait-il tout d’un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j’étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé… — C’était l’oncle de la jeune femme que vous venez de voir. — Ah ! quel talent ! Non, mon petit », disait-il à la vicomtesse d’Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d’Épinay, où elle s’abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, « ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d’Épinay (en laissant l’Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), nous n’avons qu’un quart d’heure à vous donner. » Ce quart d’heure était occupé tout entier à une sorte d’exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu’elle-même n’eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l’air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l’amenait comme involontairement à redire.
La princesse d’Épinay, qui aimait sa cousine et
savait qu’elle avait un faible pour les compliments, s’extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. « Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru qu’il avait adopté et qu’il tempérait d’un malicieux sourire pour qu’on ne prît pas son mécontentement au sérieux, « mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d’avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu’elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D’abord je trouve indigne d’une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d’assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de me fâcher avec lui, c’est vraiment bien la peine. »
— Mais nous ne savons pas ! Un calembour
d’Oriane ? Cela doit être délicieux. Oh ! dites-le.
— Mais non, mais non, reprenait le duc encore
boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l’ayez pas appris. Sérieusement j’aime beaucoup mon frère.
— Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le
moment de donner la réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n’a quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j’ai dit une méchanceté, j’ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle, mais c’est vous qui y donnez de l’importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas.
— Vous nous intriguez horriblement, de quoi
s’agit-il ?
— Oh ! évidemment de rien de grave ! s’écriait
M. de Guermantes. Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa sœur Marsantes.
— Oui, mais on nous a dit qu’elle ne le désirait
pas, qu’elle n’aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
— Eh bien, justement quelqu’un disait tout cela
à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre sœur, ce n’était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C’est qu’il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c’est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c’est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu’on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu’il donnait un si beau château, Oriane n’a pu s’empêcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car c’est venu vite comme l’éclair, « Taquin… taquin… Alors c’est Taquin le Superbe ! » Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jeté un regard circulaire pour juger de l’esprit de sa femme, le duc qui était d’ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme d’Épinay avait de l’histoire ancienne, vous comprenez, c’est à cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c’est stupide, c’est un mauvais jeu de mots, indigne d’Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j’ai moins d’esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu’on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D’autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C’est ce qui sauve les mots de Madame, c’est que même quand elle veut s’abaisser à de vulgaires à peu près, elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une
autre fois à un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l’émoi qu’elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d’esprit et de son impresario. On se régalait d’abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête (les personnes qui étaient restées là), des mots qu’Oriane avait dits. « Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? » demandait la princesse d’Épinay.
— Si, répondait en rougissant la marquise de
Baveno, la princesse de Sarsina (La Rochefoucauld) m’en avait parlé, pas tout à fait dans les mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l’entendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de l’entendre accompagner par l’auteur. « Nous parlions du dernier mot d’Oriane qui était ici tout à l’heure », disait-on à une visiteuse qui allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
— Comment, Oriane était ici ?
— Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt,
lui répondait la princesse d’Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C’était sa faute si elle n’avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme Carvalho. « Qu’est-ce que vous dites du dernier mot d’Oriane ? j’avoue que j’apprécie beaucoup Taquin le Superbe », et le « mot » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l’Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. « Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d’explications auquel ne se refusait pas la princesse d’Épinay. « J’avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction » concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d’Épinay, qui avait la prétention d’avoir assimilé l’esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions « rédigé, rédaction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n’aimait pas beaucoup Mme d’Épinay qu’elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de « rédaction » qu’elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu’elle n’eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l’impression que c’était, en effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d’un tel sentiment d’admiration pour une femme qui possédait à ce point l’esprit des Guermantes qu’elle voulut inviter la princesse d’Épinay à l’Opéra. Seule la retint la pensée qu’il conviendrait peut-être de consulter d’abord Mme de Guermantes. Quant à Mme d’Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces à Oriane et l’aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu’Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une pareille dinde. « Je n’aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme si j’avais voulu, dit-elle aux amis qu’elle avait à dîner, parce que M. d’Épinay ne me l’aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse. Mais même si j’avais eu un mari moins sévère, j’avoue que je n’aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi j’y vais une fois par an et j’ai bien de la peine à arriver au bout de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l’arrivée de la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l’exaspération que leur causaient les « salamalecs exagérés » qu’on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède « Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. « Mais pourquoi faire tant d’histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n’en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu’est-ce qu’Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien, ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu’au Camp du drap d’or, comme le roi d’Angleterre demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là présents : « Sire, répondit le roi de France, c’est Courvoisier. » D’ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les eussent laissés d’autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d’un point de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une réception qu’elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu’elle n’avait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l’extrême, rougissante, frémissant d’agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu’Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impérieusement interrogatif : « Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l’occasion de récits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu’on était obligé de l’envier d’avoir manqué de chaises, d’avoir fait ou laissé faire à son domestique une gaffe, d’avoir eu chez soi quelqu’un que personne ne connaissait, comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l’aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs œuvres.
Les Courvoisier n’étaient pas davantage capables de
s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d’artistique, là où l’application purement raisonnée de règles rigides eût donné d’aussi mauvais résultats qu’à quelqu’un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique, reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d’Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l’empereur, ayant à donner une matinée en l’honneur de la princesse Mathilde, déduisit par esprit de géométrie qu’elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n’en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis, parce que, d’opinion ou d’attaches légitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu déplaire à l’Altesse Impériale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette célèbre, veuve d’un ancien préfet de l’Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n’en répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu’elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes les valeurs, de toutes les célébrités qu’une sorte de flair, de tact et de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de l’empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n’y manqua même pas le duc d’Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui baiser la main, l’embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cœur qu’elle put assurer à la duchesse qu’elle n’avait jamais passé une meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d’un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu’un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d’ailleurs devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des œuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l’incapacité où était Mme de Parme de séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle était confondue d’entendre la duchesse lui dire en souriant que c’était de simples cruches), telle était une des causes de l’étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la littérature que le monde, je m’expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu’est en art la critique à la création, étendait aux personnes de son entourage l’instabilité de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son esprit trop sec va chercher n’importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gênera point de soutenir l’opinion désaltérante que la plus belle Iphigénie est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la véritable Phèdre celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle,
avait épousé un timide butor qu’on voyait rarement et qu’on n’entendait jamais, Mme de Guermantes s’inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décrivant la femme, mais en « découvrant » le mari. Dans le ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu, elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu’on admire Hernani, confesse lui préférer le Lion amoureux. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d’avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de cœur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Je savais que ce n’était pas seulement entre les œuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu’au sein d’une même œuvre que la critique joue à replonger dans l’ombre ce qui depuis trop longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à l’obscurité définitive. Je n’avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration, venir prendre la place de génies qu’on avait dits fatigués simplement parce que les oisifs intellectuels s’en étaient fatigués, comme sont toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J’avais vu préférer en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus célèbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l’époque, mais leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de l’Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse. Cette dépravation m’aida à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu’un homme de leur monde reconnu pour un brave cœur, mais sot, était un monstre d’égoïsme, plus fin qu’on ne croyait, qu’un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l’avarice, qu’une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu’une femme qu’on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l’engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre d’esprit qu’elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le charme qu’elle avait trouvé à un homme de cœur ne se changeât pas, s’il la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu’elle était incapable de lui donner, en un agacement qu’elle croyait produit par son admirateur et qui ne l’était que par l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n’épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l’avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractères de fer, indifférent aux caprices qu’elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d’une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme. D’autre part M. de Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n’avait, une fois qu’ils les avait quittées, et pour se moquer d’elles, qu’une associée durable, identique, qui l’irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l’aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d’avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu’elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d’inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d’un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d’en faire l’essai devant des personnes capables de le goûter, d’en faire savourer l’originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d’habitude plus de vérité que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce qu’elles avaient d’arbitraire et d’inattendu leur conférait quelque chose d’intellectuel qui les rendait émouvantes à communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s’exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu’il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu’avait Mme de Guermantes d’incomparable amie sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l’attaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; c’était justement le rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c’était encore un
autre plaisir arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins à l’aide de la critique littéraire que d’après la vie politique et la chronique parlementaire, que j’essayai de comprendre quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l’ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s’imposent à l’esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu’il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple à l’homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remué tout d’un coup, et commence à douter d’avoir eu raison d’approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au milieu d’une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme telles que : « C’est très grave », prononcées par un député dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans l’interruption tout entière, les mots « c’est très grave ! » tiennent moins de place qu’un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu’ils n’avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet : « Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : « Ceci est grave ! » Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l’extrême gauche. »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de
fidélité au sage ministre, mais son cœur est ébranlé de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre :
« L’étonnement, la stupeur, ce n’est pas trop dire
(vive sensation dans la partie droite de l’hémicycle), que m’ont causés les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre d’applaudissements)… Quelques députés s’empressent vers le banc des ministres ; M. le Sous-Secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes fait de sa place avec la tête un signe affirmatif. » Ce « tonnerre d’applaudissements », emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n’avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cœur de l’homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu’ils déchaînent et des compactes majorités qu’ils rassemblent.
Il faut d’ailleurs reconnaître que cette subtilité des
hommes politiques, qui me servit à m’expliquer le milieu Guermantes et plus tard d’autres milieux, n’est que la perversion d’une certaine finesse d’interprétation souvent désignée par « lire entre les lignes ». Si dans les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout « à la lettre », qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire est relevé de ses fonctions « sur sa demande » et qui se dit : « Il n’est pas révoqué puisque c’est lui qui l’a demandé », une défaite quand les Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et préparées à l’avance, un refus quand une province ayant demandé l’indépendance à l’empereur d’Allemagne, celui-ci lui accorde l’autonomie religieuse. Il est possible d’ailleurs, pour revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s’ouvrent, les députés eux-mêmes soient pareils à l’homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs délégués auprès d’un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement : « Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espérons que tout s’est arrangé », au moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui déjà met en goût d’émotions artificielles. Les premiers mots du ministre : « Je n’ai pas besoin de dire à la Chambre que j’ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation dont l’autorité de ma charge n’avait pas à connaître », sont un coup de théâtre, car c’était la seule hypothèse que le bon sens des députés n’eût pas faite. Mais justement parce que c’est un coup de théâtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n’est qu’au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues. On est aussi ému que le jour où il a négligé d’inviter à une grande fête officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on déclare que dans l’une comme dans l’autre circonstance il a agi en véritable homme d’État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait,
au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le ministre. J’ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui n’eût pas été le duc de Guermantes. Car s’il disait que la noblesse était peu de chose, qu’il considérait ses collègues comme des égaux, il n’en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d’estimer, mais méprisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui rend d’autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d’une familiarité affichée, mais ce qu’il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes
comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d’autant plus qu’on s’en était moins avisé. Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. L’une pensait qu’elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé : « En quoi te mettras-tu, Oriane ? » provoquait la seule réponse à quoi l’on n’eût pas pensé : « Mais en rien du tout ! » et qui faisait beaucoup marcher les langues comme dévoilant l’opinion d’Oriane sur la véritable position mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son égard, c’est-à-dire l’opinion qu’on aurait dû prévoir, à savoir qu’une duchesse « n’avait pas à se rendre » au bal travesti de ce nouveau ministre. « Je ne vois pas qu’il y ait nécessité à aller chez le ministre de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi irais-je là-bas, je n’ai rien à y faire », disait la duchesse.
— Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera
charmant, s’écriait Mme de Gallardon.
— Mais c’est charmant aussi de rester au coin de
son feu, répondait Mme de Guermantes. Les Courvoisier n’en revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient. « Naturellement tout le monde n’est pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d’un côté on ne peut pas dire qu’elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas toujours d’où ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer l’une ou l’autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n’osait pas compter sur elle, qu’à rester chez soi ou à passer la soirée avec son mari au théâtre, le soir d’une fête où « tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu’elle éclipserait les plus beaux diamants par un diadème historique, d’entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu’on croyait à tort de rigueur. Bien qu’elle fût antidreyfusarde (tout en croyant à l’innocence de Dreyfus, de même qu’elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu’aux idées), elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse de Ligne, d’abord en restant assise quand toutes les dames s’étaient levées à l’entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencé une conférence, montrant par là qu’elle ne trouvait pas que le monde fût fait pour parler politique ; toutes les têtes s’étaient tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique voltairienne, elle n’était pas restée parce qu’elle avait trouvé indécent qu’on mît en scène le Christ. On sait ce qu’est, même pour les plus grandes mondaines, le moment de l’année où les fêtes commencent : au point que la marquise d’Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par dire des sottises, avait pu répondre à quelqu’un qui était venu la condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency : « C’est peut-être encore plus triste qu’il vous arrive un chagrin pareil au moment où on a à sa glace des centaines de cartes d’invitations. » Eh bien, à ce moment de l’année, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu’elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n’eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège, qui l’intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se soucier d’imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l’espèce de soulagement qu’on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu’au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s’était jamais avisé excite l’esprit, même des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès d’user de la navigation à vapeur à l’époque sédentaire de la season. L’idée qu’on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners en ville, au double de « thés », au triple de soirées, aux plus brillants lundis de l’Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les Mers, mais leur communiqua la même sensation d’indépendance et de charme. Aussi n’y avait-il pas de jour où l’on n’entendît dire, non seulement « vous connaissez le dernier mot d’Oriane ? », mais « vous savez la dernière d’Oriane ? » Et de la « dernière d’Oriane », comme du dernier « mot » d’Oriane, on répétait : « C’est bien d’Oriane » ; « c’est de l’Oriane tout pur. » La dernière d’Oriane, c’était, par exemple, qu’ayant à répondre au nom d’une société patriotique au cardinal X…, évêque de Mâcon (que d’habitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait « Monsieur de Mascon », parce que le duc trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots : « Éminence » ou « Monseigneur », mais était embarrassé devant le reste, la lettre d’Oriane, à l’étonnement de tous, débutait par « Monsieur le cardinal » à cause d’un vieil usage académique, ou par « Mon cousin », ce terme étant usité entre les princes de l’Église, les Guermantes et les souverains qui demandaient à Dieu d’avoir les uns et les autres « dans sa sainte et digne garde ». Pour qu’on parlât d’une « dernière d’Oriane », il suffisait qu’à une représentation où il y avait tout Paris et où on jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant d’autres qui l’avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du rideau. « On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine », expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l’émerveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que le « genre » d’entendre le commencement d’une pièce était plus nouveau, marquait plus d’originalité et d’intelligence (ce qui n’était pas pour étonner de la part d’Oriane) que d’arriver pour le dernier acte après un grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les différents genres d’étonnement auxquels la princesse de Parme savait qu’elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners chez la duchesse, l’Altesse ne s’aventurait sur le moindre sujet qu’avec la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux « lames ».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois
autres salons à peu près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d’eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l’univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n’avaient de titre à être là que leur beauté, l’usage qu’avait fait d’elles M. de Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d’autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goût des femmes grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d’un genre intermédiaire entre la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d’Arpajon qu’il avait tant aimée qu’il la força longtemps à lui envoyer jusqu’à dix télégrammes par jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu’un hiver qu’il avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir.
D’ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne l’étaient plus (c’était le cas pour
Mme d’Arpajon) ou étaient sur le point de cesser de l’être. Peut-être cependant le prestige qu’exerçaient sur elle la duchesse et l’espoir d’être reçues dans son salon, quoiqu’elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du duc. D’ailleurs la duchesse n’eût pas opposé à ce qu’elles pénétrassent chez elle une résistance absolue ; elle savait qu’en plus d’une, elle avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement à sa femme tant qu’il n’était pas amoureux d’une autre. Aussi ce qui expliquait qu’elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d’abord à ce que le duc, chaque fois qu’il s’était embarqué dans un grand amour, avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il estimait que c’était beaucoup que d’être invité chez sa femme. Or, il se trouvait l’offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des résistances, sur lesquelles il n’avait pas compté, se produisaient, ou au contraire qu’il n’y avait pas eu de résistance. En amour, souvent, la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que l’espérance et l’intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de cette offre était entravée par d’autres circonstances. D’abord toutes les femmes qui avaient répondu à l’amour de M. de Guermantes, et quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprès d’elles presque toutes ses heures, il s’occupait de l’éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l’on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frère ou une sœur. Puis si, au début de la liaison, la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc, avait joué un rôle dans l’esprit de la maîtresse, la liaison elle-même avait transformé les points de vue de cette femme ; le duc n’était plus seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait interverti l’ordre antérieur d’importance des questions de snobisme et des questions d’intérêt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas était le plus rare ; d’ailleurs, quand le jour de la présentation arrivait enfin (à un moment où elle était d’ordinaire déjà assez indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le mobile premier n’existait plus) il se trouvait souvent que ç’avait été Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible époux, une précieuse alliée. Ce n’est pas que, sauf à de rares moments, chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu’on appelle les formes. Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient s’y tromper. Quelquefois, à l’automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu’on passe à Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires découvertes où l’on ne tient que deux, cet Hercule en « smoking » (puisqu’en France on donne à toute chose plus ou moins britannique le nom qu’elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à l’œil, dans sa grosse mais belle main, à l’annulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d’ailleurs absolument personne, les émoussant d’un air de douceur, de réserve, de politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, d’un signe d’intelligence et de bonté, l’innocente gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire qu’il n’était pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse — cette femme en dehors de laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais cessé de tromper ; — quand la duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu’ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu’à la sortie avec des soins empressés et respectueux qu’elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et parfois même avec l’amertume un peu ironique de l’épouse désabusée qui n’a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l’irritation qui naissait d’habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses du duc n’étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait d’elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d’Arpajon touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l’amour que M. de Guermantes avait eu
successivement pour toutes recommençait un jour à se faire sentir : d’abord cet amour en mourant les léguait, comme de beaux marbres — des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu’il les avait aimées, et était sensible maintenant à des lignes qu’il n’eût pas appréciées sans l’amour — qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles, et enfin réconciliées dans la paix de l’amitié ; puis cette amitié même était un effet de l’amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes, chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que l’ex-maîtresse, devenue « un excellent camarade » qui ferait n’importe quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou supposés d’une personne qui l’agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la délaissée, et ne s’en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu’elle montrait à l’infortunée, avoir le droit d’être taquine avec elle, en sa présence même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d’échanger avec son mari des regards d’ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de
Parme se rappela qu’elle voulait inviter à l’Opéra la princesse de…, et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d’un déraillement, avait eu une panne d’une heure. Il s’excusa comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de honte. Mais Mme de Grouchy n’était pas Guermantes « pour des prunes ». Comme son mari s’excusait du retard :
— Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même
pour les petites choses, être en retard c’est une tradition dans votre famille.
— Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas
démonter, dit le duc.
— Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu’elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux d’une façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod !
— J’ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je
me permettrai d’envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de
Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d’envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j’avais causé en quittant la salle des Elstir :
— Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de
M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n’est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi.
— Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de
Grouchy.
— Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc ; son rendez-vous avec sa
fiancée était manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à ce que tout gardât un air humain.
— Je sais que c’est votre jour de sortie, dit-elle à
Poullein, vous n’aurez qu’à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait
pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
— Mais je ne fais qu’être avec eux comme je voudrais
qu’on fût avec moi.
— Justement ! ils peuvent dire qu’ils ont chez vous
une bonne place.
— Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu’ils
m’aiment bien. Celui-là est un peu agaçant parce qu’il est amoureux, il croit devoir prendre des airs mélancoliques.
À ce moment Poullein rentra.
— En effet, dit M. de Grouchy, il n’a pas l’air d’avoir
le sourire. Avec eux il faut être bon, mais pas trop bon.
— Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans
toute sa journée il n’aura qu’à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et à en manger sa part.
— Beaucoup de gens voudraient être à sa place,
dit M. de Grouchy, car l’envie est aveugle.
— Oriane, dit la princesse de Parme, j’ai eu l’autre
jour la visite de votre cousine d’Heudicourt ; évidemment c’est une femme d’une intelligence supérieure ; c’est une Guermantes, c’est tout dire, mais on dit qu’elle est médisante…
Le duc attacha sur sa femme un long regard de
stupéfaction voulue. Mme de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s’en apercevoir.
— Mais… est-ce que vous n’êtes pas… de mon
avis ?… demanda-t-elle avec inquiétude.
— Mais Madame est trop bonne de s’occuper des
mines de Basin. Allons, Basin, n’ayez pas l’air d’insinuer du mal de nos parents.
— Il la trouve trop méchante ? demanda vivement
la princesse.
— Oh ! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais
pas qui a dit à Votre Altesse qu’elle était médisante. C’est au contraire une excellente créature qui n’a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à personne.
— Ah ! dit Mme de Parme soulagée, je ne m’en
étais pas aperçue non plus. Mais comme je sais qu’il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d’esprit…
— Ah ! cela par exemple elle en a encore moins.
— Moins d’esprit ?… demanda la princesse stupéfaite.
— Voyons, Oriane, interrompit le duc d’un ton
plaintif en lançant autour de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la princesse vous dit que c’est une femme supérieure.
— Elle ne l’est pas ?
— Elle est au moins supérieurement grosse.
— Ne l’écoutez pas, Madame, il n’est pas sincère ;
elle est bête comme un (heun) oie, dit d’une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n’y tâchait pas, cherchait souvent à l’être, mais d’une manière opposée au genre jabot de dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et délicieuse saveur terrienne. « Mais c’est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s’appeler de la bêtise. Je ne crois pas que j’aie jamais connu une créature pareille ; c’est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique, c’est une espèce d’« innocente », de crétine, de « demeurée » comme dans les mélodrames ou comme dans l’Arlésienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n’est pas venu où son intelligence va s’éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse s’émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict. « Elle m’a cité, ainsi que Mme d’Épinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C’est délicieux », répondit-elle.
M. de Guermantes m’expliqua le mot. J’avais envie de
lui dire que son frère, qui prétendait ne pas me connaître, m’attendait le soir même à onze heures. Mais je n’avais pas demandé à Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l’eût presque fixé était en contradiction avec ce qu’il avait dit à la duchesse, je jugeai plus délicat de me taire. « Taquin le Superbe n’est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d’Heudicourt ne vous a probablement pas raconté un bien plus joli mot qu’Oriane lui a dit l’autre jour, en réponse à une invitation à déjeuner ? »
— Oh ! non ! dites-le !
— Voyons, Basin, taisez-vous, d’abord ce mot est
stupide et va me faire juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine. Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C’est une cousine à Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
— Oh ! s’écria la princesse de Parme à la pensée
qu’elle pourrait trouver Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait faire déchoir la duchesse du rang qu’elle occupait dans son admiration.
— Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de
l’esprit ; comme ce mot tend à lui en dénier certaines du cœur, il me semble inopportun.
— Dénier ! inopportun ! comme elle s’exprime bien !
dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
— Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre
femme.
— Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc,
que la cousine d’Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu’on voudra, mais n’est pas précisément, comment dirai-je… prodigue.
— Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la
princesse.
— Je ne me serais pas permis l’expression, mais
vous avez trouvé le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
— Cela donne même lieu à des scènes assez comiques,
interrompit M. de Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j’ai été passer à Heudicourt un jour où vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux préparatifs, quand, dans l’après-midi, un valet de pied apporta une dépêche que vous ne viendriez pas.
— Cela ne m’étonne pas ! dit la duchesse qui non
seulement était difficile à avoir, mais aimait qu’on le sût.
— Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis
aussitôt, sans perdre la carte, et se disant qu’il ne fallait pas de dépenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied : « Dites au chef de retirer le poulet », lui crie-t-elle. Et le soir je l’ai entendue qui demandait au maître d’hôtel : « Eh bien ? et les restes du bœuf d’hier ? Vous ne les servez pas ? »
— Du reste, il faut reconnaître que la chère y est
parfaite, dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je ne connais pas de maison où l’on mange mieux.
— Et moins, interrompit la duchesse.
— C’est très sain et très suffisant pour ce qu’on
appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim.
— Ah ! si c’est comme cure, c’est évidemment plus
hygiénique que fastueux. D’ailleurs ce n’est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de Guermantes, qui n’aimait pas beaucoup qu’on décernât le titre de meilleure table de Paris à une autre qu’à la sienne. Avec ma cousine, il arrive la même chose qu’avec les auteurs constipés qui pondent tous les quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C’est ce qu’on appelle des petits chefs-d’œuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j’ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n’est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu’il rate. J’y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement ils m’ont fait moins mal qu’ailleurs parce que l’estomac est au fond plus sensible à la quantité qu’à la qualité.
— Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait
pour qu’Oriane vînt déjeuner, et comme ma femme n’aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle résistait, s’informait si, sous prétexte de repas intime, on ne l’embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. « Viens, viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu’il y aurait à déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchées à la reine. — Sept petites bouchées, s’écria Oriane. Alors c’est que nous serons au moins huit ! »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant
compris laissa éclater son rire comme un roulement de tonnerre. « Ah ! nous serons donc huit, c’est ravissant ! Comme c’est bien rédigé ! » dit-elle, ayant dans un suprême effort retrouvé l’expression dont s’était servie Mme d’Épinay et qui s’appliquait mieux cette fois.
— Oriane, c’est très joli ce que dit la princesse,
elle dit que c’est bien rédigé.
— Mais, mon ami, vous ne m’apprenez rien, je sais
que la princesse est très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son propre esprit. « Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes rédactions. D’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l’ai dit, c’était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchées, les bouches, si j’ose m’exprimer ainsi, eussent dépassé la douzaine. »
— Elle possédait tous les manuscrits de M. de
Bornier, reprit, en parlant de Mme d’Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire valoir les bonnes raisons qu’elle pouvait avoir de se lier avec elle.
— Elle a dû le rêver, je crois qu’elle ne le connaissait
même pas, dit la duchesse.
— Ce qui est surtout intéressant, c’est que ces
correspondances sont de gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d’Arpajon qui, alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l’Europe, était heureuse de le rappeler.
— Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention.
Vous vous rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin !
— Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous
voulez me dire que j’ai connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour me voir, mais je n’ai jamais pu me résoudre à l’inviter parce que j’aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n’était pas du tout chez Zénaïde, qui n’a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de la Fille de Roland, qu’il s’agit d’une princesse Bonaparte qu’on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce ; non, c’était à l’ambassade d’Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J’ai été obligée de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n’ai osé respirer qu’au gruyère !
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret,
examina à la dérobée sur la figure des convives l’impression produite par le mot de la duchesse.
— Vous parlez de correspondances, je trouve
admirable celle de Gambetta, dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu’elle ne craignait pas de s’intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout l’esprit de cette audace, regarda autour de lui d’un œil à la fois éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
— Mon Dieu, c’était bougrement embêtant la Fille de Roland,
dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supériorité sur une œuvre à laquelle il s’était tant ennuyé, peut-être aussi par le suave mari magno que nous éprouvons, au milieu d’un bon dîner, à nous souvenir d’aussi terribles soirées. Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
J’insinuai que je n’avais aucune admiration pour
M. de Bornier. « Ah ! vous avez quelque chose à lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d’un homme, que cela devait tenir à un ressentiment personnel, et du bien d’une femme que c’était le commencement d’une amourette.
— Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu’est-ce
qu’il vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dénigrez. C’est long la Fille de Roland, mais c’est assez senti.
— Senti est très juste pour un auteur aussi odorant,
interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s’est jamais trouvé avec lui, il est assez compréhensible qu’il l’ait dans le nez !
— Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc
en s’adressant à la princesse de Parme, que, Fille de Roland à part, en littérature et même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n’y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m’arrive de lui demander un vieil air d’Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven ! Voilà ce que j’aime. En revanche, pour Wagner, cela m’endort immédiatement.
— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec
des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’œuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Chœur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.
— N’est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en
s’adressant à M. de Bréauté, nous préférons : « Les rendez-vous de noble compagnie se donnent tous en ce charmant séjour. » C’est délicieux. Et Fra Diavolo, et la Flûte enchantée, et le Chalet, et les Noces de Figaro, et les Diamants de la Couronne, voilà de la musique ! En littérature, c’est la même chose. Ainsi j’adore Balzac, le Bal de Sceaux, les Mohicans de Paris.
— Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur
Balzac, nous ne sommes pas prêts d’avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là. Lui, c’est encore mieux, il le sait par cœur.
Irrité de l’interruption de sa femme, le duc la tint
quelques instants sous le feu d’un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l’air de deux pistolets chargés. Cependant Mme d’Arpajon avait échangé avec la princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j’entendis celui-ci prononcé par Mme d’Arpajon : « Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu’il nous fait voir le monde en laid parce qu’il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait croire que tout ce qu’il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c’est difficile à comprendre, que cela donne à lire autant de peine que si c’était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c’est tout excepté du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d’imagination ! » De ce petit discours je n’avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était : « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de la Légende des Siècles. Loin de trouver Mme d’Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table si réelle, si quelconque, où je m’étais assis avec tant de déception), je la vis par les yeux de l’esprit sous ce bonnet de dentelles, d’où s’échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé. « Mme d’Arpajon aime beaucoup la poésie », dit à Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le discours avait été prononcé.
— Non, elle n’y comprend absolument rien, répondit
à voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d’Arpajon, répondant à une objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. « Elle devient littéraire depuis qu’elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que c’est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c’est auprès de moi qu’elle vient gémir chaque fois que Basin n’est pas allé la voir, c’est-à-dire presque tous les jours. Ce n’est tout de même pas ma faute si elle l’ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique j’aimerais mieux qu’il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l’assomme et ce n’est pas extraordinaire. Ce n’est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu’il a plu à Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d’une petite grue et qui fait des têtes si je ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme d’Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu’il était depuis peu l’amant d’une autre que j’appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu’en passant les plats à M. de Châtellerault, il s’acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son œil bleu clair. La bonne humeur me sembla être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l’insistance de son rire me fit croire qu’au courant de la déception du domestique il éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. « Mais, ma chère, vous savez que ce n’est pas une découverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s’adressant cette fois à Mme d’Arpajon qu’elle venait de voir tourner la tête d’un air inquiet. N’espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu’il a du talent. Ce qui est détestable c’est le Victor Hugo de la fin, la Légende des Siècles, je ne sais plus les titres. Mais les Feuilles d’Automne, les Chants du Crépuscule, c’est souvent d’un poète, d’un vrai poète. Même dans les Contemplations, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n’osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses. Mais j’avoue que j’aime autant ne pas m’aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement : « Tenez :
La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter,
Les morts durent bien peu,
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu’en nos cœurs ! »
Et tandis qu’un sourire désenchanté fronçait d’une
gracieuse sinuosité sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d’Arpajon le regard rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître, ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l’affectation avec laquelle cette voix faisait apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses : l’origine toute provinciale d’un rameau de la famille de Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l’habitude de gens vraiment distingués et de gens d’esprit qui savent que la distinction n’est pas de parler du bout des lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu’avec des bourgeois ; toutes particularités que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d’exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix existait chez des sœurs à elle, qu’elle détestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de cet adverbe quand il s’agit d’unions avec des nobles obscurs, terrés dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans éclat, possédaient aussi cette voix mais l’avaient refrénée, corrigée, adoucie autant qu’elles pouvaient, de même qu’il est bien rare qu’un d’entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus à la mode que ses sœurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles, qu’elle avait compris que cette voix discordante c’était un charme, et qu’elle en avait fait, dans l’ordre du monde, avec l’audace de l’originalité et du succès, ce que, dans l’ordre du théâtre, une Réjane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d’admirable et de distinctif que peut-être des sœurs Réjane et Granier, que personne n’a jamais connues, essayèrent de masquer comme un défaut.
À tant de raisons de déployer son originalité locale,
les écrivains préférés de Mme de Guermantes : Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait devant moi des paysages. D’ailleurs la duchesse était fort capable, ajoutant à ces influences une recherche artiste, d’avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Île-de-France, le plus Champenoise, puisque, sinon tout à fait au degré de sa belle-sœur Marsantes, elle n’usait guère que du pur vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c’était, tout en sachant qu’elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d’écouter la causerie de Mme de Guermantes, — presque le même, si l’on était seul avec elle et qu’elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui qu’on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et quiète après-midi de ses yeux, un ciel d’Île-de-France ou de Champagne se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d’inclinaison qu’il avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes
exprimait à la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m’aidait davantage à réparer la déception du voyage et de l’arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent de ce que j’avais cru, mais je préférais encore la seconde à la troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l’opposé du mien, elle fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d’Arpajon s’écria :
— Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière !
Monsieur, il faudra que vous m’écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
— Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la
princesse de Parme à Mme de Guermantes.
— Non, que madame ne s’attendrisse pas, elle n’a
que ce qu’elle mérite.
— Mais… pardon de vous dire cela à vous… cependant
elle l’aime vraiment !
— Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit
qu’elle l’aime comme elle croit en ce moment qu’elle cite du Victor Hugo parce qu’elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c’était parce qu’il en aime d’autres, parce qu’il ne l’aime plus ; pas du tout, c’était parce qu’il ne veut pas présenter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit d’une amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec précision, c’est une personne d’une rare insensibilité.
Cependant c’est l’œil brillant de satisfaction que
M. de Guermantes avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à « brûle-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l’agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il était fier d’elle. « Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu’on l’entreprenne, elle est prête, elle peut tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
— Mais changeons de conversation, ajouta Mme de
Guermantes, parce qu’elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s’adressant à moi, je sais qu’aujourd’hui c’est considéré comme une faiblesse d’aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une pensée.
— C’est démodé ? dit la princesse de Parme avec le
léger saisissement que lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s’attendait pas, bien qu’elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour « faire la réaction ».
— Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac,
je n’en veux pas à Victor Hugo d’avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c’est lui qui nous a habitués au laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui attire Victor Hugo.
— Victor Hugo n’est pas aussi réaliste que Zola,
tout de même ? demanda la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L’antidreyfusisme du général était trop profond pour qu’il cherchât à l’exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même délicatesse qu’un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s’appliquant à ne pas recommander les affaires qu’il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poings.
— Je sais que vous êtes parent de l’amiral Jurien
de la Gravière, me dit d’un air entendu Mme de Varambon, la dame d’honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme jadis par la mère du duc. Elle ne m’avait pas encore adressé la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l’esprit l’idée que je n’avais quoi que ce fût à voir avec l’amiral académicien, lequel m’était totalement inconnu. L’obstination de la dame d’honneur de la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l’amiral Jurien de la Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l’erreur qu’elle commettait n’était que le type excessif et desséché de tant d’erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la « fiche » que le monde établit relativement à nous. Je me souviens qu’un ami des Guermantes, ayant vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, « elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, d’insister sur le fait qu’il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. « Alors c’est sa sœur que vous connaissez, c’est la même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n’étais jamais allé en Écosse et pris la peine inutile d’en avertir par honnêteté mon interlocuteur. C’était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d’une confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m’apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j’étais. L’ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l’idée qu’il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l’ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l’on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d’un charmant voyage que nous n’avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n’ont pas l’inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l’imbécile dame d’honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j’étais parent de l’ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. « Elle n’est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l’influence de Bacchus. » En réalité Mme de Varambon n’avait bu que de l’eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites. « Mais Zola n’est pas un réaliste, madame ! c’est un poète ! » dit Mme de Guermantes, s’inspirant des études critiques qu’elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu’ici, au cours du bain d’esprit, un bain agité pour elle, qu’elle prenait ce soir, et qu’elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l’un après l’autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d’être renversée. Et ce fut d’une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu’elle dit :
— Zola un poète !
— Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par
cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne.
Malgré l’extrême fatigue qu’elle commençait à éprouver,
la princesse était ravie, jamais elle ne s’était sentie mieux. Elle n’aurait pas échangé contre un séjour à Schœnbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
— Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon.
— Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite,
répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! »
— Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes
en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure, les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur… monsieur… enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j’avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de la Source d’Ingres ou des Enfants d’Édouard de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d’Asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
— Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela,
Basin, dit la duchesse qui n’aimait pas qu’on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d’Elstir. Il y a à prendre et à laisser. Mais ce n’est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j’ai achetés sont d’une beauté rare.
— Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la
petite étude de M. Vibert que nous avons vue à l’Exposition des aquarellistes. Ce n’est rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de l’esprit jusqu’au bout des ongles : ce missionnaire décharné, sale, devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c’est tout un petit poème de finesse et même de profondeur.
— Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit
la duchesse. L’homme est agréable.
— Il est intelligent, dit le duc, on est étonné,
quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire.
— Il est plus qu’intelligent, il est même assez spirituel,
dit la duchesse de l’air entendu et dégustateur d’une personne qui s’y connaît.
— Est-ce qu’il n’avait pas commencé un portrait
de vous, Oriane ? demanda la princesse de Parme.
— Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes,
mais ce n’est pas cela qui fera passer son nom à la postérité. C’est une horreur, Basin voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait souvent. Mais d’autres fois, son appréciation était autre : « Je n’aime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L’un de ces jugements s’adressait d’habitude aux personnes qui parlaient à la duchesse de son portrait, l’autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et à qui elle désirait en apprendre l’existence. Le premier lui était inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
— Faire une horreur avec un portrait de vous !
Mais alors ce n’est pas un portrait, c’est un mensonge : moi qui sais à peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien qu’en représentant ce que je vois je ferais un chef-d’œuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
— Il me voit probablement comme je me vois,
c’est-à-dire dépourvue d’agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique, modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre que ne l’avait montrée Elstir.
— Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon,
dit le duc.
— Parce qu’elle ne s’y connaît pas en peinture ?
demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine. Mais c’est une très bonne femme n’est-ce pas ? Le duc prit un air d’étonnement profond. « Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous (la princesse n’y songeait pas). Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le sel des marais salants de Bretagne : à l’accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d’idées et d’expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu’en elle, et l’intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés. Là encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu’à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au mien, était pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquée et soumise par l’amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’œil aux lapins et, aussi bien qu’elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d’années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable de comprendre ce que j’avais cherché en elle — le charme du nom de Guermantes — et le petit peu que j’y avais trouvé, un reste provincial de Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de s’adresser à la femme relativement supérieure qu’elle se croyait être, iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même charme involontaire ? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultés d’imagination et n’a pas pris son parti des déceptions inévitables qu’il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux asperges d’Elstir et à celles qui venaient d’être servies après le poulet financière) que les asperges vertes poussées à l’air et qui, comme dit si drôlement l’auteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, « n’ont pas la rigidité impressionnante de leurs sœurs » devraient être mangées avec des œufs : « Ce qui plaît aux uns déplaît aux autres, et vice versa », répondit M. de Bréauté. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin régal que des œufs d’ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c’était à cause de son esprit et de sa beauté qu’il la recherchait. Toutes en étaient persuadées. Chaque fois que, la mort dans l’âme, il se résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu’au milieu d’un cercle intime. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l’époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c’est-à-dire à tout le monde, qu’il en était exempt. « Babal sait toujours tout ! s’écria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende des œufs bien pourris, des œufs de l’année de la comète. Je me vois d’ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu’on serve des choses en putréfaction, même des œufs (et comme Mme d’Arpajon se récriait) : Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà dans l’œuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s’y tenir. Ce n’est pas une omelette, c’est un poulailler, mais au moins ce n’est pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner avant-hier, il y avait une barbue à l’acide phénique ! Ça n’avait pas l’air d’un service de table, mais d’un service de contagieux. Vraiment Norpois pousse la fidélité jusqu’à l’héroïsme : il en a repris ! »
— Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour
où elle a fait cette sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom israélite l’air plus étranger, ne prononça pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand) qui avait dit de je ne sais plus quel poite (poète) qu’il était sublime. Châtellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait pas compte qu’il agaçait notre tante avec ses « sublimes » donnés en veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n’a pas sa langue dans sa poche, lui a riposté : « Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre, monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime.) C’était à payer sa place.
— Et qu’a répondu ce M. Bloch ? demanda distraitement
Mme de Guermantes, qui, à court d’originalité à ce moment-là, crut devoir copier la prononciation germanique de son mari.
— Ah ! je vous assure que M. Bloch n’a pas demandé
son reste, il court encore.
— Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu
ce jour-là, me dit d’un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C’est toujours très intéressant chez ma tante. À la dernière soirée où je vous ai justement rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé près de nous n’était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et aussi par amabilité à mon « égard », pour poser davantage aux yeux de ses invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J’assurai à la duchesse que je n’avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de Villeparisis. « Comment ! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde étaient plus superficiels qu’elle ne disait et peut-être même qu’elle ne croyait, comment ! il n’y avait pas de grands écrivains ! Vous m’étonnez, il y avait pourtant des têtes impossibles ! » Je me souvenais très bien de ce soir-là, à cause d’un incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade n’avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une vieille Anglaise un peu folle, n’avait répondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de l’ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la présentant à quelqu’un d’autre, avait prononcé, très distinctement cette fois : « la baronne Alphonse de Rothschild ». Alors étaient entrées subitement dans les artères de Bloch et d’un seul coup tant d’idées de millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment subdivisées, qu’il avait eu comme un coup au cœur, un transport au cerveau et s’était écrié en présence de l’aimable vieille dame : « Si j’avais su ! » exclamation dont la stupidité l’avait empêché de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d’intérêt, mais je m’en souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d’une émotion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense. « Je crois que Mme de Villeparisis n’est pas absolument… morale », dit la princesse de Parme, qui savait qu’on n’allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait qu’on pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant l’air de ne pas approuver, elle ajouta :
— Mais à ce degré-là, l’intelligence fait tout passer.
— Mais vous vous faites de ma tante l’idée qu’on
s’en fait généralement, répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C’est justement ce que me disait Mémé pas plus tard qu’hier. Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus lui avait demandé de me désinviter, comme il m’avait fait prier par Robert de ne pas aller chez elle. J’eus l’impression que la rougeur — d’ailleurs incompréhensible pour moi — qu’avait eue le duc en parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même cause : « Ma pauvre tante ! elle gardera la réputation d’une personne de l’ancien régime, d’un esprit éblouissant et d’un dévergondage effréné. Il n’y a pas d’intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne ; elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu’elle a été la maîtresse d’un grand peintre, mais il n’a jamais pu lui faire comprendre ce que c’était qu’un tableau ; et quant à sa vie, bien loin d’être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le mariage, elle était tellement née conjugale, que n’ayant pu conserver un époux, qui était du reste une canaille, elle n’a jamais eu une liaison qu’elle n’ait pris aussi au sérieux que si c’était une union légitime, avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité. Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme plus d’amants que de maris inconsolables. »
— Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère
Palamède dont vous êtes en train de parler ; il n’y a pas de maîtresse qui puisse rêver d’être pleurée comme l’a été cette pauvre Mme de Charlus.
— Ah ! répondit la duchesse, que Votre Altesse me
permette de ne pas être tout à fait de son avis. Tout le monde n’aime pas être pleuré de la même manière, chacun a ses préférences.
— Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort.
Il est vrai qu’on fait quelquefois pour les morts des choses qu’on n’aurait pas faites pour les vivants.
— D’abord, répondit Mme de Guermantes sur un
ton rêveur qui contrastait avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu’on ne fait jamais pour les vivants ! M. de Guermantes regarda d’un air malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l’esprit de la duchesse. « Mais enfin j’avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que la manière dont je souhaiterais d’être pleurée par un homme que j’aimerais, n’est pas celle de mon beau-frère. » La figure du duc se rembrunit. Il n’aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à travers, surtout sur M. de Charlus. « Vous êtes difficile. Son regret a édifié tout le monde », dit-il d’un ton rogue. Mais la duchesse avait avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l’irriter : « Eh bien, non, qu’est-ce que vous voulez, c’est édifiant, je ne dis pas, il va tous les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une grand’mère, comme une sœur. Ce n’est pas un deuil de mari. Il est vrai que c’était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une immobilité terrible des prunelles toutes chargées. « Ce n’est pas pour dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n’était pas libre ce soir, reprit la duchesse, je reconnais qu’il est bon comme personne, il est délicieux, il a une délicatesse, un cœur comme les hommes n’en ont pas généralement. C’est un cœur de femme, Mémé ! »
— Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement
M. de Guermantes, Mémé n’a rien d’efféminé, personne n’est plus viril que lui.
— Mais je ne vous dis pas qu’il soit efféminé le moins
du monde. Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah ! celui-là, dès qu’il croit qu’on veut toucher à son frère…, ajouta-t-elle en se tournant vers la princesse de Parme.
— C’est très gentil, c’est délicieux à entendre. Il n’y
a rien de si beau que deux frères qui s’aiment, dit la princesse de Parme, comme l’auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une famille princière, et à une famille par le sang, par l’esprit fort populaire.
— Puisque nous parlions de votre famille, Oriane,
dit la princesse, j’ai vu hier votre neveu Saint-Loup ; je crois qu’il voudrait vous demander un service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il n’aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s’en chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à qui la duchesse avait été obligée de le demander l’inscriraient au débit commun de ménage, tout aussi bien que s’il avait été demandé par le mari seul.
— Pourquoi ne me l’a-t-il pas demandé lui-même ?
dit la duchesse, il est resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu’il a pu être ennuyeux. Il ne serait pas plus stupide qu’un autre s’il avait eu, comme tant de gens du monde, l’intelligence de savoir rester bête. Seulement, c’est ce badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence ouverte… ouverte à toutes les choses qu’il ne comprend pas. Il vous parle du Maroc, c’est affreux.
— Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit
le prince de Foix.
— Mais puisqu’ils ont rompu, interrompit M. de
Bréauté.
— Ils ont si peu rompu que je l’ai trouvée il y a deux
jours dans la garçonnière de Robert ; ils n’avaient pas l’air de gens brouillés, je vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d’ailleurs pouvait être trompé par les reprises intermittentes d’une liaison en effet finie.
— Cette Rachel m’a parlé de vous, je la vois comme
ça en passant le matin aux Champs-Élysées, c’est une espèce d’évaporée comme vous dites, ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de « Dame aux Camélias », au figuré bien entendu.
Ce discours m’était tenu par le prince Von qui tenait
à avoir l’air au courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
— Justement c’est à propos du Maroc… s’écria la
princesse saisissant précipitamment ce joint.
— Qu’est-ce qu’il peut vouloir pour le Maroc ?
demanda sévèrement M. de Guermantes ; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait bien.
— Il croit qu’il a inventé la stratégie, poursuivit
Mme de Guermantes, et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui n’empêche pas qu’il fait des pâtés dans ses lettres. L’autre jour, il a dit qu’il avait mangé des pommes de terre sublimes, et qu’il avait trouvé à louer une baignoire sublime.
— Il parle latin, enchérit le duc.
— Comment, latin ? demanda la princesse.
— Ma parole d’honneur ! que Madame demande à
Oriane si j’exagère.
— Mais comment, madame, l’autre jour il a dit
dans une seule phrase, d’un seul trait : « Je ne connais pas d’exemple de Sic transit gloria mundi plus touchant » ; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu’après vingt questions et en faisant appel à des linguistes, nous sommes arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre haleine, on pouvait à peine distinguer qu’il y avait du latin là dedans, il avait l’air d’un personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça s’appliquait à la mort de l’impératrice d’Autriche !
— Pauvre femme ! s’écria la princesse, quelle délicieuse
créature c’était.
— Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu
insensée, mais c’était une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n’ai seulement jamais compris pourquoi elle n’avait jamais acheté un râtelier qui tînt, le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était obligée de les interrompre pour ne pas l’avaler.
— Cette Rachel m’a parlé de vous, elle m’a dit que
le petit Saint-Loup vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel découvrait toutes les dents.
— Mais alors elle doit être jalouse de moi et me
détester, répondis-je.
— Pas du tout, elle m’a dit beaucoup de bien
de vous. La maîtresse du prince de Foix serait peut-être jalouse s’il vous préférait à elle. Vous ne comprenez pas ? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
— Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze
heures.
— Tiens, il m’a fait demander hier de venir dîner
ce soir, mais de ne pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller chez lui, venez au moins avec moi jusqu’au Théâtre-Français, vous serez dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela signifiait « à proximité » ou peut-être « le centre ».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure
rouge me firent peur et je refusai en disant qu’un ami devait venir me chercher. Cette réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une impression différente, car jamais il ne m’adressa plus la parole.
« Il faut justement que j’aille voir la reine de Naples,
quel chagrin elle doit avoir ! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de Parme. Car ces paroles ne m’étaient arrivées qu’indistinctes à travers celles, plus proches, que m’avait adressées pourtant fort bas le prince Von, qui avait craint sans doute, s’il parlait plus haut, d’être entendu de M. de Foix.
— Ah ! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu’elle
n’en a aucun.
— Aucun ? vous êtes toujours dans les extrêmes,
Oriane, dit M. de Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s’opposant à la vague, la force à lancer plus haut son panache d’écume.
— Basin sait encore mieux que moi que je dis la
vérité, répondit la duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de votre présence et il a peur que je vous scandalise.
— Oh ! non, je vous en prie, s’écria la princesse de
Parme, craignant qu’à cause d’elle on n’altérât en quelque chose ces délicieux mercredis de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède elle-même n’avait pas encore eu le droit de goûter.
— Mais c’est à lui-même qu’elle a répondu, comme
il lui disait, d’un air banalement triste : Mais la reine est en deuil ; de qui donc ? est-ce un chagrin pour votre Majesté ? « Non, ce n’est pas un grand deuil, c’est un petit deuil, un tout petit deuil, c’est ma sœur. » La vérité c’est qu’elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a invités à une fête le jour même et m’a donné deux perles. Je voudrais qu’elle perdît une sœur tous les jours ! Elle ne pleure pas la mort de sa sœur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie, quoiqu’elle sût très bien.
D’ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en
ceci de l’esprit, et du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d’Alençon, morte tragiquement aussi, avait un grand cœur et a sincèrement pleuré les siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles sœurs bavaroises, ses cousines, pour l’ignorer.
— Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la
princesse de Parme en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous connaissez le général de Monserfeuil.
— Très peu, répondit la duchesse qui était intimement
liée avec cet officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
— Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je
le rencontre, répondit, pour ne pas avoir l’air de refuser, la duchesse dont les relations avec le général de Monserfeuil semblaient s’être rapidement espacées depuis qu’il s’agissait de lui demander quelque chose. Cette incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme : « Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous lui avez déjà demandé deux choses qu’il n’a pas faites. Ma femme a la rage d’être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de l’amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait ce qu’il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce qu’il veut, il le fait demander par nous, parce qu’il sait qu’il n’y a pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d’elle maintenant, c’est une raison pour qu’il refuse. »
— Ah ! dans ces conditions, il vaut mieux que la
duchesse ne fasse rien, dit Mme de Parme.
— Naturellement, conclut le duc.
— Ce pauvre général, il a encore été battu aux
élections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation.
— Oh ! ce n’est pas grave, ce n’est que la septième
fois, dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès électoraux des autres.
— Il s’est consolé en voulant faire un nouvel enfant
à sa femme.
— Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil
est encore enceinte, s’écria la princesse.
— Mais parfaitement, répondit la duchesse, c’est le
seul arrondissement où le pauvre général n’a jamais échoué.
Je ne devais plus cesser par la suite d’être continuellement
invité, fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m’étais autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle. Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour partager seulement une nourriture matérielle, d’ailleurs exquise, mais dans une sorte de Cène sociale ; de sorte qu’en peu de dîners j’assimilai la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme quelqu’un qu’ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu’il n’est pas un d’entre eux qui n’eût cru manquer au duc et à la duchesse s’il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui s’était déjà assis plus d’une fois à la table mystique, la manducation de ces derniers n’était pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, « en cure-dents » aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n’avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin, que l’orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu’un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n’est plus un raout s’il y a une comédie ou de la musique. Il faut qu’on soit censé venir simplement — y eût-il cinq cents personnes — faire une visite à la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n’est jamais en assez grande quantité pour qu’il désaltère. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d’un fruit, lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte à goutte, et M. d’Agrigente m’empêchait, régulièrement, de m’en rassasier. Malgré ces compotes, l’orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n’en avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d’abord figurés, restés plus différents que leur aspect décevant ne m’eût porté à le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même temps que l’invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d’un rang auquel nul autre n’était supérieur ; ni par amour du luxe : ils l’aimaient peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d’un richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses éblouissantes qu’elle donnerait pendant deux jours pour le roi d’Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n’étaient même pas certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spécialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur l’affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des réflexions qu’ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, s’ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide, sans mélange, non frelaté, dont ils savaient l’origine et l’histoire aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus « nobles » en cela qu’ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus présenté après dîner, le hasard fit qu’il y eut ce général de Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas devoir venir ce soir-là. Il s’inclina devant moi, en entendant mon nom, comme si j’eusse été président du Conseil supérieur de la guerre. J’avais cru que c’était simplement par quelque inserviabilité foncière, et pour laquelle le duc, comme pour l’esprit, sinon pour l’amour, était le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une indifférence d’autant plus coupable que j’avais cru comprendre par quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert était dangereux et qu’il était prudent de l’en faire changer. Mais ce fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d’en parler d’elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce qu’elle put pour en détourner l’Altesse.
— Mais Madame, s’écria-t-elle, Monserfeuil n’a
aucune espèce de crédit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d’épée dans l’eau.
— Je crois qu’il pourrait nous entendre, murmura
la princesse en invitant la duchesse à parler plus bas.
— Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd
comme un pot, dit sans baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
— C’est que je crois que M. de Saint-Loup n’est pas
dans un endroit très rassurant, dit la princesse.
— Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est
dans le cas de tout le monde, avec la différence que c’est lui qui a demandé à y aller. Et puis, non, ce n’est pas dangereux ; sans cela vous pensez bien que je m’en occuperais. J’en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il est beaucoup plus influent, et d’un travailleur ! Vous voyez, il est déjà parti. Du reste ce serait moins délicat qu’avec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et n’a pas voulu demander leur changement ; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, j’en parlerai à Saint-Joseph… si je le vois, ou à Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué l’autre jour où c’était. Je crois qu’il ne peut être nulle part mieux que là.
« Quelle jolie fleur, je n’en avais jamais vu de pareille,
il n’y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n’eût entendu la duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de l’espèce de celles qu’Elstir avait peintes devant moi.
— Je suis enchantée qu’elle vous plaise ; elles sont
ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c’est qu’elles vont mourir.
— Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs
coupées, dit la princesse.
— Non, répondit la duchesse en riant, mais ça
revient au même, comme ce sont des dames. C’est une espèce de plantes où les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n’aurai pas de petits !
— Comme c’est curieux. Mais alors dans la
nature…
— Oui ! il y a certains insectes qui se chargent
d’effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu’il peut, tantôt du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l’espoir que viendra l’insecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu’il ait justement été voir une personne de la même espèce et d’un autre sexe, et qu’il ait l’idée de venir mettre des cartes dans la maison. Il n’est pas venu jusqu’ici, je crois que ma plante est toujours digne d’être rosière, j’avoue qu’un peu plus de dévergondage me plairait mieux. Tenez, c’est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il mourra sans enfants parce que c’est une espèce très rare dans nos pays. Lui, c’est le vent qui est chargé d’opérer l’union, mais le mur est un peu haut.
— En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le
faire abattre de quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des opérations qu’il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu’il y avait dans l’excellente glace que vous nous avez servie tout à l’heure, duchesse, vient d’une plante qui s’appelle le vanillier. Celle-là produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu’au jour où un jeune nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses, est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l’idée, à l’aide d’une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
— Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s’écria
la duchesse.
— Mais vous-même, Oriane, vous m’avez appris des
choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse.
— Je dirai à Votre Altesse que c’est Swann qui
m’a toujours beaucoup parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d’aller à un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On n’avait jamais le temps d’aller bien loin. Maintenant qu’il y a l’automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l’intervalle il a fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout difficile. Ah ! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît quelqu’un avec qui on pourrait aller en voir d’intéressantes, il faut qu’il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux promenades botaniques et l’obligation de fréquenter une personne déshonorante, j’ai choisi la première de ces deux calamités. D’ailleurs, au fond, il n’y aurait pas besoin d’aller si loin. Il paraît que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit… dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu’entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d’entrer dans une fleur. Et tout est consommé !
— La commode sur laquelle la plante est posée est
splendide aussi, c’est Empire, je crois, dit la princesse qui, n’étant pas familière avec les travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la signification des plaisanteries de la duchesse.
— N’est-ce pas, c’est beau ? Je suis ravie que
Madame l’aime, répondit la duchesse. C’est une pièce magnifique. Je vous dirai que j’ai toujours adoré le style Empire, même au temps où cela n’était pas à la mode. Je me rappelle qu’à Guermantes je m’étais fait honnir de ma belle-mère parce que j’avais dit de descendre du grenier tous les splendides meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j’en avais meublé l’aile que j’habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait pourtant se rappeler que les choses s’étaient passées d’une façon fort différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la seconde avait survécu un certain dédain pour l’infériorité d’esprit de la première, dédain qui s’alliait d’ailleurs à beaucoup d’attachement et de respect. « Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de Wetgwood, il est beau, mais j’aime mieux le mien, dit la duchesse du même air d’impartialité que si elle n’avait possédé aucun de ces deux meubles ; je reconnais du reste qu’ils ont des choses merveilleuses que je n’ai pas. » La princesse de Parme garda le silence. « Mais c’est vrai, Votre Altesse ne connaît pas leur collection. Oh ! elle devrait absolument y venir une fois avec moi. C’est une des choses les plus magnifiques de Paris, c’est un musée qui serait vivant. » Et comme cette proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant l’amour qu’elle portait à sa propre originalité l’emportait encore sur sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s’efforçaient de sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser qu’ils étaient témoins de la « dernière » d’Oriane et pourraient la raconter « tout chaud ». Ils n’étaient qu’à demi stupéfaits, sachant que la duchesse avait l’art de faire litière de tous les préjugés Courvoisier pour une réussite de vie plus piquante et plus agréable. N’avait-elle pas, au cours de ces dernières années, réuni à la princesse Mathilde le duc d’Aumale qui avait écrit au propre frère de la princesse la fameuse lettre : « Dans ma famille tous les hommes sont braves et toutes les femmes sont chastes ? » Or, les princes le restant même au moment où ils paraissent vouloir oublier qu’ils le sont, le duc d’Aumale et la princesse Mathilde s’étaient tellement plu chez Mme de Guermantes qu’ils étaient ensuite allés l’un chez l’autre, avec cette faculté d’oublier le passé que témoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre Fouché qui avait voté la mort de son frère. Mme de Guermantes nourrissait le même projet de rapprochement entre la princesse Murat et la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi embarrassée qu’auraient pu l’être les héritiers de la couronne des Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d’Orange et duc de Brabant, si on avait voulu leur présenter M. de Mailly Nesle, prince d’Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d’abord la duchesse, à qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les Iéna) avaient à grand’peine fini par faire aimer le style Empire, s’écria :
— Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire
à quel point vous trouverez cela beau ! J’avoue que le style Empire m’a toujours impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c’est vraiment comme une hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l’expédition d’Égypte, et puis aussi de remontée jusqu’à nous de l’Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s’enroulent aux candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et s’accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les petits lits en bateau qui ont l’air d’avoir été trouvés sur le Nil et d’où on s’attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit…
— On n’est pas très bien assis dans les meubles
Empire, hasarda la princesse.
— Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de
Guermantes en insistant avec un sourire, j’aime être mal assise sur ces sièges d’acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J’aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n’a pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu’ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic ! Votre Altesse devrait…
— Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais
il me semble que ce ne sera pas facile.
— Mais Madame verra que tout s’arrangera très
bien. Ce sont de très bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l’exemple, elle a été ravie. Le fils est même très agréable… Ce que je vais dire n’est pas très convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait dormir — sans lui ! Ce qui est encore moins convenable, c’est que j’ai été le voir une fois pendant qu’il était malade et couché. À côté de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes, — en ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots qu’elle avait l’air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond, — qu’avec les palmettes et la couronne d’or qui était à côté, c’était émouvant ; c’était tout à fait l’arrangement du jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau (Votre Altesse connaît sûrement ce chef-d’œuvre). La princesse de Parme, qui ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l’intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler.
— Il est joli garçon, je crois ? demanda-t-elle.
— Non, car il a l’air d’un tapir. Les yeux sont un
peu ceux d’une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu’il serait un peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la ressemblance de cette Sirène avec la Mort de Gustave Moreau. Mais d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin de faire rire davantage, il n’y a pas à nous frapper, car c’était un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
— On dit qu’il est snob ? demanda M. de Bréauté
d’un air malveillant, allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s’il avait dit : « On m’a dit qu’il n’avait que quatre doigts à la main droite, est-ce vrai ? »
— M…on Dieu, n…on, répondit Mme de Guermantes
avec un sourire de douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d’apparence, parce qu’il est extrêmement jeune, mais cela m’étonnerait qu’il le fût en réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s’il y eût eu à son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l’intelligence. « Il est fin, je l’ai vu drôle », dit-elle encore en riant d’un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur quelqu’un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l’esprit en ce moment. « Du reste, comme il n’est pas reçu, ce snobisme n’aurait pas à s’exercer », reprit-elle sans songer qu’elle n’encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme.
— Je me demande ce que dira le prince de Guermantes,
qui l’appelle Mme Iéna, s’il apprend que je suis allée chez elle.
— Mais comment, s’écria avec une extraordinaire
vivacité la duchesse, vous savez que c’est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s’en repentait amèrement aujourd’hui !) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur ! Il n’y avait pas la place ici où pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C’est une chose de toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne…
— Égyptienne ? demanda la princesse à qui
étrusque disait peu de chose.
— Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait
cela, il me l’a expliqué, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu’il faut se dire, c’est que l’Égypte du style Empire n’a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie…
— Vraiment ! dit la princesse.
— Mais non, c’est comme ce qu’on appelait un
costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse d’Anna de Mouchy ou de la mère du cher Brigode. Tout à l’heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l’autre jour de lui une chose, très belle d’ailleurs, un peu froide, où il y a un thème russe. C’en est touchant de penser qu’il croyait cela russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini. D’ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu’un regarde les choses d’une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte à ce qu’il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu’ils arrivent à distinguer.
— Quarante ans ! s’écria la princesse effrayée.
— Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus
en plus aux mots (qui étaient presque des mots de moi, car j’avais justement émis devant elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l’équivalent de ce que pour les caractères imprimés on appelle italiques, c’est comme une espèce de premier individu isolé d’une espèce qui n’existe pas encore et qui pullulera, un individu doué d’une espèce de sens que l’espèce humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce que moi, au contraire, j’ai toujours aimé dès le début toutes les manifestations intéressantes, si nouvelles qu’elles fussent. Mais enfin l’autre jour j’ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passé devant l’Olympia de Manet. Maintenant personne ne s’en étonne plus. Ç’a l’air d’une chose d’Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu à rompre de lances pour ce tableau que je n’aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu’un. Sa place n’est peut-être pas tout à fait au Louvre.
— Elle va bien, la grande-duchesse ? demanda la
princesse de Parme à qui la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
— Oui, nous avons parlé de vous. Au fond, reprit
la duchesse, qui tenait à son idée, la vérité c’est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l’on a entre soi et chaque personne le mur d’une langue étrangère. Du reste je reconnais que ce n’est exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse d’aller chez les Iéna, vous avez trop d’esprit pour faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l’autre monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu’on aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d’un air bonasse, avec sa canne, en disant : « Allez, manants ! » Je suis au fond aussi étonnée quand il me parle que si je m’entendais adresser la parole par les « gisants » des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau être mon cousin, elle me fait peur et je n’ai qu’une idée, c’est de la laisser dans son moyen âge. À part ça, je reconnais qu’il n’a jamais assassiné personne.
— Je viens justement de dîner avec lui chez
Mme de Villeparisis, dit le général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.
— Est-ce que M. de Norpois était là, demanda le
prince Von, qui pensait toujours à l’Académie des Sciences morales.
— Oui, dit le général. Il a même parlé de votre
empereur.
— Il paraît que l’empereur Guillaume est très
intelligent, mais il n’aime pas la peinture d’Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah ! vous ne le connaissez pas ? Ce n’est pas ressemblant mais c’est curieux. Il est intéressant pendant les poses. Il m’a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite les Régentes de l’hôpital de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu, dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait un petit peu à la grande dame. Je dis que j’étais allé autrefois à Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon temps était limité, j’avais laissé de côté Haarlem. — Ah ! La Haye, quel musée ! s’écria M. de Guermantes.
Je lui dis qu’il y avait sans doute admiré la Vue
de Delft de Vermeer. Mais le duc était moins instruit qu’orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d’un air de suffisance, comme chaque fois qu’on lui parlait d’une œuvre d’un musée, ou bien du Salon, et qu’il ne se rappelait pas : « Si c’est à voir, je l’ai vu ! »
— Comment ! vous avez fait le voyage de Hollande
et vous n’êtes pas allé à Haarlem ? s’écria la duchesse. Mais quand même vous n’auriez eu qu’un quart d’heure c’est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu’un qui ne pourrait les voir que du haut d’une impériale de tramway sans s’arrêter, s’ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands.
Cette parole me choqua comme méconnaissant la
façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu’elle semblait impliquer que notre œil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanés.
M. de Guermantes, heureux qu’elle me parlât avec
une telle compétence des sujets qui m’intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa femme, écoutait ce qu’elle disait de Frans Hals et pensait : « Elle est ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu’il a devant lui une grande dame d’autrefois dans toute l’acception du mot, et comme il n’y en a pas aujourd’hui une deuxième. » Tels je les voyais tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l’art de s’arrêter à l’âge d’or, l’homme, la mauvaise chance de descendre à l’âge ingrat du passé, l’une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût pareille aux autres femmes, ç’avait été pour moi d’abord une déception, c’était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un émerveillement. Un Don Juan d’Autriche, une Isabelle d’Este, situés pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle d’Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse, semblable à celles qui sous Louis XIV n’obtenaient aucun rang particulier à la cour. Mais, nous semblant d’une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d’une moindre grandeur, de sorte qu’un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement offrir quelque intérêt, tandis qu’en Isabelle d’Este nous nous trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d’Este, en la transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l’histoire, constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d’avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles, jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, « plus bas que terre », de M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j’éprouvais à y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même étonnement qu’un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la singularité des mœurs dans un vallon sauvage de l’Amérique Centrale ou de l’Afrique du Nord, de l’éloignement géographique, de l’étrangeté des dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un rideau d’aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois même devant les ruines d’un théâtre romain et d’une colonne dédiée à Vénus) sont en train de lire Mérope ou Alzire. Et si loin, si à l’écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j’avais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s’était efforcée, sans intérêt, sans raison d’ambition, de descendre au niveau de celles qu’elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d’être inutilisable, d’une érudition en matière d’antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. « J’en aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines personnes, et que j’ai hérité d’un cousin allemand. Malheureusement il s’est trouvé « fieffé » dans le château ; vous ne connaissiez pas cette expression ? moi non plus, » ajouta-t-elle par ce goût qu’elle avait de faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et âprement attachée. « Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j’avoue que je l’aurais été encore bien plus, si j’avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau « fieffé ».
— Je le connais, dit le prince Von, c’est celui du
grand-duc de Hesse.
— Justement, son frère avait épousé ma sœur, dit
M. de Guermantes, et d’ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d’Oriane.
— Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le
prince, je me permettrai de dire que, sans avoir d’opinion sur ses œuvres, que je ne connais pas, la haine dont le poursuit l’empereur ne me paraît pas devoir être retenue contre lui. L’empereur est d’une merveilleuse intelligence.
— Oui, j’ai dîné deux fois avec lui, une fois chez
ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l’ai trouvé curieux. Je ne l’ai pas trouvé simple ! Mais il a quelque chose d’amusant, d’« obtenu », dit-elle en détachant le mot, comme un œillet vert, c’est-à-dire une chose qui m’étonne et ne me plaît pas infiniment, une chose qu’il est étonnant qu’on ait pu faire, mais que je trouve qu’on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J’espère que je ne vous « choque » pas ?
— L’empereur est d’une intelligence inouïe, reprit
le prince, il aime passionnément les arts ; il a sur les œuvres d’art un goût en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais ; si quelque chose est beau, il le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S’il déteste quelque chose, il n’y a aucun doute à avoir, c’est que c’est excellent. (Tout le monde sourit.)
— Vous me rassurez, dit la princesse.
— Je comparerai volontiers l’empereur, reprit le
prince qui, ne sachant pas prononcer le mot archéologue (c’est-à-dire comme si c’était écrit kéologue), ne perdait jamais une occasion de s’en servir, à un vieil archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin. Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshéologue pleure. Mais si c’est du moderne truqué, si ce n’est pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S’il pleure, on achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l’empereur me dit : « Prince, il faut que vous voyiez cela, c’est plein de génialité », j’en prends note pour me garder d’y aller, et quand je l’entends fulminer contre une exposition, dès que cela m’est possible j’y cours.
— Est-ce que Norpois n’est pas pour un rapprochement
anglo-français ? dit M. de Guermantes.
— À quoi ça vous servirait ? demanda d’un air à la
fois irrité et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont tellement pêtes. Je sais bien que ce n’est pas comme militaires qu’ils vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait : « C’est effrayant une armée comme ça. J’aime, d’ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis qu’un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la dernière, comme je succombais sous un nombre d’ennemis vingt fois supérieur, tout en me rendant parce que j’y étais obligé, j’ai encore trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers ! Ç’a été bien parce que je n’étais qu’un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour eux de penser à ce qui arriverait ! Du reste, vous n’avez qu’à voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre. » J’écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait à mon père ; elles ne fournissaient aucun aliment aux rêveries que j’aimais ; et d’ailleurs, eussent-elles possédé ceux dont elles étaient dépourvues, qu’il les eût fallu d’une qualité bien excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures mondaines où j’habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon plastron de chemise, c’est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce qui était pour moi dans la vie le plaisir.
— Ah ! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de
Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Édouard charmant, si simple, et bien plus fin qu’on ne croit. Et la reine est, même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
— Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité
et qui ne s’apercevait pas qu’il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un simple particulier, il n’y a pas un cercle qui ne l’aurait rayé et personne n’aurait consenti à lui serrer la main. La reine est ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange. C’est comme le prince de Bulgarie…
— C’est notre cousin, dit la duchesse, il a de
l’esprit.
— C’est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne
pensons pas pour cela que ce soit un brave homme. Non, c’est de nous qu’il faudrait vous rapprocher, c’est le plus grand désir de l’empereur, mais il veut que ça vienne du cœur ; il dit : ce que je veux c’est une poignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau ! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de Norpois.
— Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse
de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que j’avais eu l’air de vouloir lui baiser la main, pensant qu’il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de Guermantes et, en tout cas, n’avait pu lui parler de moi que méchamment, puisque, malgré son amitié avec mon père, il n’avait pas hésité à me rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu’eût fait un homme du monde. Il aurait dit qu’il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir ; il l’aurait dit pour avoir l’air d’être la cause volontaire des médisances de l’ambassadeur, qui n’eussent plus été que des représailles mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu’à mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne m’aimait pas. « Vous vous trompez bien, me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander à Basin, si on me fait la réputation d’être trop aimable, lui ne l’est pas. Il vous dira que nous n’avons jamais entendu parler Norpois de quelqu’un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l’accepter, il a eu la délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père qu’il apprécie infiniment. » M. de Norpois était bien la dernière personne de qui j’eusse attendu un bon office. La vérité est qu’étant moqueur et même assez malveillant, ceux qui s’étaient laissé prendre comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils apprenaient une médisance à leur égard venant d’un homme qui avait semblé mettre son cœur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez fréquentes chez lui. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des sympathies, de louer ceux qu’il aimait et d’avoir plaisir à se montrer serviable pour eux. « Cela ne m’étonne du reste pas qu’il vous apprécie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien, ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de mariage que j’ignorais, que ma tante, qui ne l’amuse pas déjà beaucoup comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse. D’autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l’est plus depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo : « Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre ! » Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes d’avant-garde, qui ont tapé toute leur vie contre l’Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite académie à eux ; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder l’habit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse d’un air rêveur, c’est peut-être en prévision du veuvage. Il n’y a rien de plus triste que les deuils qu’on ne peut pas porter. »
— Ah ! si Mme de Villeparisis devenait Mme de
Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
— Le prince de Guermantes est charmant, mais il
est, en effet, très attaché aux questions de naissance et d’étiquette, dit la princesse de Parme. J’ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que malheureusement la princesse était malade. J’étais accompagnée de Petite (c’était un surnom qu’on donnait à Mme d’Hunolstein parce qu’elle était énorme). Le prince est venu m’attendre au bas du perron, m’a offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au premier jusqu’à l’entrée des salons et alors là, en s’écartant pour me laisser passer, il a dit : « Ah ! bonjour, madame d’Hunolstein » (il ne l’appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant d’apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu’il n’avait pas à venir la saluer en bas.
— Cela ne m’étonne pas du tout. Je n’ai pas besoin
de vous dire, dit le duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et même républicain, que je n’ai pas beaucoup d’idées communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l’avis de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise ? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au milieu d’une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d’une période s’ils n’avaient pas trouvé de place ailleurs. C’était pour lui, entre autre choses, comme une question de métrique. « Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne souche. »
— Écoutez, Basin ce n’est pas la peine de se
moquer de Gilbert pour parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la « bonté » d’une naissance, non moins que celle d’un vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne pas démentir en causant l’esprit des Guermantes et méprisait le rang dans ses paroles quitte à l’honorer par ses actions. « Mais est-ce que vous n’êtes même pas un peu cousins ? demanda le général de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld. »
— Pas du tout de cette manière-là, elle était de la
branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grand’mère est des ducs de Doudeauville. C’est la propre grand’mère d’Édouard Coco, l’homme le plus sage de la famille, répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis XIV ; ce serait un peu éloigné.
— Tiens, c’est intéressant, je ne le savais pas, dit
le général.
— D’ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère
était, je crois, la sœur du duc de Montmorency et avait épousé d’abord un La Tour d’Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour d’Auvergne ne sont pas La Tour d’Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe…
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à
laquelle je n’avais jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l’Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d’Arc, avait en épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d’un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu’une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je l’entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes était pour moi un nom collectif, ce n’était pas que dans l’histoire, par l’addition de toutes les femmes qui l’avaient porté, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour nous les noms dans l’espace de quelques années. Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n’avons pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé et que nous ne retrouvons qu’au hasard d’une fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile d’expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j’avais implicitement menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m’avait dit : « Vous ne connaissez pas notre patelin ? » Peut-être savait-il même que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu’il n’insista pas.
Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. « Moi,
je trouve tout cela assommant. Écoutez, ce n’est pas toujours aussi ennuyeux chez moi. J’espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans généalogies cette fois », me dit à mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et d’avoir l’humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de plantes démodées.
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon
attente était, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies — sauvait ma soirée d’une déception complète. Comment n’en eussé-je pas éprouvé une jusqu’ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l’avais seulement connu et rêvé à distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination.
Et ces préjugés d’autrefois rendirent tout à coup
aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les nobles et qui font d’eux les lettrés, les étymologistes de la langue, non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu’un libre penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l’église de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c’est-à-dire dans l’esprit, n’avaient même pas pour ces grands seigneurs le charme qu’elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves, d’Orléans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur reflétait. J’avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr ; eux par la femme.
Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître
des jalousies si la sœur cadette se marie avant l’aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d’un enfantillage que j’avais connu d’abord (c’était pour moi son seul charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n’a-t-il pas l’air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère : « Tu peux entrer ici, ce n’est pas le Louvre ! » et disait du chevalier de Rohan (parce qu’il était fils naturel du duc de Clermont) : « Lui, du moins, il est prince ! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette conversation, c’est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu’auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément c’était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui s’étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta d’autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant l’air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l’attaquer. « Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. Tenez, laissons même l’opinion de nos parents, qui est unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant : « Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc méchant, c’est épatant. » Et je peux en parler sciemment, c’est un cousin à Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin. D’autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une intention tout autre (qui faisait ici exception) par l’ambassadrice de Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d’ambition mondaine et douée d’une réelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la même facilité l’histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu’ils traitassent d’économie politique, des vésanies, des diverses formes de l’onanisme, ou de la philosophie d’Épicure. C’était du reste une femme dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l’erreur, elle vous désignait comme des femmes ultra-légères d’irréprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir d’un livre, non à cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait
quelques semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne fréquentaient plus. Elle espérait avoir l’air tout à fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis. Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu’il s’agissait de gens qui dînaient souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère était Mlle d’Uzès. » L’ambassadrice était obligée d’avouer que son exemple était tiré d’animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais : « Je sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n’est pas ceux-là, ce sont des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé : « Ah ! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L’ambassadrice ne répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que « les cousins » de ceux qu’il aurait fallu, bien souvent ces cousins n’étaient même pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c’était un flux nouveau de « Mais c’est une cousine d’Oriane », mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu’elles leur fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins l’explosion de « Mais c’est une cousine d’Oriane » me parut-elle toute naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en effet fort proche parente de la duchesse. L’ambassadrice n’avait pas l’air d’aimer cette princesse. Elle me dit tout bas : « Elle est stupide. Mais non, elle n’est pas si belle. C’est une réputation usurpée. Du reste, ajouta-t-elle d’un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé, elle m’est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s’étendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire « ma tante » à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre commun sans remonter au moins jusqu’à Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait qu’une milliardaire épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l’Américaine était de pouvoir, dès une première visite à l’hôtel de Guermantes, où elle était d’ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien épluchée, dire « ma tante » à Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu m’importait ce qu’était la « naissance » pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil ; dans les conversations qu’ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu’un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marées, réalités trop peu détachées d’eux-mêmes pour qu’ils puissent y goûter la beauté que personnellement je me chargeais d’en extraire.
Parfois, plus que d’une race, c’était d’un fait particulier,
d’une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand’mère Lucinge, je crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques : le cœur de Mme de Praslin et du duc de Berri ; d’autres étaient plus voluptueuses, les fins et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu’avaient été
leurs ancêtres, M. de Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa conversation un bel air d’ancienne demeure dépourvue de chefs-d’œuvre véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et majestueux, dont l’ensemble a grand air. Le prince d’Agrigente ayant demandé pourquoi le prince X… avait dit, en parlant du duc d’Aumale, « mon oncle », M. de Guermantes répondit : « Parce que le frère de sa mère, le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse, aux fêtes des noces de son frère le duc d’Orléans, apparaissait habillée d’une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d’avoir vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la main du prince de Syracuse, jusqu’au dernier où elle vient d’accoucher d’un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d’une génération, voient se rattacher à eux plus d’une personnalité historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la sœur du duc d’Orléans) à qui on disait que le nom du château de son époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X…, dont il était précisément l’adresse à laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre « fantaisiste » délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il était parent de Mme d’Arpajon, était obligé, si loin et si simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c’était encore la même chose dans tous ces cas : un grand événement historique n’apparaissait au passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d’une propriété, dans les prénoms d’une femme, choisis tels parce qu’elle est la petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d’autres raisons, dans un dictionnaire de l’œuvre de Balzac où les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la Comédie humaine, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la tenir seulement parce qu’il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.) Telle l’aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu
à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur
le tapis, l’ambassadrice de Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur l’enveloppe : « M. de ***, meunier », à quoi le grand-père avait répondu : « Je suis d’autant plus désolé que vous n’ayez pas pu venir, mon cher ami, que j’aurais pu jouir de vous dans l’intimité, car nous étions dans l’intimité, nous étions en petit comité et il n’y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement odieuse pour moi, qui savais l’impossibilité morale que mon cher M. de Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait devoir hériter) en le qualifiant de « meunier » ; mais encore la stupidité éclatait dès les premiers mots, l’appellation de meunier étant trop évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l’aggrave, que chacun trouva que c’était envoyé et que le grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c’était un homme remarquable, avait montré plus d’esprit que son petit-gendre. Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j’avais entendue au café : « Tout le monde se couchait », mais dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse l’arrêta et protesta : « Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas à ce point. » J’étais intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en présence d’un des acteurs ou des témoins, j’entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l’amour-propre. En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en riant : « Du reste, j’ai eu ma petite avanie aussi, car il m’a invitée à goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg ; c’est ainsi qu’il a le bon goût d’appeler sa femme en écrivant à sa tante. Je lui ai répondu mes regrets et j’ai ajouté : « Quant à « la grande-duchesse de Luxembourg », entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis. » J’ai même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de venir me parler à l’appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j’ai usé alors d’un autre moyen : « Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler ? » Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit de la duchesse et d’autres analogues, c’est-à-dire, j’en suis convaincu, de mensonges, car d’homme plus intelligent, meilleur, plus fin, tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n’en ai jamais rencontré. La suite montrera que c’était moi qui avais raison. Je dois reconnaître qu’au milieu de toutes ses « rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. « Il n’a pas toujours été comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d’être, comme dans les livres, l’homme qui se croit devenu roi, il n’était pas bête, et même, dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d’une façon assez sympathique comme d’un bonheur inespéré : « C’est un vrai conte de fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse de féerie », disait-il à son oncle d’Ornessan qui lui répondit, car, vous savez, c’est pas grand le Luxembourg : « Un carrosse de féerie, je crains que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux chèvres. » Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier à nous raconter le mot et à en rire. »
« Ornessan est plein d’esprit, il a de qui tenir, sa
mère est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d’interrompre les fades méchancetés qui se seraient déroulées à l’infini. En effet M. de Guermantes expliqua que l’arrière-grand’mère de M. d’Ornessan était la sœur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par conséquent tante d’Oriane. De sorte que la conversation retourna aux généalogies, cependant que l’imbécile ambassadrice de Turquie me soufflait à l’oreille : « Vous avez l’air d’être très bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme je demandais l’explication : « Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c’est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais l’erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l’ambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. « Son frère Mémé, qui m’est, du reste, pour d’autres raisons (il ne la saluait pas), foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des mœurs du duc. De même leur tante Villeparisis. Ah ! je l’adore. Voilà une sainte femme, le vrai type des grandes dames d’autrefois. Ce n’est pas seulement la vertu même, mais la réserve. Elle dit encore : « Monsieur » à l’ambassadeur Norpois qu’elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l’ambassadrice afin
d’entendre les généalogies. Elles n’étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au cours de la conversation, qu’une des alliances inattendues, que m’apprit M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d’un illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d’une grâce exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire récent de Noirpois, y ciselait profondément la beauté d’une médaille. Et dans ces cas-là d’ailleurs, ce n’était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du rapprochement : l’autre, devenu banal à force d’éclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d’un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués tous ces noms, venant se placer à côté d’autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance ; ces chassés-croisés qu’ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une terre, la suivait d’une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction féodale qu’est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitalière d’un Bernard-l’ermite, un Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compétition pour une même coquille ; pour la principauté d’Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle ; pour le duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique ; tant d’autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c’était le contraire, la coquille était depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis longtemps, que je ne m’étais jamais avisé que tel nom de château eût pu être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil : « Non, ma cousine était une royaliste enragée, c’était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans », à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était pour moi un nom de château, devenir ce que je n’avais jamais songé qu’il eût pu être, un nom de famille, j’eus le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s’animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l’histoire, même simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur esprit, et eux-mêmes d’une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, parce que, comme ils n’ont pas eu de descendants, leur nom, qu’on n’entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu ; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom d’hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s’arrêtera dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s’il n’est pas assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d’un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu’il fallait partir et que, tandis que j’écoutais M. de Guermantes parler généalogies, l’heure approchait où j’avais rendez-vous avec son frère. Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même paraîtra autre chose qu’un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d’écouter les discours du successeur de Théodore ou de lire le guide du curé. Mais tant qu’un grand nom n’est pas éteint, il maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent ; et c’est sans doute, pour une part, l’intérêt qu’offrait à mes yeux l’illustration de ces familles, qu’on peut, en partant d’aujourd’hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au delà du xive siècle, retrouver des Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d’Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable couvrirait les origines d’une famille bourgeoise, et où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d’un nom, l’origine et la persistance de certaines caractéristiques nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils à ceux d’aujourd’hui, ils excitent de siècle en siècle l’intérêt alarmé de leurs correspondants, qu’ils soient antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou postérieurs au prince de Ligne.
D’ailleurs, ma curiosité historique était faible en
comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien qu’en somme j’avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l’avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Le prince d’Agrigente lui-même, dès que j’eus entendu que sa mère était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d’un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n’étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante. Chaque nom déplacé par l’attirance d’un autre avec lequel je ne lui avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu’il occupait dans mon cerveau, où l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d’autant plus ardemment rallumés, auxquels j’apprenais seulement qu’il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l’extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir s’épanouir en quelque figure de sage roi ou d’illustre princesse, comme le père d’Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, différentes en cela de celles des convives, n’étaient empâtées pour moi d’aucun résidu d’expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d’une couleur différente, se détachaient de l’arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient d’aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu’aux antiques vitraux de Jessé les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l’un et l’autre côté de l’arbre de verre.
À plusieurs reprises déjà j’avais voulu me retirer et,
plus que pour toute autre raison, à cause de l’insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l’une pourtant de celles que j’avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l’eût été si elle n’avait pas eu de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s’étaient réunis, car ce n’était pas évidemment pour parler de Frans Hals ou de l’avarice et pour en parler de la même façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que j’étais là, et j’avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l’esprit de sacrifice jusqu’à le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de pierreries, pour n’assister, par ma faute, qu’à une fête qui ne différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu’on ne se sent à Balbec dans une ville qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir — plusieurs de ces dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l’être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n’étais pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci
que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si j’avais été absent ? J’en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l’écarter. Et puis, si je l’avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ?
Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange,
faciles à être contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car plus d’une, à laquelle je n’avais tenu pendant toute la soirée que deux ou trois propos dont la stupidité m’avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidées qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me parler — allusion voilée à une invitation à dîner — de son désir « d’arranger quelque chose », après qu’elle aurait « pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La présence de celle-ci — on ne doit pas s’en aller avant une Altesse — était une des deux raisons, non devinées par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d’insistance à ce que je restasse. Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva, reçurent d’elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu’elles eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée de grands noms de l’Histoire de France. La princesse de Parme avait défendu à Mme de Guermantes de descendre l’accompagner jusqu’au vestibule de peur qu’elle ne prît froid, et le duc avait ajouté : « Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur. »
« Je crois que la princesse de Parme a été très contente
de dîner avec vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon pour venir la prononcer devant moi, d’un air obligeant et pénétré, comme s’il me remettait un diplôme ou m’offrait des petits fours. Et je sentis au plaisir qu’il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins que cela représentait pour lui était de ceux dont il s’acquitterait jusqu’à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j’allais partir, la dame d’honneur de
la princesse rentra dans le salon, ayant oublié d’emporter de merveilleux œillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame d’honneur était assez rouge, on sentait qu’elle avait été bousculée, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les œillets, mais, pour garder son air à l’aise et mutin, elle jeta en passant devant moi : « La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les œillets tout de même. Dame ! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas ! la raison de ne pas se lever avant une Altesse
n’était pas la seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre : c’était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs amis, n’était pas qu’un luxe matériel et comme je l’avais expérimenté souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, d’actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans l’oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s’épanchait parfois, cherchait un dérivatif en une sorte d’effusion fugitive, d’autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire à de l’affection. Elle l’éprouvait d’ailleurs au moment où elle la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l’ami ou de l’amie avec qui elle se trouvait, une sorte d’ivresse, nullement sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes ; il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de les donner à quelqu’un avec qui elle eût souhaité de faire durer la soirée, tout en sentant avec mélancolie qu’un tel prolongement n’aurait pu mener à autre chose qu’à de vaines causeries où rien n’aurait passé du plaisir nerveux de l’émotion passagère, semblables aux premières chaleurs du printemps par l’impression qu’elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant à l’ami, il ne fallait pas qu’il fût trop dupe des promesses, plus grisantes qu’aucune qu’il eût jamais entendue, proférées par ces femmes, qui, parce qu’elles ressentent avec tant de force la douceur d’un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse ignorées des créatures normales, un chef-d’œuvre attendrissant de grâce et de bonté, et n’ont plus rien à donner d’elles-mêmes après qu’un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas à l’exaltation qui la dicte ; et la finesse d’esprit qui les avait amenées alors à deviner toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d’en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goûter un de ces « moments musicaux » qui sont si brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied
mes snow-boots, que j’avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que c’était peu élégant, j’éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme n’était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La princesse revint vers moi. « Oh ! quelle bonne idée, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invités s’empressaient autour de moi pour s’enquérir où j’avais pu trouver ces merveilles. « Grâce à cela, vous n’aurez rien à craindre, même s’il reneige et si vous allez loin ; il n’y a plus de saison », me dit la princesse.
— Oh ! à ce point de vue, Votre Altesse Royale
peut se rassurer, interrompit la dame d’honneur d’un air fin, il ne reneigera pas.
— Qu’en savez-vous, madame ? demanda aigrement
l’excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d’honneur.
— Je peux l’affirmer à Votre Altesse Royale, il ne
peut pas reneiger, c’est matériellement impossible.
— Mais pourquoi ?
— Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour
cela : on a jeté du sel ! La naïve dame ne s’aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l’amiral Jurien de la Gravière : « D’ailleurs qu’importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de
Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n’aboutissant qu’à la mélancolie,
parce qu’elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire à l’hôtel de M. de Charlus. Nous pouvons à notre choix nous livrer à l’une ou l’autre de deux forces, l’une s’élève de nous-même, émane de nos impressions profondes ; l’autre nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une joie, celle que dégage la vie des créateurs. L’autre courant, celui qui essaye d’introduire en nous le mouvement dont sont agitées des personnes extérieures, n’est pas accompagné de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tourne vite à l’ennui, à la tristesse, d’où le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d’états nerveux qui peuvent aller jusqu’au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j’étais en proie à cette seconde sorte d’exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle que j’avais eue dans d’autres voitures, une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d’où j’avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martainville ; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m’offrait une allée d’arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j’avais devant les yeux de l’esprit, c’étaient ces conversations qui m’avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l’empereur d’Allemagne, sur le général Botha et l’armée anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués d’une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief à ce qu’ils ont dit, à ce qu’ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de café qui l’a servi, je m’émerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment même, d’avoir dîné avec quelqu’un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l’accent allemand du prince, l’histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l’admiration intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique. Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m’avaient paru bêtes (par exemple sur Frans Hals qu’il aurait fallu voir d’un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle n’était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus, parce qu’elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons, à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l’utilité et de l’agrément, choses dont nous l’aurions crue à jamais dénuée, il n’y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain qu’on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m’avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d’un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu’elle m’avait
cités étaient, il faut l’avouer, d’une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu’un homme nouveau, où il a fait apparaître dans l’évolution une espèce littéraire encore inconnue, douée d’organes plus complexes. Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser. Des « pensées », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l’album du château, suivre leur signature d’une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d’un ton suppliant : « Votre nom, mon cher, mais pas de pensée ! » Or, c’étaient ces « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de la Légende des Siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient touchantes, et déjà autour d’elles, sans que la forme eût encore la profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait inassimilables à ces vers qu’on peut découvrir dans un Corneille, par exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut d’autant plus, n’a point pourtant pénétré jusqu’aux sources physiques de la vie, modifié l’organisme inconscient et généralisable où s’abrite l’idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu’ici dans les derniers recueils d’Hugo. Des premiers, certes, c’était seulement d’une part infime que s’ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l’habitude d’être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d’avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d’Automne, et je l’envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d’un bout à l’autre, et ne retrouvai la paix que quand j’aperçus tout d’un coup, m’attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m’avait cités Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu’on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.
À ce point de vue, si le monde n’avait pu au premier
moment répondre à ce qu’attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper d’abord par ce qu’il avait de commun avec tous les mondes plutôt que par ce qu’il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s’orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément. À supposer que l’aristocrate le plus modéré par ses aspirations ait fini par rattraper l’époque où il vit, sa mère, ses oncles, ses grand’tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd’hui. Dans la chambre mortuaire d’un mort d’aujourd’hui, Mme de Guermantes n’eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu’il y a une cérémonie particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont Bloch eût cru sans doute que l’usage était réservé aux enterrements, à cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus d’obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore enfant, il l’avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son précieux « Arbre généalogique », d’anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par un sentiment où l’amour ardent de l’art jouait peut-être un moindre rôle et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de leur conversation, qui eût été pour lui — car l’affamé n’a pas besoin d’un autre affamé — un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage : des cravates à la Saint-Joseph, des enfants voués au bleu, etc., et qu’on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant : « C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. À cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son hilarité devant les mots « vatique », « cosmique », « pythique », « suréminent », qu’employait Saint-Loup, — de même que devant ses meubles de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que
j’avais pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que j’avais entendues chez Mme de Guermantes m’étaient étrangères. Entrées un instant en moi, qui n’en étais que physiquement possédé, on aurait dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient impatientes d’en sortir… Je m’agitais dans la voiture, comme une pythonisse. J’attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi-même une sorte de prince X…, de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et j’essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où d’ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-même, où je me répétais tout ce que j’allais lui narrer et ne pensais plus guère à ce qu’il pouvait avoir à me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit entrer, et que j’étais d’ailleurs trop agité pour regarder. J’avais un tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison dormait peut-être et qu’il me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de m’apercevoir qu’il y avait vingt-cinq minutes que j’étais, qu’on m’avait peut-être oublié, dans ce salon, dont, malgré cette longue attente, j’aurais tout au plus pu dire qu’il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de parler n’empêche pas seulement d’écouter, mais de voir, et dans ce cas l’absence de toute description du milieu extérieur est déjà une description d’un état interne. J’allais sortir du salon pour tâcher d’appeler quelqu’un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusqu’aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaïqué, un valet de chambre entra, l’air préoccupé : « Monsieur le baron a eu des rendez-vous jusqu’à maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui l’attendent. Je vais faire tout mon possible pour qu’il reçoive monsieur, j’ai déjà fait téléphoner deux fois au secrétaire. »
— Non, ne vous dérangez pas, j’avais rendez-vous
avec monsieur le baron, mais il est déjà bien tard, et, du moment qu’il est occupé ce soir, je reviendrai un autre jour.
— Oh ! non, que monsieur ne s’en aille pas, s’écria
le valet de chambre. M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me rappelai ce que j’avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à fait dire de lui comme du prince de Conti qu’il cherchait à plaire aussi bien au valet qu’au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu’il demandait une espèce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après les avoir parcourus du regard, il disait : « Coignet, le bougeoir ! » ou : « Ducret, la chemise ! », c’est en ronchonnant d’envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d’être distingué par le maître. Deux, même, lesquels s’exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur à l’autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une commission au baron, s’il était monté plus tôt, dans l’espoir d’être investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S’il adressait directement la parole à l’un d’eux pour quelque chose qui ne fût pas du service, bien plus, si, l’hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes : « Couvrez-vous », les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause de la grâce qui lui avait été faite. J’attendis encore dix minutes et, après m’avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m’introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité de son frère Guermantes, mais déjà la porte s’était ouverte, je venais d’apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d’un chapeau haut de forme « huit reflets » sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je m’approchai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout d’un instant je lui demandai, comme on ferait à un médecin mal élevé, s’il était nécessaire que je restasse debout. Je le fis sans méchante intention, mais l’air de colère froide qu’avait M. de Charlus sembla s’aggraver encore. J’ignorais, du reste, que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l’habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à l’un du feu, offrait à l’autre un cigare, puis au bout de quelques instants disait : « Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que c’était de lui que leur venait la permission de s’asseoir. « Mettez-vous dans le siège Louis XIV », me répondit-il d’un air impérieux et plutôt pour me forcer à m’éloigner de lui que pour m’inviter à m’asseoir. Je pris un fauteuil qui n’était pas loin. « Ah ! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV ! je vois que vous êtes instruit », s’écria-t-il avec dérision. J’étais tellement stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m’en aller comme je l’aurais dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. « Monsieur, me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus impertinents d’une double paire de consonnes, l’entretien que j’ai condescendu à vous accorder, à la prière d’une personne qui désire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j’avais espéré mieux ; je forcerais peut-être un peu le sens des mots, ce qu’on ne doit pas faire, même avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que j’avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que « bienveillance », dans son sens le plus efficacement protecteur, n’excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s’était séparé de moi à Balbec, j’esquissai un geste de dénégation. « Comment ! s’écria-t-il avec colère, et en effet son visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d’écume et de bave, vous prétendez que vous n’avez pas reçu mon message — presque une déclaration — d’avoir à vous souvenir de moi ? Qu’y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir ? »
— De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
— Ah ! répondit-il d’un air méprisant, les jeunes
Français connaissent peu les chefs-d’œuvre de notre pays. Que dirait-on d’un jeune Berlinois qui ne connaîtrait pas la Walkyrie ? Il faut d’ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d’œuvre-là vous m’avez dit que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu’en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, d’un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous n’avez même pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de myosotis de l’église de Balbec. Y avait-il une manière plus limpide de vous dire : « Ne m’oubliez pas ! »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique,
et qui répugnait, l’emportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eût dit Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise ; pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorât ses haines, on sentait que, même s’il y avait tantôt de l’orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d’assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire et n’en était pas moins supérieur de cent coudées à son frère, sa belle-sœur, etc., etc.
— Comme dans les Lances de Vélasquez, continua-t-il,
le vainqueur s’avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être noble, puisque j’étais tout et que vous n’étiez rien, c’est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce n’est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j’ai eue envers vous me sera comptée, je l’espère, et de n’avoir fait que sourire de ce qui pourrait être taxé d’impertinence, s’il était à votre portée d’en avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées ; mais enfin, monsieur, de tout cela il n’est plus question. Je vous ai soumis à l’épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilité et qu’il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l’ivraie. Je vous reprocherais à peine de l’avoir subie sans succès, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c’est la conclusion que je prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre, j’entends être à l’abri de vos inventions calomniatrices. » Je n’avais pas songé jusqu’ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par un propos désobligeant qu’on lui eût répété ; j’interrogeai ma mémoire ; je n’avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l’avait fabriqué de toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n’avais absolument rien dit de lui. « Je ne pense pas que j’aie pu vous fâcher en disant à Mme de Guermantes que j’étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit monter sa voix jusqu’aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec douceur la note la plus aiguë et la plus insolente : « Oh ! monsieur, dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle, et comme s’enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous accusant d’avoir dit que nous étions « liés ». Je n’attends pas une très grande exactitude verbale de quelqu’un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu’à un charmant sourire, je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions liés ! Quant à vous être vanté de m’avoir été présenté, d’avoir causé avec moi, de me connaître un peu, d’avoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir être un jour mon protégé, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous l’ayez fait. L’extrême différence d’âge qu’il y a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette présentation, ces causeries, cette vague amorce de relations étaient pour vous, ce n’est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de l’avoir divulgué, mais de n’avoir pas su le conserver. J’ajouterai même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu’il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m’a paru tellement inouï de votre part à vous, qui m’aviez semblé bien élevé et d’une bonne famille bourgeoise (sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d’impertinence), que j’eus la naïveté de croire à toutes les blagues qui n’arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d’adresses. Je reconnais que c’était de ma part une grande naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu’un bœuf pût voler plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne vous a pas plu, il n’en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne fût-ce que par considération pour mon âge, m’écrire. J’avais conçu pour vous des choses infiniment séduisantes que je m’étais bien gardé de vous dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c’est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours écrire. Moi à votre place, et même dans la mienne, je l’aurais fait. J’aime mieux à cause de cela la mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont égales, et j’ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l’ai jamais fait. (Sa tête était tournée dans l’ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je vous disais que j’ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c’est à moi de m’éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de croire que les hommes ont du cœur, de la politesse, ou seulement l’intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je me rappelle que c’est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c’était vrai — car maintenant cela va cesser de l’être — je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c’est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en d’autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
— Monsieur, je vous jure que je n’ai rien dit qui
pût vous offenser.
— Et qui vous dit que j’en suis offensé ? s’écria-t-il
avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il parlait d’habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, était centuplée, comme l’est un forte, si, au lieu d’être joué au piano, il l’est à l’orchestre, et de plus se change en un fortissime. M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu’il soit à votre portée de m’offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu’à mes augustes orteils ? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je n’avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l’effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d’un sentiment que j’ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J’aurais pu au moins, à défaut du sentiment inconnu, mêler à l’orgueil, si je m’étais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l’idée de folie ne me vint même pas à l’esprit. Il n’y avait en lui, selon moi, que de l’orgueil, en moi il n’y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majesté qu’accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à l’égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint plus. D’un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je m’acharnai à le disloquer entièrement, j’arrachai la coiffe, déchirai en deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour m’en aller, j’ouvris la porte. Des deux côtés d’elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets de pied qui s’éloignèrent lentement pour avoir l’air de s’être trouvés là seulement en passant pour leur service. (J’ai su depuis leurs noms, l’un s’appelait Burnier et l’autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me proposer. Elle était invraisemblable ; trois autres me le semblèrent moins : l’une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre lesquels pouvant avoir besoin d’aide (mais pourquoi ?), il jugeait nécessaire d’avoir un poste de secours voisin ; l’autre, qu’attirés par la curiosité, ils s’étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je sortirais si vite ; la troisième, que toute la scène que m’avait faite M. de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé d’écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un « nunc erudimini » dont chacun ferait son profit.
Ma colère n’avait pas calmé celle du baron, ma sortie
de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant qu’un instant auparavant, en parlant de « ses augustes orteils », il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. « Allons, me dit-il, ne faites pas l’enfant, rentrez une minute ; qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c’est que je vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu’on remplaça par un autre.
— Si vous voulez me dire, monsieur, qui m’a perfidement
calomnié, dis-je à M. de Charlus, je reste pour l’apprendre et confondre l’imposteur.
— Qui ? ne le savez-vous pas ? Ne gardez-vous pas
le souvenir de ce que vous dites ? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de m’avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret ? Et croyez-vous que je vais manquer à celui que j’ai promis ?
— Monsieur, c’est impossible que vous me le disiez ?
demandai-je en cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à qui j’avais pu parler de M. de Charlus.
— Vous n’avez pas entendu que j’ai promis le secret à
mon indicateur, me dit-il d’une voix claquante. Je vois qu’au goût des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins l’intelligence de profiter d’un dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
— Monsieur, répondis-je en m’éloignant, vous m’insultez,
je suis désarmé puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n’est pas égale ; d’autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je n’avais rien dit.
— Alors je mens ! s’écria-t-il d’un ton terrible, et
en faisant un tel bond qu’il se trouva debout à deux pas de moi.
— On vous a trompé.
Alors d’une voix douce, affectueuse, mélancolique,
comme dans ces symphonies qu’on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du premier morceau. « C’est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son œuvre. Je ne peux plus me dégager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces mots, il m’avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet de pied entra. « Apportez à boire, et dites d’atteler le coupé. » Je dis que je n’avais pas soif, qu’il était bien tard et que d’ailleurs j’avais une voiture. « On l’a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour qu’on vous ramène… Si vous craignez qu’il ne soit trop tard… j’aurais pu vous donner une chambre ici… » Je dis que ma mère serait inquiète. « Ah ! oui, vrai ou faux, le propos a fait son œuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri trop tôt ; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec, elle n’a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de Charlus n’avait pas été détruite, il n’aurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait même l’air de redouter l’instant de me quitter et de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa belle-sœur et cousine Guermantes m’avait paru éprouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire prolonger une minute. « Malheureusement, reprit-il, je n’ai pas le don de faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu’il n’est pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo : « Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe. »
Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui
dis, tout à fait au hasard, combien je le trouvais beau. « N’est-ce pas ? me répondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, c’est qu’elles ont été faites pour les sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent le même motif décoratif qu’eux. Il n’existait plus que deux demeures où cela soit ainsi : le Louvre et la maison de M. d’Hinnisdal. Mais naturellement, dès que j’ai voulu venir habiter dans cette rue, il s’est trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n’avait jamais vu puisqu’il n’est venu ici que pour moi. En somme, c’est bien. Ça pourrait peut-être être mieux, mais enfin ce n’est pas mal. N’est-ce pas, il y a de jolies choses : le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi d’Angleterre, par Mignard. Mais qu’est-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non ? Ah ! C’est qu’on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d’un air soit d’impertinence à l’endroit de mon incuriosité, soit de supériorité personnelle et de n’avoir pas demandé où on m’avait fait attendre. Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous atteint d’une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous entendez : Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale, « la joie après l’orage », exécutés non loin de nous, au premier étage sans doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on jouait cela et qui étaient les musiciens. « Eh bien ! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C’est joli, n’est-ce pas, me dit-il d’un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l’influence et l’accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme un poisson d’une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et condamnation », ajouta-t-il d’un air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je m’en allasse. « Vous m’excuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes façons m’obligeraient à le faire, me dit-il. Désireux de ne plus vous revoir, il n’importe peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j’ai fort à faire. » Cependant, remarquant que le temps était beau : « Eh bien ! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j’irai regarder au Bois après vous avoir reconduit. Comment ! vous ne savez pas vous raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils, me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu’à mes oreilles comme les doigts d’un coiffeur. Ah ! ce serait agréable de regarder ce « clair de lune bleu » au Bois avec quelqu’un comme vous », me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l’air triste : « Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l’être plus que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l’épaule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. » J’aurais dû penser qu’il me trouvait tel encore. Je n’avais qu’à me rappeler la rage avec laquelle il m’avait parlé, il y avait à peine une demi-heure. Malgré cela j’avais l’impression qu’il était, en ce moment, sincère, que son bon cœur l’emportait sur ce que je considérais comme un état presque délirant de susceptibilité et d’orgueil. La voiture était devant nous et il prolongeait encore la conversation. « Allons, dit-il brusquement, montez ; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations. C’est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j’aurais juré que M. de Charlus, ennuyé de s’être oublié tout à l’heure et craignant de m’avoir fait de la peine, n’eût pas été fâché de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d’un moment : « Allons bon ! dit-il, voilà que j’ai oublié le principal. En souvenir de madame votre grand-mère, j’avais fait relier pour vous une édition curieuse de Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d’être la dernière. Il faut s’en consoler en se disant qu’on liquide rarement en un jour des affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de Vienne. »
— Mais je pourrais la faire chercher sans vous
déranger, dis-je obligeamment.
— Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec
colère, et ne pas avoir l’air grotesque de considérer comme peu de chose l’honneur d’être probablement (je ne dis pas certainement, car c’est peut-être un valet de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit : « Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le silence éternel de l’accord de dominante ! » C’est pour ses propres nerfs qu’il semblait redouter son retour immédiatement après d’âcres paroles de brouille. « Vous ne vouliez pas venir jusqu’au Bois », me dit-il d’un ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu’il me sembla, non pas parce qu’il ne voulait pas me l’offrir, mais parce qu’il craignait que son amour-propre n’essuyât un refus. « Eh bien voilà, me dit-il en traînant encore, c’est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l’amour-propre) et où il convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse d’Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m’arrêta, et prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse : « Ah ! monsieur, vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n’ai rien à voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j’avoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c’est étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc de Guastalla. La demande m’étonna, car le duc de Guastalla n’a nul besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu’il est mon cousin et me connaît de tout temps ; c’est le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le jour de l’an. Mais, informations prises, il ne s’agissait pas de mon parent, mais d’un fils de la personne qui vous intéresse. Comme il n’existe pas de princesse de ce nom, j’ai supposé qu’il s’agissait d’une pauvresse couchant sous le pont d’Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d’Iéna, comme on dit la Panthère des Batignolles ou le Roi de l’Acier. Mais non, il s’agissait d’une personne riche dont j’avais admiré à une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l’agent de change de mon secrétaire, l’argent procure tant de choses. Mais non ; c’est l’Empereur, paraît-il, qui s’est amusé à donner à ces gens un titre précisément indisponible. C’est peut-être une preuve de puissance, ou d’ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c’est un fort mauvais tour qu’il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin je ne puis vous donner d’éclaircissements sur tout cela, ma compétence s’arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur, de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n’a rien à voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est inaccessible. »
— C’est vraiment très beau, monsieur, à l’hôtel de
la princesse de Guermantes.
— Oh ! ce n’est pas très beau. C’est ce qu’il y a de
plus beau ; après la princesse toutefois.
— La princesse de Guermantes est supérieure à la
duchesse de Guermantes ?
— Oh ! cela n’a pas de rapport. (Il est à remarquer
que, dès que les gens du monde ont un peu d’imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixée.)
La duchesse de Guermantes (peut-être en ne
l’appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse, très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s’imaginer qu’était la princesse de Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu’elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l’incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d’Esther !
— On ne peut pas les visiter ?
— Mais non, il faudrait être invité, mais on n’invite
jamais personne à moins que j’intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l’avoir jeté, l’appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés chez moi. « Mon rôle est terminé, monsieur ; j’y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie comme j’ai fait. Que l’exemple actuel vous serve d’enseignement. Ne le négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu’on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu’il y a des choses qu’on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs et sans avoir besoin d’être treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans les Trois Mousquetaires. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l’idée d’aller
voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit un brusque mouvement comme s’il voulait se reprendre. Mais j’avais déjà transmis l’ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j’allai sonner à ma porte, sans avoir plus pensé que j’avais affaire à M. de Charlus, relativement à l’empereur d’Allemagne, au général Botha, des récits tout à l’heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s’envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le
jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu’il y avait oubliée. Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne ; je fus plus coupable d’avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement étalée et qui, c’était ma seule excuse, avait l’air de s’offrir à moi.
- « Cher ami et cousin,
« J’espère que la santé va toujours bien et qu’il en
est de même pour toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n’ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du cœur ont aussi leur poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D’ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu’au fond de la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie n’est qu’une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton étonnement j’en suis certain, est maintenant la poésie que j’aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l’oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables qui l’ont assez fatiguée car elle a vu jusqu’à trois médecins. Le jour de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on n’en fera certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu’un long sanglot. Je m’amuse énormément à la motocyclette dont j’ai appris dernièrement. Que diriez-vous, mes chers amis, si j’arrivais ainsi à toute vitesse aux Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l’ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos ignorants pays. Aussi c’est avec plaisir que j’enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d’Alfred de Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de l’ignorance qui mène fatalement jusqu’au crime. Je ne vois plus rien à te dire et tanvoye comme le pélican lassé d’un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu’à ta femme à mon filleul et à ta sœur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d’elle : Et Rose elle n’a vécu que ce que vivent les roses, comme l’a dit Victor Hugo, le sonnet d’Arvers, Alfred de Musset, tous ces grands génies qu’on a fait à cause de cela mourir sur les flammes du bûcher comme Jeanne d’Arc. À bientôt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux d’un frère.
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente
quelque chose d’inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m’avait amené à imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d’être victime d’une mauvaise farce machinée par quelqu’un qui eût voulu me faire jeter à la porte d’une demeure où j’irais sans être invité, quand, environ deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l’apparence ne m’avait averti de rien d’extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte : « La princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le ***. » Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n’était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques m’avaient appris que le titre de prince n’est pas supérieur à celui de duc. Puis je me disais que l’intelligence d’une femme du monde ne peut pas être d’une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le prétendait M. de Charlus, et d’une essence si hétérogène à celle d’une autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu’il pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce qu’elle voyait ; ce qu’elle voyait, c’est-à-dire ce que lui montrait le nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le « signe » mathématique ou esthétique qui l’affecte, m’avait toujours évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la Cour d’Angleterre, de la reine d’Écosse, de la duchesse d’Aumale ; et je me figurais l’hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable que j’y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m’avait dites
avaient donné un vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l’avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l’avaient aiguillée vers la cousine d’Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que parce qu’il s’y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu’il ne faisait rien, n’écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d’une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c’est d’eux et de leur spectacle qu’il tirait la matière de sa conversation, il n’était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l’égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux ; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu’ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l’extrême Nord un aliment assimilable.
À quoi j’ajouterai que ces tableaux que M. de
Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était
placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur « l’inaccessible palais d’Aladin » qu’habitait sa cousine ne suffisent pas à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs,
dont j’aurai à parler, dans les grossissements artificiels, il n’en reste pas moins qu’il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par conséquent différence entre eux.
Comment d’ailleurs en serait-il autrement ? L’humanité
que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au prince Frédéric-Charles. On s’ennuie à dîner parce que l’imagination est absente, et, parce qu’elle nous y tient compagnie, on s’amuse avec un livre. Mais c’est des mêmes personnes qu’il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d’elle qu’auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres. Il n’en reste pas moins que ces différences subsistent. Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables, mais si j’avais besoin d’un service, elle jetait pour l’obtenir avec efficacité tout ce qu’elle possédait de crédit, sans rien ménager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n’eût jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de cela, n’eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d’obtenir un verre de cidre, non prévu dans l’ordonnance des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir, de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu’on m’eût causé et incapable du moindre effort pour m’être utile ? D’autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l’esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Les formes d’esprit sont si variées, si opposées, non seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu’il n’y a pas que Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement. Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d’actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d’esprit, me paraissaient les seules qu’on aurait dû dire. Et j’étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était stupide et avait l’esprit ouvert à toutes les choses qu’elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d’elle, la duchesse me disait : « C’est cela que vous appelez une bonne femme, c’est ce que j’appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l’aurore déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j’étais loin de Mme de Guermantes, et qu’une dame différente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort au-dessous de nous : « Oriane ne s’intéresse au fond à rien, ni à personne », et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire) : « Oriane est snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d’Arpajon et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m’eût été impossible de répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l’autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la
princesse de Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme, dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince, préjugés que d’ailleurs le duc et la duchesse ne s’étaient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considérer comme plus invraisemblable encore que m’eût invité cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait une scène parce qu’il n’avait pas eu à table la place à laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition en matière d’histoire et de généalogie, il était seul à connaître. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. « Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne s’occupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin », étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant frémir en regardant la carte d’invitation à laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de m’avoir été envoyée par un mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes
n’avaient pas été à Cannes, j’aurais pu tâcher de savoir par eux si l’invitation que j’avais reçue était véritable. Ce doute où j’étais n’est pas même dû, comme je m’en étais un moment flatté, au sentiment qu’un homme du monde n’éprouverait pas et qu’en conséquence un écrivain, appartînt-il en dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin d’être bien « objectif » et de peindre chaque classe différemment. J’ai, en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la notation d’incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait passer la carte d’invitation de la princesse. « Georges et moi (ou Hély et moi, je n’ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions si fort d’être admis dans le salon de Mme Delessert, qu’ayant reçu d’elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de nous assurer que nous n’étions pas les dupes de quelque poisson d’avril. » Or le narrateur n’est autre que le comte d’Haussonville (celui qui épousa la fille du duc de Broglie), et l’autre jeune homme qui « de son côté » va s’assurer s’il n’est pas le jouet d’une mystification est, selon qu’il s’appelle Georges ou Hély, l’un ou l’autre des deux inséparables amis de M. d’Haussonville, M. d’Harcourt ou le prince de Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse
de Guermantes, j’appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d’aller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n’étaient pas encore rentrés ; je guettai d’abord d’une petite pièce, que je croyais un bon poste de vigie, l’arrivée de la voiture. En réalité j’avais fort mal choisi mon observatoire, d’où je distinguai à peine notre cour, mais j’en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me divertit un moment. Ce n’est pas à Venise seulement qu’on a de ces points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C’est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c’est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées, qu’on dirait, planté sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D’ailleurs l’extrême proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre, où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille à figure, à peine distincte dans l’ombre, de sorcière ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l’hôtel de Guermantes on n’avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l’étrange point trigonométrique où je m’étais placé et où le regard n’était arrêté par rien jusqu’aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente, l’hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. Jusqu’à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince qu’elle ne cachait rien, et faisait penser à ces jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s’élancent isolées au pied d’une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s’il avait été séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l’hôtel de Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même plaisir qu’à voir, dans un paysage de Turner ou d’Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, à différents degrés d’altitude du Saint-Gothard. Mais de ce « point de vue » où je m’étais placé, j’aurais risqué de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l’après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l’escalier, d’où l’ouverture de la porte cochère ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans l’escalier que je me postai, bien que n’y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l’éloignement et en train de nettoyer, les beautés alpestres de l’hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur l’escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu’il est préférable d’en retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d’abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je sus qu’ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothèque. Au moment où j’y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l’air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père, mais d’un aspect plus timide et qui, m’adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l’autre répondit avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le téléphone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilité d’homme d’affaires. Et ce pouvait d’ailleurs être un homme d’affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards modestes de là-bas. « Vous verrez Oriane tout à l’heure, me dit le duc quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l’heure lui apporter les épreuves de son étude sur les monnaies de l’Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a préféré s’habiller d’abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu’au moment d’aller dîner. Nous sommes déjà encombrés d’affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où nous allons fourrer cette photographie. Mais j’ai une femme trop aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c’était gentil de demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces grands maîtres de l’Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car je vous disais Malte, c’est Rhodes, mais c’est le même Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s’intéresse à cela que parce que Swann s’en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette histoire ; même encore aujourd’hui, mon frère que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l’Ordre de Malte. Mais j’aurais parlé de tout cela à Oriane, elle ne m’aurait seulement pas écouté. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c’est inouï la rage des gens d’une religion à étudier celle des autres) l’aient conduit à l’Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des Templiers, pour qu’aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan, rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme jusqu’ici Swann ne s’est pas occupé d’eux, Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j’étais venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l’air aimable, tenait à la main une canne. Je craignis d’abord qu’elle ne fût blessée ou infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc d’un cousin germain à lui — pas du côté Guermantes, mais plus brillant encore s’il était possible — dont l’état de santé, très atteint depuis quelque temps, s’était subitement aggravé. Mais il était visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant : « Pauvre Mama ! c’est un si bon garçon », portait un diagnostic favorable. En effet le dîner auquel devait assister le duc l’amusait, la grande soirée chez la princesse de Guermantes ne l’ennuyait pas, mais surtout il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et d’Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien d’Osmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que l’état du cousin Mama ne laissait plus d’espoir. Après avoir haussé les épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause de l’état d’Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s’étaient décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent les convives, le frère du roi Théodose, l’infante Marie-Conception, etc. Comme le marquis d’Osmond était leur parent à un degré moins proche qu’il n’était de Basin, leur « défection » parut au duc une espèce de blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs de l’hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d’alpiniste, Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux sœurs) reprirent la route escarpée de leur faîte. Je n’ai jamais pensé à demander aux Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la paroisse comme leur domaine et n’aimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due à l’usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval qu’il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de l’humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la canne nécessaire. Peut-être n’étaient-elles pas parties, dans le quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles n’allaient pourtant pas jusqu’à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander à sa femme de s’informer si sa cousine m’avait réellement invité. Je venais d’effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n’aimaient pas rendre. Le duc me dit qu’il était trop tard, que si la princesse ne m’avait pas envoyé d’invitation, il aurait l’air d’en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une fois, et qu’il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l’air de se mêler de leurs listes, « de s’immiscer », enfin qu’il ne savait même pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n’être pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse les listes de la princesse étaient certainement closes. « Vous n’êtes pas mal avec elle », me dit-il d’un air soupçonneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu’on ne cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait l’habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler peu aimables : « Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l’idée lui en venait brusquement à l’esprit, j’ai même envie de ne pas dire du tout à Oriane que vous m’avez parlé de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguée après dîner, il n’y aura plus d’excuse, elle sera forcée d’aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout à l’heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous décidez à aller à la soirée je n’ai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs d’humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne s’incline pas devant eux, qu’il les croie sincères ou non ; je ne voulus pas avoir l’air de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si j’avais été dupe de la petite comédie que m’avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s’il croyait que j’avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria. « Mais non, me dit-il d’un air de connaisseur ; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n’est pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des titres qu’on croyait éteints et qu’on a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg, altesses étrangères, mais n’espérez pas l’ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre supposition.
» Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je
vous montre un superbe tableau que j’ai acheté à mon cousin, en partie en échange des Elstir, que décidément nous n’aimions pas. On me l’a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c’est encore plus grand. Voulez-vous ma pensée ? Je crois que c’est un Vélasquez et de la plus belle époque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaître mon impression, soit pour l’accroître. Un valet de pied entra. « Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n’est pas encore prête.
— Faites entrer M. Swann », dit le duc après avoir
regardé et vu à sa montre qu’il avait lui-même quelques minutes encore avant d’aller s’habiller. « Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n’est pas prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s’il est invité. Gilbert l’aime beaucoup, parce qu’il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c’est toute une histoire. (Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s’aggrave de l’affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu’il devait, plus que tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire, il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu’il avait envoyé chez le cousin d’Osmond était revenu. En effet le plan du duc était le suivant : comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la mort, c’est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la certitude officielle qu’Amanien était encore vivant, il ficherait le camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s’il avait trépassé dans la soirée. « Non, monsieur le duc, il n’est pas encore revenu. — Cré nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses qu’à la dernière heure », dit le duc à la pensée qu’Amanien avait eu le temps de « claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander le Temps où il n’y avait rien. Je n’avais pas vu Swann depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou n’avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de changé ; c’était seulement qu’il était en effet très « changé », parce qu’il était très souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l’âge qu’il avait. Nos existences sont en réalité, par l’hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s’il y avait vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie pour l’humanité en général, il y en a une pour les familles en particulier, c’est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent.) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de sa femme, associait à ce qu’il était ce qu’il avait été. Serré dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d’une forme évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut, car je croyais qu’après si longtemps il ne m’aurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon étonnement ; il l’accueillit avec des éclats de rire, un peu d’indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c’était mettre en doute l’intégrité de son cerveau ou la sincérité de son affection que supposer qu’il ne me reconnaissait pas. Et c’est pourtant ce qui était ; il ne m’identifia, je l’ai su longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu’il me dit, ne trahirent la découverte qu’une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d’ailleurs cette spontanéité dans les manières et ces initiatives personnelles, même en matière d’habillement, qui caractérisaient le genre des Guermantes. C’est ainsi que le salut que m’avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n’était pas le salut froid et raide de l’homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d’une amabilité réelle, d’une grâce véritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu’à vous sourire la première avant que vous l’eussiez saluée si elle vous rencontrait), par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C’est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui, était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d’habitude, mais parce que c’était (à ce qu’il disait) beaucoup moins salissant, en réalité parce que c’était fort seyant. « Tenez, Charles, vous qui êtes un grand connaisseur, venez voir quelque chose ; après ça, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit ; du reste je pense qu’Oriane ne va pas tarder. » Et il montra son « Vélasquez » à Swann. « Mais il me semble que je connais ça », fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est déjà une fatigue. « Oui, dit le duc rendu sérieux par le retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l’avez probablement vu chez Gilbert.
— Ah ! en effet, je me rappelle.
— Qu’est-ce que vous croyez que c’est ?
— Eh bien, si c’était chez Gilbert, c’est probablement
un de vos ancêtres, dit Swann avec un mélange d’ironie et de déférence envers une grandeur qu’il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais dont il ne voulait, par bon goût, parler qu’en « se jouant ».
— Mais bien sûr, dit rudement le duc. C’est Boson,
je ne sais plus quel numéro, de Guermantes. Mais ça, je m’en fous. Vous savez que je ne suis pas aussi féodal que mon cousin. J’ai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez ! » dit le duc en attachant sur Swann un regard et d’inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la fois de lire dans sa pensée et d’influencer sa réponse. « Enfin, conclut-il, car, quand on l’amenait à provoquer artificiellement une opinion qu’il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques instants, de croire qu’elle avait été spontanément émise ; voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit d’un des grands pontifes que je viens de dire ?
— Nnnnon, dit Swann.
— Mais alors, enfin moi je n’y connais rien, ce n’est
pas à moi de décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en la matière, à qui l’attribuez-vous ? Vous êtes assez connaisseur pour avoir une idée. À qui l’attribuez-vous ? » Swann hésita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse : « À la malveillance ! » répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmée : « Vous êtes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l’attendez tous les deux. » Je causai un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé contre lequel il n’y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se laisseraient discuter. D’ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères.
— Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai,
on m’avait dit qu’il était antisémite.
— Oh ! celui-là, je n’en parle même pas. C’est au
point que, quand il était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région, qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son château, où le feu avait pris, parce qu’il aurait fallu demander des pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
— Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui ?
— Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien
fatigué. Mais il m’a envoyé un pneumatique pour me prévenir qu’il avait quelque chose à me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir, cela m’agitera, j’aime mieux être débarrassé tout de suite de cela.
— Mais le duc de Guermantes n’est pas antisémite.
— Vous voyez bien que si puisqu’il est antidreyfusard,
me répondit Swann, sans s’apercevoir qu’il faisait une pétition de principe. Cela n’empêche pas que je suis peiné d’avoir déçu cet homme — que dis-je ! ce duc — en n’admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
— Mais enfin, repris-je en revenant à l’affaire
Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente.
— Oui, elle est charmante. À mon avis, du reste,
elle l’a été encore davantage quand elle s’appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu’est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d’une autre race, on n’a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang. Naturellement ils croient que cela n’est pour rien dans leur opinion.
— Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ?
— Ah ! tant mieux, d’autant plus que vous savez
que sa mère est très contre. On m’avait dit qu’il l’était, mais je n’en étais pas sûr. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m’étonne pas, il est très intelligent. C’est beaucoup, cela.
Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté
extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n’était qu’honorable pour lui, puisqu’il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d’où l’avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d’un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l’antidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fît trouver bête n’était pas plus étonnant que, quand il s’était marié, il l’eût trouvée intelligente. Il n’était pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traité d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre (c’était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau, qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornély. « Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. « Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu’au bout. Quelle différence avec Clémenceau ! Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui, on se rend compte que Barrès n’a pas d’os ! C’est un très grand bonhomme que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue ! » D’ailleurs les antidreyfusards n’auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu’on fût dreyfusiste parce qu’on était d’origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision, c’était qu’il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle était avant tout contre les « calotins ». Saniette était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l’on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme Verdurin et était membre de la Patrie française, c’est qu’il était plus intelligent. « Vous le voyez quelquefois ? » dis-je à Swann en parlant de Saint-Loup.
— Non, jamais. Il m’a écrit l’autre jour pour que je
demande au duc de Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du reste passé comme une lettre à la poste.
— Malgré l’Affaire !
— On n’a pas soulevé la question. Du reste je vous
dirai que, depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute
prête, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d’autruche teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge. « Comme c’est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse à qui rien n’échappait. D’ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l’air d’entendre, considérait la duchesse comme il eût fait d’une toile de maître et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire : « Bigre ! » Mme de Guermantes éclata de rire. « Ma toilette vous plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu’elle ne me plaît pas beaucoup, continua-t-elle d’un air maussade. Mon Dieu, que c’est ennuyeux de s’habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi ! »
— Quels magnifiques rubis !
— Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que
vous vous y connaissez, vous n’êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s’ils étaient vrais. Je dois dire que je n’en ai jamais vu d’aussi beaux. C’est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu’aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait celles du duc.
— Qu’est-ce qu’il y a chez la princesse ? demanda Swann.
— Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la
question de Swann avait fait croire qu’il n’était pas invité.
— Mais comment, Basin ? C’est-à-dire que tout le
ban et l’arrière-ban sont convoqués. Ce sera une tuerie à s’assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d’un air délicat, si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J’ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris.
— Quel genre de femme est la princesse ? demandai-je.
— Mais vous savez déjà, puisque vous l’avez vue
ici, qu’elle est belle comme le jour, qu’elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de cœur et de gaffes. Swann était trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à « faire de l’esprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d’anciens mots d’elle. Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu’il comprenait son intention d’être drôle et comme si elle l’avait réellement été, il sourit d’un air un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d’insincérité, la même gêne que j’avais autrefois à entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu’ils savaient très bien qu’était plus grande celle qui régnait à Montjouvain), Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes délicates qu’il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d’un public riche ou chic, mais illettré. « Voyons, Oriane, qu’est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bête ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon. »
— Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un
enfant qui vient de naître. Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m’énerve. Mais je reconnais, du reste, que c’est une charmante loufoque. D’abord cette seule idée d’être descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu’elle l’a choisi ! Ah ! mais c’est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idée : il a autrefois pris le lit parce que j’avais mis une carte à Mme Carnot… Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l’histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n’avez pas envoyé la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j’aime par vous et avec qui j’ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n’avait pas cessé de regarder sa femme fixement : « Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s’adressant à Swann, que l’ambassadrice d’Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d’impairs, avait eu l’idée assez baroque de nous inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane, assez surpris, d’autant plus que l’ambassadrice connaissait assez les mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe l’éponge, nous n’avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis. Seulement c’était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
— Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les
semaines à Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
— Je m’excuse d’interrompre pour vous dire que
j’ai envoyé la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu’on ne vous l’ait pas donnée.
— Ça ne m’étonne qu’à moitié, dit la duchesse. Mes
domestiques ne me disent que ce qu’ils jugent à propos. Ils n’aiment probablement pas l’Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. « Vous savez, Oriane, que quand j’allais dîner à Chantilly, c’était sans enthousiasme. »
— Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit
pour si le prince vous demandait de rester à coucher, ce qu’il faisait d’ailleurs rarement, en parfait mufle qu’il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui nous dînons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes à son mari.
— En dehors des convives que vous savez, il y aura,
invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. À cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l’ennui. « Ah ! mon Dieu, encore des princes. »
— Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
— Mais tout de même pas complètement, répondit
la duchesse en ayant l’air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée. Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout à fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en ont aucune, ils passent la première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à nous les resservir. Il faut absolument qu’ils disent que ceci a été bien joué, que cela a été moins bien joué. Il n’y a aucune différence. Tenez, ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m’a demandé comment ça s’appelait, un motif d’orchestre. Je lui ai répondu, dit la duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres rouges : « Ça s’appelle un motif d’orchestre. » Eh bien ! dans le fond, il n’était pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir c’est peut-être tout aussi ennuyeux puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Un laquais parut. C’était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. « Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d’Osmond ? » demanda-t-il.
— Mais jamais de la vie, rien avant demain matin !
Je ne veux même pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n’aurait qu’à venir vous donner des nouvelles et vous dire d’aller nous chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de cœur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu’on prenait à son insu, en se cachant d’elle, duquel elle était irritée et jalouse. « Non, Basin, qu’il reste ici, qu’il ne bouge pas de la maison, au contraire. »
— Mais, Oriane, c’est absurde, tout votre monde
est là, vous aurez en plus, à minuit, l’habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j’aime mille fois mieux l’expédier loin d’ici.
— Écoutez, Basin, laissez-moi, j’aurai justement
quelque chose à lui faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez surtout pas d’ici d’une minute, dit-elle au valet de pied désespéré. S’il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n’était pas le concierge ; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d’ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu’on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s’il n’y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de la franc-maçonnerie, du péril juif, etc… Un valet de pied entra. « Pourquoi ne m’a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules, qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d’Osmond, est-il revenu ? »
— Il arrive à l’instant, M. le duc. On s’attend d’un
moment à l’autre à ce que M. le marquis ne passe.
— Ah ! il est vivant, s’écria le duc avec un soupir
de soulagement. On s’attend, on s’attend ! Satan vous-même. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, nous dit le duc d’un air joyeux. On me le peignait déjà comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
— Ce sont les médecins qui ont dit qu’il ne passerait
pas la soirée. L’un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c’était inutile. M. le marquis devrait être mort ; il n’a survécu que grâce à des lavements d’huile camphrée.
— Taisez-vous, espèce d’idiot, cria le duc au comble
de la colère. Qu’est-ce qui vous demande tout ça ? Vous n’avez rien compris à ce qu’on vous a dit.
— Ce n’est pas à moi, c’est à Jules.
— Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant
vers Swann : « Quel bonheur qu’il soit vivant ! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est vivant après une crise pareille. C’est déjà une excellente chose. On ne peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un petit lavement d’huile camphrée. » Et le duc, se frottant les mains : « Il est vivant, qu’est-ce qu’on veut de plus ? Après avoir passé par où il a passé, c’est déjà bien beau. Il est même à envier d’avoir un tempérament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins qu’on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m’a fait un gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais justement à cause de cela, j’en ai tant pris que je l’ai encore sur l’estomac. Cela n’empêche qu’on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui. »
— Eh bien ! dit la duchesse au valet de pied qui
se retirait, j’avais demandé qu’on montât la photographie enveloppée que m’a envoyée M. Swann.
— Madame la duchesse, c’est si grand que je ne
savais pas si ça passerait dans la porte. Nous l’avons laissé dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte ?
— Eh bien ! non, on aurait dû me le dire, mais si
c’est si grand, je le verrai tout à l’heure en descendant.
— J’ai aussi oublié de dire à madame la duchesse
que Mme la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.
— Comment, ce matin ? dit la duchesse d’un air
mécontent et trouvant qu’une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin.
— Vers dix heures, madame la duchesse.
— Montrez-moi ces cartes.
— En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie
a eu une drôle d’idée d’épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation première, c’est vous qui avez une singulière façon d’écrire l’histoire. Si quelqu’un a été bête dans ce mariage, c’est Gilbert d’avoir justement épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les Hesse, et de la branche aînée. C’est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s’adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
— Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas
que cette personne qui était major de tous les régiments de son pays, qu’on fiançait au roi de Suède…
— Oh ! Oriane, c’est trop fort, on dirait que vous
ne savez pas que le grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l’Europe.
— Ça m’empêche pas que si on disait dans la rue :
« Tiens, voilà le roi de Suède », tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit : « Voilà M. de Guermantes », personne ne sait qui c’est.
— En voilà une raison !
— Du reste, je ne peux pas comprendre comment,
du moment que le titre de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prétendre.
Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse
Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Alléguant qu’elle n’en avait pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait corné l’enveloppe qui portait le nom : La comtesse Molé. Comme l’enveloppe était assez grande, selon le format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette « carte », écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d’une carte de visite ordinaire. « C’est ce qu’on appelle la simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu’elle n’avait pas de cartes et montrer son originalité. Mais nous connaissons tout ça, n’est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre l’esprit d’une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle peut étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu’elle en sait autant qu’elle sur ce chapitre-là. » Swann ne put s’empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans « l’esprit des Guermantes » quelque réponse impertinente à l’égard de la visiteuse. « Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane… », reprit le duc, à qui la duchesse coupa la parole, sans écouter.
— Mais mon petit Charles, je m’ennuie après votre
photographie.
— Ah ! extinctor draconis labrator Anubis, dit
Swann.
— Oui, c’est si joli ce que vous m’avez dit là-dessus
en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi Anubis.
— Comment est celui qui est ancêtre de Babal ?
demanda M. de Guermantes.
— Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de
Guermantes d’un air sec pour montrer qu’elle méprisait elle-même ce calembour. Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle.
— Écoutez, Charles, descendons en attendant que
la voiture soit avancée, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant qu’elle n’aura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient à vrai dire, ajouta-t-il d’un air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutôt mourir.
— Je suis tout à fait de votre avis, Basin, dit la
duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant.
— Je vous ai répété cent fois comment le titre était
entré dans la maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais à celles que Swann me rapportait à Combray), par le mariage d’un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c’est même plutôt ce titre de prince de Hesse qui est entré dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre était celui des ducs de Brabant : « Limbourg à qui l’a conquis », jusqu’à ce que nous ayons échangé les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et l’exemple des Gramont n’est pas pour me faire changer d’avis.
— Mais, répondit Mme de Guermantes, comme
c’est le roi des Belges qui l’a conquis… Du reste, l’héritier de Belgique s’appelle le duc de Brabant.
— Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas
debout et pèche par la base. Vous savez aussi bien que moi qu’il y a des titres de prétention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupé par un usurpateur. Par exemple, le roi d’Espagne se qualifie précisément de duc de Brabant, invoquant par là une possession moins ancienne que la nôtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de Milan. Or, il ne possède pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possède moi-même ce dernier, ni que ne le possède le prince de Hesse. Le roi d’Espagne ne se proclame pas moins roi de Jérusalem, l’empereur d’Autriche également, et ils ne possèdent Jérusalem ni l’un ni l’autre. » Il s’arrêta un instant, gêné que le nom de Jérusalem ait pu embarrasser Swann, à cause des « affaires en cours », mais n’en continua que plus vite : « Ce que vous dites là, vous pouvez le dire de tout. Nous avons été ducs d’Aumale, duché qui a passé aussi régulièrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison d’Albert. Nous n’élevons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nôtre et qui devint fort régulièrement l’apanage de la maison de La Trémoille, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-sœur porte le titre de prince d’Agrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La Trémoille celui de prince de Tarente. Or Napoléon a donné ce titre de Tarente à un soldat, qui pouvait d’ailleurs être un fort bon troupier, mais en cela l’empereur a disposé de ce qui lui appartenait encore moins que Napoléon III en faisant un duc de Montmorency, puisque Périgord avait au moins pour mère une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoléon Ier n’avait de Tarente que la volonté de Napoléon qu’il le fût. Cela n’a pas empêché Chaix d’Est-Ange, faisant allusion à notre oncle Condé, de demander au procureur impérial s’il avait été ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fossés de Vincennes.
— Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de
vous suivre dans les fossés de Vincennes, et même à Tarente. Et à ce propos, mon petit Charles, c’est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C’est que nous avons l’intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait différent ! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous m’avez souvent raconté sur les souvenirs de la conquête normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu’un voyage comme ça deviendrait, fait avec vous ! C’est-à-dire que même Basin, que dis-je, Gilbert ! en profiteraient, parce que je sens que jusqu’aux prétentions à la couronne de Naples et toutes ces machines-là m’intéresseraient, si c’était expliqué par vous dans de vieilles églises romanes, ou dans des petits villages perchés comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Défaites l’enveloppe, dit la duchesse à un valet de pied.
— Mais, Oriane, pas ce soir ! vous regarderez cela
demain, implora le duc qui m’avait déjà adressé des signes d’épouvante en voyant l’immensité de la photographie.
— Mais ça m’amuse de voir cela avec Charles », dit
la duchesse avec un sourire à la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son désir d’être aimable pour Swann, elle parlait du plaisir qu’elle aurait à regarder cette photographie comme de celui qu’un malade sent qu’il aurait à manger une orange ou comme si elle avait à la fois combiné une escapade avec des amis et renseigné un biographe sur des goûts flatteurs pour elle. « Eh bien, il viendra vous voir exprès, déclara le duc, à qui sa femme dut céder. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais où allez-vous mettre un joujou de cette dimension-là ?
— Mais dans ma chambre, je veux l’avoir sous les
yeux.
— Ah ! tant que vous voudrez, si elle est dans votre
chambre, j’ai chance de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser à la révélation qu’il faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports conjugaux.
— Eh bien, vous déferez cela bien soigneusement,
ordonna Mme de Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par amabilité pour Swann). Vous n’abîmerez pas non plus l’enveloppe.
— Il faut même que nous respections l’enveloppe,
me dit le duc à l’oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis qu’un pauvre mari bien prosaïque, ce que j’admire là dedans c’est que vous ayez pu trouver une enveloppe d’une dimension pareille. Où avez-vous déniché cela ?
— C’est la maison de photogravures qui fait souvent
ce genre d’expéditions. Mais c’est un mufle, car je vois qu’il a écrit dessus : « la duchesse de Guermantes » sans « madame ».
— Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse,
qui, tout d’un coup paraissant frappée d’une idée qui l’égaya, réprima un léger sourire, mais revenant vite à Swann : Eh bien ! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous ?
— Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
— Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance.
Vous avez été avec elle à Venise et à Vicence. Elle m’a dit qu’avec vous on voyait des choses qu’on ne verrait jamais sans ça, dont personne n’a jamais parlé, que vous lui avez montré des choses inouïes, et même, dans les choses connues, qu’elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été plus favorisée que nous… Vous prendrez l’immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la comtesse Molé. Swann éclata de rire. « Je voudrais tout de même savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d’avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible. »
— Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y
tenez, mais d’abord vous voyez que je suis très souffrant.
— Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n’avez
pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. À ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. « Allons, Oriane, à cheval », dit le duc qui piaffait déjà d’impatience depuis un moment, comme s’il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient. « Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
— Mais, ma chère amie, c’est que je serai mort
depuis plusieurs mois. D’après les médecins que j’ai consultés, à la fin de l’année le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la
duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
— Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant,
répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu’ici. Mais comme vous me l’avez demandé et que maintenant je peux mourir d’un jour à l’autre… Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu’il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et qu’il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d’apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant : « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n’a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s’écria : « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient à ce qu’on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint-Euverte. »
Mme de Guermantes s’avança décidément vers la
voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. »
— Mais, mon ami, répondit doucement la duchesse,
gênée de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu… puisque nous sommes en retard…
— Mais non, nous avons tout le temps. Il n’est que
moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu’est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D’ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu’ils n’arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. « Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs. »
— Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué
les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.
— Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus
élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :
— Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces
bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !